À droite toute ? L'école menacée par les idéologies réactionnaires.,  Francis Vergne,  Numéro 26

Virages et visages « naturels » de la droite en matière éducative à l’ère néolibérale

Le point de vue présenté dans cet article pourra sembler paradoxal : la droite, dans sa déclinaison française, n’a guère défendu une doctrine éducative cohérente au cours des décennies qui ont vu l’avènement, la main mise sur la société et l’école puis la radicalisation de l’imposition de l’ordre néolibéral. Elle a par contre recyclé, voire retourné – au point de faire le pont avec l’extrême droite – au gré des crises générées par la tourmente néolibérale, un certain nombre de questions éducatives fondamentales.

Du discours réformateur à la pratique autoritaire

La thèse que nous avons défendue dans La nouvelle école capitaliste[1]Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux. La nouvelle école capitaliste. Éditions La Découverte. 2011. était celle de l’entrée au tournant des années 90 dans un nouvel ordre éducatif mondial relayé et instrumentalisé par les institutions de l’Union européenne. Pour le dire de façon ramassée, la finalité de l’école serait moins de chercher à transmettre des savoirs qui valent pour eux-mêmes et leur potentiel émancipateur que de fabriquer des individus aptes à s’incorporer dans la machinerie économique du capitalisme néolibéral. Ou pour l’exprimer dans des termes plus proches des injonctions de l’Union européenne, l’école devait se transformer en entreprise productrice de capital humain au service de « l’économie de la connaissance ». Qualifier de droite cette orientation de politique éducative pourrait sembler aller de soi, mais l’affaire n’est-elle pas plus complexe pour au moins deux raisons ?

La première est que l’alignement sur les feuilles de route de la « Stratégie de Lisbonne » et du « Processus de Bologne », comme fil à plomb de la mutation des institutions d’enseignement à l’échelle européenne, participe alors d’un consensus général dans lequel gouvernements de droite et gouvernements de gauche gagnés à la « concurrence libre et non faussée » et à l’esprit d’entreprise ne se différencient guère.

La seconde raison est que l’élan « modernisateur » qui prévaut dans les années 90 et accompagne sur fond de mondialisation heureuse le discours néolibéral fait passer au second plan un certain nombre de marqueurs traditionnels de la droite : la perte d’autorité du maître, la baisse du niveau et le « déclinisme », la discipline à restaurer, le récit national, etc.

Ces deux facteurs poussent en un premier temps à une dépolitisation, au moins apparente, de la question scolaire. La recherche de l’efficacité des « bonnes pratiques » prime sur l’idéologie. La technicisation des problèmes et des « solutions » légitime l’ignorance de la question sociale. Elle justifie aussi la fuite en avant dans le recours à des méthodes pédagogiques imposées d’en haut couplées à un management bureaucratique qui va heurter de plus en plus frontalement l’ensemble de la communauté éducative. Mais les limites et les contradictions de cette orientation ne tardent pas à apparaître. L’école ne devient pas plus « performante[2]Ce que montre Pisa, avec toutes les limites et les biais de cet exercice comparatif. », elle devient plus inégalitaire. Elle ne mobilise pas des enseignants méprisés, mais rend l’exercice de leur activité professionnelle quasi impossible. Elle n’offre de perspective à la plupart des élèves et des étudiants que celle d’une précarisation de leur vie scolaire et professionnelle en même temps qu’elle les prive matériellement et symboliquement du droit à un avenir désirable.

Ces observations ne sont certes pas réservées à l’école. Elles touchent, nous le savons, l’ensemble des services publics, l’hôpital et les services de soin aux personnes en particulier, soumis au « new management public ». Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, elles engendrent le même type de crise profonde de l’institution. Les dispositifs néolibéraux ne sont pas seulement en butte à l’hostilité des personnels. Ils dérégulent l’école à un point tel qu’ils n’ont plus de prise sur une réalité éducative qui ne tient que grâce à la conscience professionnelle pourtant empêchée des enseignants. En sorte que l’école est progressivement envahie par l’anomie et la violence que l’ordre néolibéral impose à la société.

C’est au carrefour de ces contradictions et d’une situation où se trouvent sapées les bases mêmes de l’éducation qu’il faut situer une politique de répression des personnels et de repolitisation réactionnaire de la question scolaire qui devient la marque de fabrique du néolibéralisme « saison 2 » : c’est par des méthodes autoritaires qu’il convient de colmater la crise de l’école. Et, dès lors, les thématiques de la droite la plus réactionnaire s’y trouvent largement reprises : néo-malthusianisme scolaire, segmentation des publics et des formations, références patriotiques, discipline à l’ancienne, etc.

