Devenir et rester enseignant ?,  Géraldine Farge,  Numéro 28

Comprendre les manières d’être au métier des enseignant·es par l’analyse des transformations des parcours et du travail

Alors que les métiers de l’enseignement font face à des difficultés de recrutement et que la problématique des démissions d’enseignant·es prend de l’ampleur, cet article s’intéresse aux transformations dans les parcours sociaux et scolaires des enseignant·es ainsi que celles qui concernent le travail prescrit et la manière dont les enseignant·es le perçoivent.

Introduction

Dans cet article, nous nous intéressons aux manières d’investir les métiers de l’enseignement, qui se sont transformées sous l’effet de plusieurs facteurs. D’une part, les parcours sociaux et scolaires des enseignant·es ont changé, créant de nouvelles attentes et de nouveaux rapports au travail, des transformations dans les parcours des enseignant·es et dans le travail prescrit en envisageant les voies d’accès contemporaines aux métiers de l’enseignement puis les modalités variables d’exercice du métier repérées dans des recherches récentes.

Qui devient enseignant·e aujourd’hui ? La diversification relative des voies d’accès à l’enseignement

Comment devient-on enseignant·e aujourd’hui ? Au terme de quels parcours ? Les voies d’accès à l’enseignement, envisagées ici avant tout pour ce qui concerne la période récente, représentent autant de manières d’être socialisé·e à ses métiers. Commençons par préciser que les projets des candidat·es à l’enseignement sont souvent clairement orientés soit vers le premier degré, soit vers le second : pour les étudiant·es, en particulier, enseigner dans les écoles, ou dans les collèges et les lycées n’est pas équivalent, et les désirs de changements de degré en cours de carrière sont peu fréquents.

Pour devenir enseignant·e, il faut détenir un niveau d’études régulé par l’État. Depuis 2008, les enseignant·es doivent détenir un diplôme de niveau master pour espérer être titularisé·es dans la fonction publique. Cela représente d’une part un allongement du temps d’études requis si l’on adopte une perspective de temps long, en particulier pour les enseignant·es du premier degré qui ont vu le niveau d’études demandé pour exercer leur métier augmenter de plusieurs années en quelques décennies. Cela a eu pour effet de rapprocher les enseignant·es du premier degré des cadres du point de vue des niveaux d’études : alors qu’elles et ils restent classé·es dans les nomenclatures INSEE parmi les « professions intermédiaires » (alors que les certifié·es et les agrégé·es sont parmi les « cadres et professions intellectuelles supérieures »), les jeunes professeur·es des écoles sont désormais plus proches des cadres du public que des professions intermédiaires de ce secteur du point de vue du temps d’études.

D’autre part, depuis les années 1990, s’observe moins un allongement qu’une intensification de l’expérience étudiante préparatoire à l’entrée dans le métier. En effet, par suite de la création des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) en 1989, les candidat·es à l’enseignement (professeur·es des écoles et certifié·es) devaient détenir une licence (bac+3) puis réaliser deux ans de formation en IUFM. S’ils et elles réalisaient alors déjà de facto cinq années de formation, la « masterisation » a représenté un alourdissement du coût d’entrée dans le métier puisque les candidat·es à l’enseignement doivent décrocher un master (avec des connaissances et compétences précises à valider), en plus de la préparation du concours et, pour ceux qui suivent un master Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation (MEEF), de la formation au métier et des stages en établissement scolaire.

De plus, ce temps d’études à la fois plus long et plus intense a des effets en matière de socialisation professionnelle. Tout d’abord, les jeunes enseignant·es qui entrent dans le métier, titulaires d’un bac+5 et fort·es de la charge symbolique que représente, encore aujourd’hui, la réussite du concours, revendiquent souvent une expertise fondée sur leurs connaissances théoriques et didactiques, expertise qui se consolide au cours des premières années et qui prend place aux côtés d’une forte motivation pour le métier que les longues années d’études ont eu le temps de consolider. Cependant, ils et elles ont aussi souvent eu davantage d’occasions de faire l’expérience de l’ordinaire du travail, dans le cadre de leurs stages. Une partie des enseignements reçus en formation leur apparaissent alors en décalage avec leurs observations de terrain ou avec le vécu d’enseignant·es expérimenté·es, ce qui apparaît comme un important facteur de déstabilisation dans les premières années.

