Des focalisations réductrices et des formatages multiples
La nostalgie de l’École d’antan est depuis longtemps une antienne, accompagnée le plus souvent par la problématique du déclin de l’École et de sa nécessaire « restauration » … Cela a pris de l’ampleur dans les années 1980 et s’est encore développé en ce début du XXIème siècle. La campagne présidentielle de cette année en a été l’illustration, aussi bien pour les savoirs (« les disciplines ») que pour les comportements (« la discipline »).
Cela est d’autant plus apparent que l’on va vers la droite, et a fortiori vers l’extrême droite. Le projet présidentiel de Marine Le Pen pour l’École a été explicitement présenté sous le signe de la « restauration, vitale pour l’avenir de notre pays et de notre civilisation », reposant sur « trois principes essentiels : restaurer l’efficacité du système éducatif, restaurer l’autorité du maître et de l’institution scolaire ».
Des focalisations réductrices
Et cela passerait avant tout par la restauration de matières dites fondamentales : « le français, les mathématiques et l’histoire de France ». Ce n’est pas le libellé classique en l’occurrence (« lire, écrire, compter »), mais un libellé « nationalisé » (« français » et « histoire de France »).
Valérie Pécresse, candidate pour « Les Républicains », propose, elle, « d’augmenter en primaire de deux heures par semaine l’enseignement du français, une heure par semaine celui de mathématiques. Cela permettrait d’arriver à 50% de français et 25 % de mathématiques en CP-CE1-CE2 ».
On le sait, lorsque les républicains ont pris le pouvoir lors de la troisième République, Jules Ferry a tenté d’inverser la hiérarchie entre les enseignements dits fondamentaux (et traditionnels) et les enseignements dits « seconds » ou « accessoires ». C’est précisément dans ces enseignements « accessoires » que réside pour Jules Ferry la rupture entre « l’ancien régime » et le « nouveau » (à savoir la République), une véritable révolution.
« Pourquoi tous ces ‘accessoires’ auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du ‘lire, écrire, compter’ ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau » (Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881).
On peut comprendre ainsi que l’arrêté du 18 juin 1887 limite en moyenne (pour l’ensemble des classes de l’élémentaire) à 17 heures 30 l’horaire dévolu au « lire, écrire, compter » c’est à dire à 58% des 30 heures d’enseignement hebdomadaires. Cette proportion d’un peu en-dessous de 60% réservée au « lire, écrire, compter » est restée à peu près stable depuis, que l’on soit à 27 heures d’enseignement hebdomadaires à partir du début des années 1970 ou à 24 heures d’enseignement hebdomadaires comme c’est le cas actuellement.
Si la mesure préconisée par la candidate du Parti « Les Républicains » était mise en place, ce serait donc une rupture historique de taille dont il faut mesurer l’importance mais qui ne va pas dans un sens « républicain », c’est le moins que l’on puisse dire.
On se souvient du « mantra » ressassé par Jean-Michel Blanquer tout au long de son ministère : « lire, écrire, compter, et le respect d’autrui ». Cette formule a été reprise de façon ostensible par Élisabeth Borne lors de sa déclaration de politique générale le 6 juillet dernier, avec un ajout « notre École, c’est celle qui conforte les savoirs fondamentaux : lire, écrire, compter, et le respect d’autrui en s’emparant des nouveaux savoirs comme le codage informatique ».
Il est manifestement réducteur de réduire les « fondamentaux » (à savoir ce qui peut être considéré comme fondamental) au « lire, écrire, compter ». C’est d’ailleurs ce qui apparaît dans l’intervention même de la nouvelle Première ministre dans son ajout : « en s’emparant des nouveaux savoirs ». Mais il est non moins réducteur de réduire les « fondamentaux » à ce qui peut apparaître avant tout comme des « langages » : « lire, écrire, compter » ou le « codage informatique ». Et il est réducteur aussi de réduire ceux-ci à certains « apprentissages premiers ». C’est pourtant ce qui arrive trop souvent ; et l’ex-ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer s’est notamment illustré dans ce domaine.
Par exemple, lorsque les résultats de l’enquête PIRLS ont été publiés en 2018, il est apparu que les élèves français étaient passés nettement sous la moyenne des pays comparables au nôtre pour les niveaux élevés de compréhension de lecture, mais que nous étions honorablement placés pour les deux premiers niveaux (ce qui montrait que nos élèves savaient « lire » au sens de « décoder » simplement les textes). Cela n’a pas empêché, à l’instar en particulier de Jean-Michel Blanquer, la focalisation sempiternelle sur les « apprentissages premiers » (lesquels offrent certes la possibilité d’engranger facilement des bénéfices politiques sur une base « populiste ») plutôt que porter l’attention sur ce qui plombe en réalité nos élèves : comment progresser aux niveaux 3 et 4, ceux de compréhension de l’écrit ?
Le formatage par le « roman national »
Parmi ceux qui se focalisent sur les « fondamentaux » (à leurs façons), il est remarquable que « l’histoire de France » soit mise en avant par la droite extrême (dans sa version « roman national », une expression qui a fait florès à partir des années 1990).
Certains ont ergoté sur les expressions différentes « récit national » ou « roman national » en arguant que toute histoire est sans doute un « récit » mais pas nécessairement un « roman » (lequel inclut une part de fictionnel délibéré). En tout cas, l’historien Ernest Lavisse a revendiqué délibérément une part de fictionnel dans l’enseignement de l’histoire à l’école primaire (« contes » et « légendes » assumés).