Finie l’annonce d’une politique scolaire qui ne serait « ni de droite ni de gauche ». Elle sera désormais de droite et de droite extrême voire d’extrême droite. Le discours dominant n’est plus modernisateur mais conservateur et belliciste dans sa désignation de boucs émissaires et sa dénonciation de l’ennemi intérieur qui menace les fondements de notre civilisation. Nous avons connu avec Jean Michel Blanquer et Frédérique Vidal les illustrations de cette politique nauséabonde conjuguant avec une suffisance rare les méthodes de basse police de la pensée et la régression intellectuelle la plus crasse.

Aujourd’hui remerciés pour excès de zèle et une désinvolture qui finissaient par marquer leur ministère du sceau de l’insignifiance, le poison qu’ils ont répandu ne doit pas être sous-estimé. Ne serait-ce que parce que, partout dans le monde, du Brésil à la Turquie ou la Hongrie, les mêmes discours et les mêmes pratiques antidémocratiques se développent.

La nouvelle guerre scolaire

Se trouve aujourd’hui assumée une nouvelle guerre scolaire intimement liée à la guerre sociale menée par le néolibéralisme. Celle-ci ne contredit pas les desseins fondamentaux du néolibéralisme mentionnés plus haut. Les brefs aperçus qu’a pu donner Emmanuel Macron au cours de la campagne présidentielle en matière de projet pour l’école ne laissent guère de doute, entre le recrutement des enseignants désormais laissé aux directeurs et chefs d’établissement, la destruction du statut de la fonction publique, la mise en concurrence généralisée et la certification à la carte en lieu et place de diplômes nationaux, la généralisation de l’apprentissage patronal substitué à la formation professionnelle. Mais la nouveauté réside dans la façon de réaliser ces objectifs : l’imposition de la force brutale, des mensonges répétés de la novlangue, la négation de toute démocratie dans l’école.

Faut-il pour autant s’en tenir à une lecture seulement axée sur la coercition (au demeurant bien réelle) ? Cela serait réducteur dans la mesure où une guerre culturelle se mène en parallèle dont l’un des ressorts consiste à essentialiser et naturaliser un certain nombre de choix présentés comme seuls conformes à la vraie nature des choses et des êtres humains. C’est le cas dans le domaine de l’économie. Mais celui de la culture n’est pas moins exposé. En matière éducative, il est remarquable que l’on soit passé en quelques années de l’ignorance ou de l’oubli des apports de la sociologie critique de l’école – et de l’œuvre de Bourdieu en particulier – à sa détestation et sa dénonciation[3]Voir Quelle école voulons-nous ? de Jean-Michel Blanquer et Edgar Morin, éd. Odile Jacob, 2020 où l’ex-ministre évoque avec finesse « la délectation morose impérialiste dans laquelle se sont enfermés nombre de sociologues » et souligne « la faute de la prédestination bourdieusienne selon laquelle quand vous venez du ghetto, vous y restez, idée défaitiste qui ôte souvent aux jeunes les plus méritants l’audace qui leur permettrait de se hausser sur le marché éducatif ».. On remarquera que dans cet exercice il s’agit moins pour l’essentiel d’une réfutation argumentée que d’une condamnation morale. La sociologie et les sciences sociales sont renvoyées au camp de la déviance et de la décadence morale ou encore des dérives cosmopolites de la « French théorie ». Elles participent de la culture de l’excuse et deviennent pour un Manuel Valls un cheval de Troie du terrorisme. Mais une fois les sciences sociales diabolisées, sur quoi asseoir un argumentaire et un récit qui ne soient pas seulement dénonciateurs ? C’est ici que le recours à la naturalisation d’un certain nombre de questions éducatives va s’avérer utile et installer de façon durable des passerelles entre néolibéralisme autoritaire, droite extrême et extrême droite.

En témoignent dès 2014 les réactions suscitées par la mise en place dans 600 classes primaires des ABCD de l’égalité destinés à lutter contre les stéréotypes de sexe. On assiste alors à une mobilisation intense de réseaux dénonçant l’enseignement et les méfaits de la prétendue « théorie du genre ». S’y trouvent mêlés des associations catholiques traditionalistes, des groupuscules issus de « La Manif pour tous » ainsi que l’initiatrice de l’appel à des « Journées de Retrait de l’École », Farida Belghoul. Ils se posent en défenseurs de la complémentarité des sexes symbolisée par les couleurs rose et bleu et dénoncent l’intrusion totalitaire de l’Éducation nationale en matière d’éducation à la sexualité dans un domaine relevant « naturellement » de la seule sphère familiale. L’outrance et le caractère haineux des messages qui déferlent en direction des enseignants et de leurs organisations syndicales[4]Voir le florilège relevé par Grégory Chambat avec entre autres ce morceau de bravoure : « On veut faire de nous des personnes qui sont hors sexe et hors sol… qui perdent leur identités… on veut légaliser la pédophilie… » Extrait de L’Ecole des réac-publicains, Éditions Libertalia, 2016. contraste avec le caractère primaire d’un argumentaire réduit à la négation de toute construction sociale de l’individu. Son « être », qu’il s’agisse de son mode de vie, de sa place dans la famille ou dans la société ou de sa sexualité, est prédéfini par la « nature ». Ainsi l’hétérosexualité est-elle présentée comme la seule sexualité épanouissante et féconde, car « naturelle ». Les conséquences en chaîne sur toute une vision de la société sont lisibles. Derrière la défense mythique de la complémentarité des sexes se cache le refus de l’égalité et la pérennisation du patriarcat, le masculin renvoyant au principe actif et à la sphère publique, le féminin ayant vocation à s’épanouir dans l’obéissance et la sphère domestique.

