À droite toute ? L'école menacée par les idéologies réactionnaires.,  Numéro 26,  Paul Devin

Enjeux idéologiques de l’éducation civique

Dans une société démocratique, l’éducation civique ne peut se limiter à l’imposition de normes. Si la transmission de valeurs est une condition de la vie sociale, elle ne peut ni nier la diversité des identités ni refuser la liberté des choix. C’est la capacité d’un jugement raisonné et éclairé par la culture commune qui garantit un libre exercice de la citoyenneté. Or, nombreux sont ceux qui défendent aujourd’hui une conception normative, limitée à l’instruction de comportements.

Depuis les années 1970, les évolutions des programmes d’éducation civique avaient conduit à relativiser leur perspective morale et normalisatrice pour reconnaître la liberté des individus et construire leur capacité raisonnée à exercer leur pouvoir citoyen. Mais jugée comme portant les risques d’un individualisme menaçant les valeurs universelles, cette conception fut sans cesse combattue pour en appeler aux exigences d’une éducation morale.

En 2011, l’idée d’une « distinction fondamentale entre le bien et le mal » fut développée par Jean-Michel Blanquer[1]Circulaire n° 2011-131 du 25-8-2011, alors directeur général de l’enseignement scolaire. Il prônait l’usage de la maxime morale, affirmant sa fonction prescriptive pour éduquer à des devoirs qui « se traduisent par des règles auxquelles il convient d’obéir ».

En 2012, Vincent Peillon réintroduisit l’éducation morale dans les programmes scolaires dans les termes d’une évidente filiation à Jules Ferry, n’hésitant pas à définir une morale laïque capable de « distinguer le bien et le mal » dans la perspective « que l’école exerce un pouvoir spirituel dans la société[2]Le Journal du Dimanche, interview de Vincent Peillon, 1 septembre 2012 ». L’évocation d’un « redressement intellectuel et moral du pays » fit naître tant de réactions que les programmes de 2015 assumèrent une vision sensiblement différente.

Quelle pertinence du retour d’un tel principe dans la société actuelle ?

Jules Ferry considérait que l’acceptation des règles de la vie morale procédait de la même évidence que celle des règles de calcul ou d’orthographe. Sa « bonne et antique morale » reposait sur un unanimisme fondé sur un « ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité[3]Lettre du ministre aux instituteurs, novembre 1883 ». Mais notre société contemporaine refuse un dogme de la vertu et revendique un pluralisme des idées. Cela ne doit pas nous conduire à enseigner un relativisme affirmant une liberté individuelle absolue que la loi ne viendrait pas circonscrire et qui pourrait s’affranchir de toute contrainte rationnelle, mais à refuser un recours incantatoire à l’universalisme qui nierait son dévoiement au service des dominations sociales, coloniales ou patriarcales[4]Alain Policar, L’universalisme en procès, Le Bord de l’eau, 2021 ou refuserait la réalité d’identités particulières et l’existence de discriminations.

Une éducation morale qui prendrait le parti de taire l’injustice prendrait le parti des classes dominantes et présenterait le risque d’un rejet par celles et ceux qui sont justement les victimes ou les témoins de ces discriminations et inégalités. C’est pourtant ce à quoi appelait la présidente du CSP[5]Conseil supérieur des programmes : « Je crois qu’il est urgent de revenir à une instruction civique classique où on n’est pas en lutte contre tous les maux de la société[6]Mission d’information sur la culture citoyenne du Sénat, audition de Souâd Ayada, 25 janvier 2022 ». Bien au contraire, nous devons mettre en œuvre une éducation contre le racisme, contre le sexisme, contre les dominations qui rend capable les citoyennes et les citoyens de lutter avec raison et détermination contre les discriminations.

L’urgence de la discipline morale contre la barbarie ?

