Devenir et rester enseignant ?,  Numéro 28

S’attaquer aux dilemmes de métier pour préserver la qualité du travail

La dégradation des conditions d’exercice dans l’Éducation nationale est patente et s’aggrave. Si la rémunération des enseignants est pointée comme une des causes importantes de la désaffection du métier, c’est loin d’être la seule.

Le sentiment accru d’une insatisfaction constante au travail

En octobre 2019, le SNES-FSU a soumis aux personnels de son champ de syndicalisation, un questionnaire sur les conditions de travail et l’exercice de leur métier. Parmi les objectifs de cette enquête, il s’agissait de disposer d’une mesure plus vaste et d’un contenu plus précis de ces plaintes relatives à la dégradation des métiers que les militant-e-s percevaient sur leur lieu de travail comme dans les réunions ou stages qu’ils animaient. La dénonciation des conditions de travail et des effectifs chargés en particulier, était saillante, comme on pouvait s’y attendre mais l’expression de la perte de sens et d’une fatigue excessive croissante paraissaient plus nouvelle et préoccupante par son ampleur. 7700 enseignants de toutes les académies et de toutes les disciplines ont répondu. Premier élément marquant, plus de 86 % des enseignants de collèges et plus de 93 % des enseignants de lycée déclaraient avoir vu leur temps de travail augmenter par rapport à ces dernières années. Face à l’accroissement de la charge de travail, la grande majorité disait avoir réagi en augmentant le temps qu’ils ou elles y consacraient et bien peu avaient fait le choix, de laisser des tâches de côté, de les faire plus vite ou de manière moins approfondie. En dépit de cette hausse du temps consacré au travail, plus de 75 % indiquaient être débordés au moins plusieurs jours par semaine et ne pas parvenir à faire tout ce qu’ils avaient à faire. 77 % des répondants se déclaraient assez d’accord ou tout à fait d’accord avec l’affirmation : « j’ai le sentiment d’une perte de sens de mon métier » ; et 82 % faisaient les mêmes choix pour la proposition : « J’ai le sentiment de perdre la main sur mon métier du fait de l’accumulation des injonctions »[1]https://www.snes.edu/ma-carriere/sante-et-securité/grande-enquete-métier-résultats/.

Une charge de travail qui s’accroit au point de ne pas pouvoir en venir à bout de manière satisfaisante, des injonctions qui conduisent à éparpiller son activité, voilà le quotidien d’un trop grand nombre d’enseignants. L’application d’un management néo-libéral dans la fonction publique n’est pas récente mais elle se traduit aujourd’hui dans l’Éducation nationale par des prescriptions et une mise en ordre des pratiques qui laissent peu de place à l’activité de conception du métier d’enseignant. La généralisation et la multiplication des évaluations standardisées interrogent. Ainsi après le développement des évaluations nationales en CP, CE1 et bientôt CM1 et CM2, les collégiens doivent se soumettre à Ev@lang , une épreuve d’anglais, organisée pour la première fois en 3ème en 2022, et devront aussi passer des évaluations nationales en français en 4ème, en mathématiques en 4ème et 3ème, en plus de celles de 6ème et de seconde.

Que faire, face à cet encadrement des pratiques ?

Le travail mené par le SNES-FSU dans le cadre du secteur métier, permet de mieux saisir combien est profond le sentiment éprouvé par les collègues que leur métier leur échappe. Depuis les années 2000, le SNES s’est préoccupé des premiers signes du malaise enseignant et des évolutions des métiers dans l’Éducation nationale. Ceci a débouché sur une convention de recherche[2]Jean-Luc Roger et Danielle Ruelland, Le travail sur le travail, un instrument d’action personnel et collectif par les personnels de l’Éducation nationale, Rapport de recherche, septembre 2009. En ligne : https://www.snes.edu/IMG/pdf/RapportCnamSnes2009imp.pdf avec l’équipe de psychologie du travail et de clinique de l’activité, dirigée par Yves Clot au sein du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) du CNAM. Le SNES-FSU a poursuivi l’expérience après le dispositif de recherche, conscient que ses missions syndicales nécessitaient de rechercher d’autres moyens d’action pour protéger la santé des personnels et restaurer les collectifs de pairs pour leur permettre de reprendre la main sur leurs métiers malmenés[3]Alice Cardoso et Catherine Remermier, Prendre soin du travail, une exigence pour l’activité syndicale et la défense des métiers, Agone, 2018..

Depuis 2010, se sont opérationnalisés dans les académies, des groupes d’enseignants, de psychologues de l’Éducation nationale, de CPE, de professeurs documentalistes, volontaires qui choisissent de « discuter métier » avec leurs pairs.