Cet épisode n’a rien d’anecdotique si l’on pense à son épilogue : les ABCD seront enterrés, rendant, de fait, plus difficiles l’éducation à l’égalité et la lutte contre les discriminations. Dans le même temps s’opère le recyclage de la « Manifestation pour tous » en direction du parti « Les Républicains » avec la création du courant « Sens commun » et les rapprochements avec l’extrême droite, version Le Pen et version Zemmour.

La nature de l’éducation

Si la référence faite dans cet exemple à la « nature des choses » est à la fois primaire et transparente quant à l’objectif recherché, il en est d’autres qui font montre de davantage de subtilité. C’est le cas du rapport établi, pour sauver l’école, entre le recours aux neurosciences et l’idée de nature. Pour Jean Michel Blanquer la neuropédagogie doit devenir la science unique du fondement de l’éducation, parce qu’elle est la science du cerveau, et que le cerveau est le lieu anatomique de l’apprentissage et de la connaissance. Ainsi que le commentent Michel Blay et Christian Laval, « C’est dès l’enfance que les individus doivent s’identifier à leur cerveau… les jeunes passés par la nouvelle éducation doivent se rapporter à eux-mêmes avant tout comme des cerveaux qui obéissent à des lois ‘naturelles’ de fonctionnement… et apprendre à se conduire en fonction des circuits neuronaux dont ils sont les ‘contenants’ corporels[5]Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie : le cerveau au centre de l’école, Éditions Tschann et Cie, 2019. ».

L’ambition est donc considérable tant il s’agit d’initier, pour l’école, un mouvement d’ensemble tout à la fois pédagogique (rien moins que les règles scientifiques d’apprentissage de la lecture), académique, politique et médiatique. Poussé à son extrême c’est la « nature » même de l’humain qui se trouve niée en tant qu’être social et de culture.

Michel Blay donne un éclairage complémentaire qui touche aux modifications historiques et épistémologiques intervenues pour penser la nature. Il s’attache à montrer la coupure fondamentale, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, qui voit se constituer une nouvelle idée de la nature : la nature machine à laquelle la condition humaine ne saurait échapper. C’est dans cet esprit que La Mettrie publie en 1748 l’Homme Machine. Il est comme la nature dont il est une partie, le résultat d’une combinaison plus ou moins précise de pièces et d’engrenages. Il deviendra au XIXe siècle et début du XXe siècle une combinaison de circuits électriques et de réactions chimiques. Selon cette filiation, la nature de l’homme devrait aujourd’hui être conçue comme une machine électronique. « En un mot, note Michel Blay, l’homme machine de siècles précédents est devenu l’homme ordinateur de la neuroscience computationnelle et Stanislas Dehaene en est son héraut. » Ce dernier considère que le cerveau est dès l’enfance construit comme un ordinateur muni d’algorithmes. La tâche centrale de l’apprentissage est de les activer et les recycler pour des usages culturels et scolaires. La nature simplifiée de l’humain ouvre la voie à l’éducation simplifiée. L’éducation est alors réductible à un ensemble de procédures normées et codées compatibles avec le fonctionnement de la machine neuronale. Ce qui s’accorde remarquablement avec le basculement des connaissances vers les compétences dont l’acquisition relève davantage du comportemental que d’une patiente et complexe appropriation de savoirs. Ce que Taylor avait fait au début du XXe siècle pour le corps des travailleurs, le néolibéralisme éducatif s’emploie à le réaliser pour l’esprit des élèves.

Que conclure quant à la nature des politiques éducatives de droite à l’ère néo-libérale ? Ce qui semble les caractériser est moins une doctrine – celle-ci peut varier et se contredire du moment qu’elle continue à servir la raison dominante du plus fort – qu’une pratique, même si cette dernière poursuit des objectifs globaux, dont le gouvernement des conduites et la fabrique d’une subjectivité néolibérale présentée comme seule conforme à la nature de choses, c’est-à-dire au monde tel qu’il va ordonner qu’il est à la machinerie néo-libérale. Cette pratique se double d’un impératif catégorique : la négation de la démocratie et de la culture commune qui pourrait la nourrir.

Dès lors, le défi qui nous est posé est double : penser et mettre en pratique l’éducation démocratique et la culture commune nécessaires pour former les esprits à un avenir désirable et une terre habitable. Il n’est pas trop tôt pour commencer.

Francis Vergne
Chercheur associé auprès de l’Institut de recherche de la FSU

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