Ces changements dans la socialisation professionnelle des enseignant·es s’articulent avec des changements dans leur socialisation familiale. En effet, les origines sociales des enseignant·es ont eu tendance à s’élever au fil des cohortes. Entre enseignant·es du premier et du second degré les origines sociales se sont rapprochées alors qu’historiquement les enseignant·es du secondaire étaient d’origine plus petite-bourgeoise que les enseignants du primaire, d’extraction plus populaire. Toutefois, les professeur·es des écoles restent d’origines sociales plus populaires que les professeurs du secondaire, y compris parmi les cohortes les plus récemment entrées dans l’enseignement.

Les profils des enseignant·es se sont par ailleurs diversifiés. Alors que l’entrée dans le métier enseignant se fait majoritairement juste après les études, les entrées en seconde carrière sont notables chez les professeur·es des écoles et en augmentation. Auparavant, parmi les enseignant·es, les entrées en « seconde carrière » concernaient surtout les candidat·es au CAPET ou au CAPLP. De plus, il est aussi de plus en plus question, dans les recherches en cours, des enseignant·es contractuel·les qui étaient jusque-là traité·es de façon marginale par l’institution scolaire, sans être insignifiant·es pour autant d’un point de vue numérique. L’analyse d’une cohorte d’enseignant·es contractuel·es montrent qu’elles et ils quittent l’Éducation nationale dans des proportions importantes (un peu moins de la moitié de la cohorte) tandis qu’environ 30% d’entre elles et eux passent et obtiennent un concours et 12% sont titularisés en contrat à durée indéterminée (Delhomme 2019). Sans doute ces enseignant·es sont-ils et elles appelé·es à être de plus en plus étudié·es aux côtés des enseignant·es titulaires.

Devenir enseignant·e oui, mais pour exercer quels métiers ?

Ces dernières années, les rôles et les attentes vis-à-vis des enseignant·es ont eu tendance à se différencier et à devenir plus spécifiques en fonction des contextes de travail. Tout d’abord, la décentralisation des politiques éducatives et le développement des projets d’établissement ont accentué le besoin de s’adapter au type d’élèves accueillis. En outre, il est demandé aux enseignant·es de suivre individuellement les élèves, leur proposer des enseignements en fonction de leurs niveaux, s’investir dans les relations avec les familles. De plus, les métiers de l’enseignement, traditionnellement considérés comme centrés avant tout sur la classe (même si les enseignant·es travaillent bien souvent, de facto, la porte « entr’ouverte ») doivent désormais s’inscrire dans le cadre plus large de l’établissement. Le référentiel de compétences de 2013, de même que les grilles d’évaluation du protocole Parcours professionnels, carrières et rémunérations (PPCR) vont dans ce sens. Cela s’accompagne de nouvelles tâches telles que coordonner la mise en œuvre d’un dispositif pédagogique ou être enseignant·e-référent·e, sur lesquelles repose de façon plus systématique l’évaluation des enseignant·es. Comme pour d’autres métiers de la fonction publique, dans un contexte de « nouvelle gestion publique » de plus en plus d’instruments de management empruntés au secteur privé concernent désormais les métiers de l’enseignement. Il s’agit par exemple de la création ou du renforcement de l’encadrement intermédiaire, du recours accru (et en voie d’institutionnalisation) à la contractualisation, de la responsabilisation des agents publics face aux usagers, de l’accroissement des comptes à rendre (ce qui passe concrètement par des tâches d’écriture plus fréquentes), de l’individualisation des carrières etc. Les attentes envers les enseignant·es se sont précisées, notamment via la formalisation des compétences, tout en s’inscrivant dans des budgets plus contraints. Ainsi, ces changements se perçoivent-ils tant dans le travail prescrit (par le référentiel de compétences ou les programmes) que dans le travail réel (tâches effectivement réalisées, temps passé auprès des élèves ou des parents d’élèves, heures complémentaires rémunérées etc.).

Si certain·es enseignant·es accueillent ces nouvelles attentes avec enthousiasme, d’autres y voient une perte de sens par rapport à ce qu’ils et elles considèrent comme étant le cœur de leur métier. Enquête après enquête, les enseignant·es déclarent choisir ces métiers pour leur dimension humaine, leur utilité sociale ou le goût d’une discipline. Certes, enseignant·es du premier et du second degré se différencient dans leur rapport au métier (les enseignant·es du premier degré valorisent la polyvalence, placent le souci de l’enfant en raison prioritaire de leur choix d’orientation professionnelle, tandis que les enseignant·es du second degré se vivent toujours majoritairement comme des spécialistes disciplinaires), mais dans les deux cas, la logique vocationnelle conserve de la valeur dans les motivations, la revendication d’une vocation pouvant représenter un moyen de créer des liens de solidarité solides entre enseignant·es notamment lorsqu’il s’agit de faire face à des pressions, voire à des attaques, d’autres groupes sociaux (Kilic 2022).