Au lendemain des attentats de janvier 2015, une enquête sénatoriale postula d’une perte de repères républicains[7]Sénat, Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, 2015. Le titre du rapport[8]Sénat, rapport n°590, 1 juillet 2015 qui suivra, « Faire revenir les valeurs de la République à l’École », laissait supposer qu’elles en avaient disparu. En réaction aux « incidents » qui troublèrent les minutes de silence, bien peu furent ceux qui constatèrent que ce qui caractérisa avant tout la réaction des élèves et de leurs professeurs fut l’expression commune de la condamnation d’une violence ignoble et l’affirmation partagée d’un attachement aux valeurs de tolérance et de fraternité. À un tel constat fut préférée l’évocation d’une violence récurrente, de l’incivilité quotidienne et du renoncement aux valeurs qui trahiraient l’incapacité éducative de l’école et appelleraient au retour à une morale coercitive.

Déjà, le constat pose problème, non que les difficultés à transmettre les valeurs n’existent pas, mais qu’elles ne témoignent pas d’un état général. Au-delà, la question reste entière de la propension de cette éducation coercitive à convaincre au renoncement à la violence et à l’intolérance. L’éducation reste un pari qui ne garantira jamais à aucune société d’être à l’abri des violences et des dominations les plus abjectes. Et si elle doit transmettre des valeurs, elle ne doit pas le faire dans la recherche d’une garantie sécuritaire et normalisatrice, mais dans l’espérance d’une culture commune émancipatrice où le citoyen trouvera la capacité d’un renoncement à la violence et de l’exercice d’une liberté fondée sur le consentement éclairé à la loi.

L’éducation par l’exemplarité ?

Le principe d’exemplarité a été une affirmation récurrente de Jean-Michel Blanquer : énoncé dans sa circulaire de 2011 sur l’instruction morale[9]Circulaire n° 2011-131 du 25-8-2011, inscrit en 2013 dans le référentiel de compétences des professeurs, il est désormais un principe de la loi dite Blanquer[10]Article 1 de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance. Pour lever toute ambiguïté, il ne s’agit pas ici de nier la nécessité d’un comportement exigeant de l’enseignant mais de refuser qu’il fonde une modélisation des comportements. Former moralement l’enfant, disait Durkheim pourtant convaincu de la nécessité de la discipline scolaire, ce n’est pas éveiller des vertus particulières mais développer des dispositions générales[11]Émile Durkheim, L’éducation morale, PUF, 1974, p.18.

Mais il est une raison, peut-être plus prégnante encore, qui ne permet pas d’admettre l’éducation sur l’imitation du modèle, c’est son fondement sentimental qui, à l’opposé même d’une morale fondée sur l’exercice du jugement critique raisonné, propose un endoctrinement émotionnel. Les programmes de 1882 faisaient appel à « l’intensité du sentiment, la vivacité des impressions et la chaleur communicative de la conviction[12]Programmes d’éducation morale, annexe de l’arrêté du 27 juillet 1882 ». Ils promouvaient une éducation qui échappe au raisonnement et au savoir « parce qu’elle émeut plus qu’elle ne démontre[13]L’enseignement de la morale, Revue pédagogique, t.5, n°7, juillet 1884, p.147 ».

Devenu laïque, le catéchisme républicain n’en est pas moins resté modélisé sur les principes d’un enseignement des bonnes conduites à l’instar des « imitations chrétiennes ». La lente évolution des conceptions, tout au long du XXe siècle, puis la rupture plus radicale des années 70 conduisirent à renoncer à une morale de l’exemple pour lui préférer la formation au jugement critique et à l’exercice raisonné de la liberté : « Un citoyen, ce n’est pas quelqu’un qui a un bon profil, c’est un homme, une femme, qui sait pourquoi il jouit de droits, pourquoi il doit honorer des devoirs et qui sait résister à l’oppression[14]Catherine Kintzler, allocution au colloque « être citoyen », 22 et 23 novembre 1984, p. 71 ».

Un génocide culturel ?

Le discours d’extrême droite sur la décadence de l’école et de l’éducation morale reste singulier tant par ses excès que par ses finalités. Les invectives de Jean-Marie Le Pen[15]Par exemple : Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur les thèmes de l’école et du système éducatif, Dijon, 26 novembre 2006 évoquaient la décomposition intellectuelle et morale de l’école et fustigeaient le laxisme d’un pédagogisme égalitaire qui aurait perverti les enseignants, sapé leur autorité, conduit les bacheliers à l’illettrisme et les jeunes immigrés de banlieue à la barbarie. Et comme la dénonciation frontiste ne recule devant aucune outrance, Jean-Claude Martinez alla jusqu’à évoquer « les malheureux élèves français, innocentes victimes d’un véritable génocide culturel[16]Daniel Schneidermann, Éducation nationale : un rapport provocateur de M. Martinez (FN), Le Monde, 1er novembre 1986 ». Les discours mêlaient la perte d’autorité, l’usage des drogues, la dépravation homosexuelle et la pornographie comme signes de la décadence éducative.