L’un des hommes politiques ayant le plus repris à son compte la formule du « roman national », à savoir Nicolas Sarkozy, l’a clairement mis en lumière en citant longuement Ernest Lavisse lui-même dans un colloque à l’intitulé caractéristique « L’identité française » organisé par le think-tank « France Fière » le 25 mai 2016 : « Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer les Gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroy de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes » (il s’agit d’un passage de l’article sur l’enseignement de l’histoire écrit par Ernest Lavisse dans le « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire » publié en 1887).
Et Nicolas Sarkozy conclut : « c’est cette poésie indissociable de l’identité française que nous devons faire connaître et aimer à tous les enfants de France ». Ernest Lavisse avait lui aussi conclu dans l’article cité : « l’imagination des élèves, charmée par des peintures et des récits, rendra leur raison enfantine plus attentive et plus docile ». On ne peut mieux mettre en valeur et en évidence cet état d’esprit de « formatage » et ce que peut signifier un certain retour de « l’autorité du maître » sur les élèves : « rendre leur raison enfantine plus docile ».
Le formatage par l’uniforme
Il y aurait encore beaucoup à dire en ce qui concerne ce type de « formatage » des élèves. Mais il ne faudrait surtout pas oublier voire occulter la voie « comportementale » qui peut être empruntée en l’occurrence. A cet égard, on ne saurait faire l’impasse sur les curieuses campagnes en faveur de la mise en uniforme des élèves, constamment réitérées depuis le début de ce XXIème siècle par des dirigeants politiques de droite ou d’extrême droite.
Là aussi, le plus souvent, cela se fait sous le label de la « restauration » en prétendant qu’il s’agit de revenir à une forme d’égalité républicaine perdue. En réalité, on est là en pleine légende historique. Il suffit de regarder les photos de classe d’époque – et il y en a des milliers sur Internet – pour constater de visu qu’il n’y a jamais eu d’uniformes dans le primaire public métropolitain et que si beaucoup d’élèves portaient des blouses, elles étaient disparates. Or c’était pourtant dans ces écoles communales qu’il y avait le plus de diversité socioculturelle et où aurait pu se poser le plus la question de « l’égalité » que l’on invoque comme raison supposée de l’imposition fantasmée d’uniformes ou de blouses uniformes.
Des uniformes scolaires (ou des blouses uniformes) ont été portés au contraire dans les établissements où il y avait une certaine sélection socio-culturelle : à savoir dans beaucoup des établissements privés, mais aussi dans certains établissements secondaires publics (généralement les plus huppés). Ces uniformes étaient avant tout un signe de distinction d’établissement (dans tous les sens du terme), la mise en avant d’une appartenance à une communauté sélectionnée. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que « l’égalité d’éducation » n’était pas le souci dominant en l’occurrence.
Ainsi, dès janvier 2015, le député UMP Bernard Debré (avec le concours d’une quarantaine de députés de droite, dont Éric Ciotti et Nicolas Dupont-Aignan) a déposé un projet de loi aux attendus significatifs (et erronés historiquement) : « L’École doit être le lieu où se forme le sentiment d’appartenance à notre communauté nationale et à la République française […] Le port d’une tenue commune dans les établissements scolaires du premier et du second degré doit redevenir la règle ».
Les attendus des nombreuses propositions de loi qui se sont succédées à ce sujet tout au long de ces vingt dernières années sont non moins significatifs : « patriotisme d’établissement », « sentiment d’appartenance », abolition dans les apparences des « différences sociales, religieuses et ethniques » , combat contre la « montée des communautarismes et le voile à l’école » : l’antienne du « retour à l’uniforme » qui serait une restauration d’une rassurante école d’antan républicaine relève de la supercherie en vue de manœuvres des plus actuelles.
Le formatage par le chef
Le « formatage » peut emprunter aussi la voie de la direction des établissements scolaires. Là également, nombre de dirigeants politiques de droite et d’extrême droite se sont distingués en la matière durant la dernière période. Dès la Convention de l’UMP sur l’école tenue en novembre 2010, un accent unilatéral a été mis sur le rôle à attribuer aux chefs d’établissement. Xavier Bertrand, alors secrétaire général de l’UMP, s’est prononcé pour les propositions du rapport du député UMP Reiss et a demandé « une évolution du statut du directeur d’école afin qu’il puisse participer au recrutement des équipes, et qu’il ait une réelle marge de manœuvre en matière de formation continue ». Frédéric Reiss, député du Bas-Rhin et auteur du rapport sur la direction d’école, s’est empressé d’affirmer que « nos écoles ont surtout besoin d’un patron ». Jean-François Copé, n’a pas été en reste et a élargi le propos à tous les chefs d’établissement : « il nous faut faire du chef d’établissement le pivot de l’établissement ; il faut que les chefs d’établissement puissent constituer leur équipe pédagogique ». Enfin Gérard Longuet, sénateur de Lorraine, a surenchéri en affirmant qu’ « il faut qu’un patron [le chef d’établissement] puisse rentrer dans les classes et puisse faire une exfiltration des enseignants qui sont en rupture avec son projet pédagogique ».
Dans le cadre de la préparation des élections présidentielles de 2017, Nicolas Sarkozy a proposé de « mettre en œuvre trois mesures indispensables : l’autonomie, le renforcement de l’échelon local, la mise à leur véritable place des syndicats de l’Éducation nationale […]. Il faut donc donner davantage de responsabilités au chef d’établissement qui doit pouvoir tenir compte de son environnement géographique, social, culturel pour adapter son organisation pédagogique[1]La France pour la vie, Plon, janvier 2016, p. 251. ».
On ne peut pas dire que ces orientations aient été perdues de vue au moment de la dernière élection présidentielle, tant s’en faut. Les différentes formes de « formatage » sont toujours à l’ordre du jour.
Claude Lelièvre
Historien de l’éducation.
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