Des dispositifs pour mettre les personnels au travail sur leur métier et débattre des dilemmes rencontrés

Pour faire discuter les professionnels sur leur métier, il ne suffit pas de réunir un groupe et de laisser les propos s’échanger, sauf à courir le risque de discours très généraux, restant en périphérie de ce qui fait vraiment problème dans l’exercice quotidien.

En effet si l’activité réalisée par les professionnels est déjà bien différente de l’activité prescrite dans les fiches de postes, l’activité réelle contient les traces des choix faits dans l’action et de la satisfaction ou de l’insatisfaction qu’ils génèrent.

L’activité réelle contient toutes les activités empêchées, suspendues, contrariées, interdites qui accompagnent, en situation, la décision de s’y prendre de telle ou telle façon. Il arrive de plus en plus souvent que les décisions prises laissent beaucoup d’insatisfaction, le sentiment de ne pas avoir pu faire valoir ce que l’on considère comme les critères d’un travail « bien fait »[4]Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, Le prix du travail bien fait, La Découverte, 2021.. Ces critères ne sont pas uniquement personnels mais dépendent aussi de ce que le milieu professionnel a pu élaborer au fil du temps comme moyen de faire face aux directives, tout en conservant la main sur la qualité de son travail. Quand il est privé des ressources du collectif de pairs qui peut remettre en débat les manières de répondre aux prescriptions, le professionnel s’isole, se culpabilise et peut finir par se rendre malade. Le travail mené au sein des groupes métiers du SNES-FSU vise donc d’une part la relégitimation des personnels en leur faisant prendre conscience que ce qui les atteint ne vient pas d’une insuffisance personnelle mais des conséquences d’une organisation du travail ignorant délibérément la réalité des métiers et d’autre part la restauration de fonctionnements collectifs de travail[5]Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, PUF, 2017, 2ème édition..

De ces discussions, émergent des ressources pour reprendre collectivement la main sur des manières de faire, face aux prescriptions, voire pour tracer des lignes rouges sur ce qui ne peut ou ne doit pas se faire, au nom de la revendication d’un travail de qualité. Le collectif présent dès lors dans chacun des personnels légitime et donne force à leurs pratiques.

Différents de « l’analyse de pratiques », ces dispositifs font le choix de ne pas recourir à des analyses expertes ou surplombantes donnant des avis sur les « bonnes pratiques » mais plutôt de miser sur le détail des activités mises en œuvre afin de mettre à jour l’ensemble des dilemmes et des intentions qui prévalent à leur tentative de résolution et d’en faire des sujets de débats[6]Quelques exemples de sujets d’échanges : https://pratiquesprofessionneles.blog.snes.edu/category/le-travail-vivant/.

L’introduction d’une évaluation qui percute l’activité des enseignants de collège en anglais : l’exemple d’Ev@lang, comme illustration des échanges sur le métier dans des collectifs de l’académie de Toulouse.

L’épreuve Ev@lang, élaborée par une agence sans consultation des enseignants concernés, n’avait pas été présentée en amont et s’est imposée dans chaque établissement. Les enseignants n’avaient pour seule tâche que de vérifier le bon fonctionnement matériel de l’épreuve, dont ils ont découvert le contenu en même temps que leurs élèves. Celle-ci comportait des exercices sur la compréhension de texte mais également sur le lexique et la grammaire que les IPR ont pourtant écartés pendant longtemps en tant qu’activités pédagogiques spécifiques.

Au sein du groupe d’enseignants de langues de Toulouse, les échanges ont pu faire émerger des questions qui leur ont permis de redécouvrir la complexité des activités mises en œuvre dans la préparation et la correction des évaluations.

Avant le test : Comment présenter aux élèves une évaluation « officielle » dont le contenu n’est pas connu et dont l’utilité pour les enseignants reste obscure et déconnectée des pratiques ? Faut-il préparer les élèves au test, par exemple en travaillant lexique et grammaire de manière ciblée au détriment de la production orale et à l’inverse d’une décennie de prescriptions émanant de l’inspection ? Prendre du temps d’enseignement pour familiariser les élèves avec l’aspect formel de l’évaluation ou les laisser seuls face à un outil d’évaluation qui leur est étranger ?

Pendant le test : Si les enseignants font le choix par souci d’équité de ne pas aider les élèves butant devant des modalités inhabituelles de consignes et de réponse, ne les exposent-ils pas au risque de ne pas pouvoir déployer leurs connaissances et de biaiser les résultats ?