Si les propos frontistes actuels semblent moins violemment accusateurs, leur analyse lexicale[17]Cécile Alduy et Stéphane Wanich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste. Paris : Seuil, 2015 a montré que la normalisation de la parole frontiste ou l’usage de nouveaux champs sémantiques, comme celui de la démocratisation de la réussite scolaire, n’ont pas modifié ses perspectives idéologiques.

Mais ce qui caractérise, peut être par-dessus tout, les imprécations de l’extrême droite et les distinguent d’autres discours conservateurs, c’est que leur hyperbole décliniste est sans lien avec la moindre analyse raisonnée de la réalité scolaire. La question scolaire n’est mise en avant que pour permettre une argumentation fondée sur les inquiétudes du déclin et les peurs qui en naissent : il ne s’agit pas tant de sauver l’école que de faire de la décadence éducative un argument de haine de la démocratie et de ses valeurs. Une telle stratégie était déjà celle d’Édouard Drumont attaquant Paul Robin ou celle de Charles Maurras dénigrant Célestin Freinet.

De nouvelles perspectives néolibérales ?

Il est enfin une autre menace, plus discrète, qui voudrait donner à l’école mission d’éducation sociocomportementale. Une telle volonté se fonde sur une logique simple : la défiance nuit à la croissance, éduquons à la confiance. Il s’agirait alors de développer des compétences qui permettront de renoncer à ces sentiments de défiance envers le marché ou d’incivisme contre les institutions[18]Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, 2007. Si ces conceptions viennent d’économistes, elles n’en ont pas moins la volonté d’influencer la politique scolaire. Yann Algan, porteur très actif de ces idées, a été nommé au CSE[19]Conseil scientifique de l’Éducation et s’est vu confier par Jean-Michel Blanquer l’organisation d’un colloque sur l’avenir du métier d’enseignant dans le cadre du Grenelle 2021. L’éducation citoyenne viserait à construire un nouvel état d’esprit où le « bien-être personnel » et « l’attitude positive » constituent les ferments nécessaires de la « résilience sociale », c’est-à-dire de la capacité individuelle et collective à s’adapter à des changements en les acceptant. Le discours peut séduire puisqu’il invoque la coopération et la créativité, mais il le fait dans la finalité de stratégies adaptatives. L’école serait chargée d’apprendre « aux individus à négocier de nouveaux environnements de façon flexible et ambitieuse[20]Peter A. Hall, Michelle Lamont, La résilience sociale à l’ère néolibérale, Revue des politiques sociales et familiales, n°131-132, 2019, p.92 ». On l’aura compris, une telle évolution renoncerait à toute perspective émancipatrice, celle d’une éducation aux droits et à l’égalité capable de nourrir les luttes contre les dominations et les discriminations, pour lui substituer le développement d’une capacité à maintenir son « bien-être ». Pour faire ce citoyen résilient, flexible, adaptable et confiant, l’école n’aurait plus tant à transmettre des savoirs que des ressources comportementales, des « pratiques positives » qui, dans le renoncement à toute transformation sociale, lui permettrait de se satisfaire avec bonheur de sa condition !

Nous ne pouvons évidemment pas amalgamer ces différentes conceptions. Les néolibéraux qui défendent l’éducation à la résilience sociale affirment leur rejet des discours réactionnaires d’extrême droite et ces derniers ne peuvent être confondus avec le modèle républicain ferryste. Mais nous pouvons néanmoins craindre que leurs influences convergent vers un renoncement aux finalités émancipatrices de l’éducation à la citoyenneté. C’est là, pourtant, que réside la responsabilité d’une école démocratique : éduquer à la liberté et à l’égalité, c’est construire la détermination des luttes nécessaires pour combattre les dominations et les discriminations.

Paul Devin
Président de l’Institut de Recherche de la FSU

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