En effet, les enseignant·es ressentent une forte dévalorisation de leur statut de la part de la société. Cela aussi émerge dans plusieurs enquêtes récentes. Le sentiment de dévalorisation sociale est très fort parmi les enseignant·es français·es, par comparaison avec d’autres pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE). Sans doute le niveau des salaires des enseignant·es français·es, faible par comparaison avec des diplômé·es de même niveau d’études à l’international, contribue-t-il à expliquer cette faible valorisation. Toutefois, d’autres facteurs peuvent être avancés. Leurs parcours d’études allongés s’accompagnent d’attentes plus élevées en termes de conditions de travail, au-delà du salaire. Il est aussi possible d’évoquer les difficultés liées à la stabilisation en poste. En effet, dans une recherche sur les représentations du métier en fonction des parcours d’emploi, nous avons montré que les longues années de mobilité géographique imposée, l’attente avant d’obtenir un poste stable, étaient statistiquement liées à l’expression de difficultés au travail, à d’autres facteurs contrôlés (Danner et al. 2020). Peut aussi entrer en compte la comparaison avec d’autres métiers. De quoi prendre un peu de recul avec l’idée selon laquelle les métiers de l’enseignement représentent pour les non-enseignant·es des conditions enviables. En outre, les manières d’être au métier se rapportent aussi à l’articulation du travail avec d’autres dimensions de la vie sociale qui touchent à la sphère privée. La profession exercée par les conjoints des enseignantes reste singulièrement distincte entre premier et second degré. Alors que les jeunes enseignantes du second degré sont plus souvent en couple avec un enseignant, les jeunes enseignantes du premier degré sont davantage en couple avec un cadre dans le privé ou un travailleur indépendant (Farges 2017). Dès lors, certaines comparaisons peuvent se produire, les enseignant·es ne bénéficiant pas de certains avantages dont bénéficient les salarié·es du privé, à niveau de diplôme équivalent.

Conclusion

Plusieurs rapports institutionnels, ainsi que plusieurs travaux de recherche ont mis au jour des difficultés à attirer suffisamment de candidat·es pour pourvoir les postes vacants dans l’Éducation nationale. Des recherches se sont aussi intéressées aux démissions d’enseignant·es, ou aux diverses manières de quitter la classe, et ont montré l’augmentation du phénomène mais aussi, dans nombre de cas, l’absence de distinction nette en matière de rapport au métier entre les enseignant·es en difficulté qui restent en classe et celles et ceux qui se réorientent professionnellement (Danner et al. 2019). Parmi les pistes d’explication, celle des décalages nombreux entre les parcours et les aspirations des enseignant·es et la réalité contemporaine du métier, dans la classe comme en dehors, est à explorer sérieusement pour espérer renverser la tendance.

Géraldine Farge
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Bourgogne,
Membre de l’IREDU (Institut de Recherche sur l’Éducation)
Chercheure associée au CRIS (Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales) à Sciences Po.

Bibliographie

Magali Danner, Géraldine Farges, Héloïse Fradkine, et Sandrine Garcia, « Quitter l’enseignement : un révélateur des transformations du métier dans le premier degré », Éducation et sociétés 43(1), p. 119–36. En ligne : https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2019-1-page-119.htm

Magali Danner, Géraldine Farges, Sandrine Garcia, Jean-François Giret, « L’exercice du Métier des professeurs des Écoles au prisme des contextes de travail et des parcours de vie », Éducation et Formations 101, p. 215–45 2020.

Bertrand Delhomme, « Les trajectoires professionnelles des contractuels : Entre emploi pérenne et cumul de CDD courts », in Rapport annuel sur l’état de la fonction publique, Paris, DGAFP, 2019, p. 231-253. En ligne : https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/ArchivePortailFP/www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/statistiques/rapports_annuels/2019/Rapport_annuel_FP-2019.pdf

Géraldine Farges, Les Mondes Enseignants. Identités et Clivages, PUF, Paris, 2017.

Aksel Kilic, L’école primaire, vue des coulisses : La culture professionnelle informelle des professeurs des écoles, PUF, 2022.