Après le test : S’il faut rendre à l’issue du test un document officiel établissant les compétences acquises (A1, A2, B1) alors qu’elles ne correspondent pas, parfois, au niveau apprécié par le professeur, n’y a-t-il pas rupture de la relation de l’enseignant avec sa classe, particulièrement sensible au moment des évaluations ? Quelles conséquences cela peut-il avoir pour l’élève[7]Questionnements et réflexions publiés dans Le bulletin syndical de l’Académie de Toulouse, n° 385, juin juillet 2022 (En ligne : https://toulouse.snes.edu/IMG/pdf/t_1626_bs_snes_no385.pdf) et n° 388, janvier-février 2023, p. 8/12 (URL : https://toulouse.snes.edu/IMG/pdf/t_1744_bs_snes_-_no388_bd.pdf.)) ?

Les discussions suivantes ont fait émerger également la question de la pertinence de ce type d’évaluations, alors que le Conseil d’Évaluation de l’École[8]Conseil d’évaluation de l’École, Renforcer la cohérence des évaluations des acquis des élèves, février 2022., dans une recension des recherches sur l’évaluation, souligne l’effet « teach to tests » des évaluations standardisées et le peu de pérennité des acquisitions ciblées grâce à ces méthodes. A été également soulignée la perte de sens pour les enseignants comme pour les élèves. Ainsi un enseignant du groupe peut-il dire : « Ce qui est étonnant, c’est la docilité à faire passer un truc auquel on ne croit pas. Est-ce pour qu’on le valide ? Est-ce pour dire à ceux qui sont vraiment mauvais : « Vous n’avez pas réussi » ; est-ce que c’est ça ? Les gamins, ils sont braves, ils font ce qu’on leur dit ! Mais il faut voir comme nous aussi, on est braves. Pour moi, ça devient insupportable. C’est pas possible qu’on continue comme ça. ». D’autres dilemmes de métier ont pu être abordés. Par exemple, faut-il s’impliquer dans la passation de l’épreuve puisque la qualification du professeur n’y est pas sollicitée ou tenter de retourner le dispositif en prenant appui sur les résultats, pour exiger des groupes de soutien aux élèves en difficulté, le débat reste encore ouvert.

Mais chacun peut ressortir de ces échanges, en ayant écarté la culpabilité ressentie en amont et avec le sentiment que résister à ce qu’on veut imposer aux enseignants et tenter de reprendre la main collectivement sur le travail, est possible. Au-delà du travail sur les évaluations standardisées, de nombreuses autres questions sont abordées dans ces groupes métiers qui ont pu déboucher sur des actions en direction de l’administration : les dédoublements en langues, les épreuves du Bac en français, l’enseignement à distance pendant le Covid, l’impact du numérique sur les pratiques professionnelles, les élèves en retard et les absences, etc.

Pour conclure…

On pourrait s’attendre à ce que le MENJ devant la baisse de performance et le peu d’attractivité du métier d’enseignant, accepte enfin de prendre en compte l’expertise de ceux qui travaillent et de mettre en débat ce que peut recouvrir la notion de « travail bien fait ». Évidemment les critères des décideurs ne sont pas ceux des professionnels, mais pourquoi cette « coopération conflictuelle » qui a pu s’engager dans certains milieux professionnels à la demande des directions[9]Jean-Yves Bonnefond, Agir sur la qualité du travail, l’expérience de Renault-Flins, Érès, 2019., n’est-elle pas possible dans l’Éducation nationale ? La politique qui prévaut repose sur une vision idéologique étroite, déréalisée qui méprise les personnels et leur expérience et dissimule derrière un discours creux sa volonté de ne pas investir dans l’École ! De nombreux indices tendent à montrer que ces décideurs s’inscrivent dans la ligne d’un taylorisme appliqué aux activités de conception, quitte à faire perdre au travail tout son sens et même toute son efficacité. Garder collectivement la main sur la qualité du métier d’enseignant, en s’appuyant sur la mise en discussion des dilemmes de métier, voilà un moyen pour s’opposer à ces régressions et œuvrer pour une École de la réussite !

Ont collaboré à cet article les membres du groupe métier national du SNES-FSU :

Sylvie Amici,
PsyEN, académie de Créteil

Laetitia Benoit,
Professeure de lettres, académie de Créteil

Carine Daudignon,
Professeure d’histoire et géographie, académie de Toulouse

Blanche Dufaux,
Professeure d’anglais, académie de Toulouse

Yannick Lefebvre,
Professeur d’histoire et géographie, académie de Reims
Responsable du secteur métier du SNES-FSU

Claire Richet,
Professeur documentaliste, académie de Nantes

Catherine Remermier,
PsyEN membre de l’équipe clinique de l’activité CRTD Cnam

Notes[+]