Quels programmes pour une culture partagée ? Inégalités d’apprentissages mathématiques et réduction des écarts entre élèves
Je voudrais dire en préambule que la question de la culture mathématique rejoint celle de la culture scientifique des citoyens et dépasse celle des apprentissages mathématiques faits à l’école. L’introduction relativement récente d’éléments de probabilités et de statistiques dans les programmes des lycées et collèges a été motivée par la nécessité de donner des moyens de décrypter les informations chiffrées qui sont diffusées. Que cette réforme ait ou non atteint son but est une autre question, d’ailleurs difficile. L’insistance institutionnelle pour l’intégration en classe des techniques d’information et de communication (TICE), baptisées « la culture numérique », même si elle s’est faite jusque-là sur des critères volontaristes et idéologiques (cf. modernisme, motivation des élèves) et pas seulement scientifiques, répond aussi à une nécessité culturelle.
Je n’aborderai ici qu’une partie de la question, celle des apprentissages et de la réduction des écarts en mathématiques. Je tiens que cela ne peut pas être complètement isolé du fonctionnement de l’école et même de la société, et que jouer sur un seul facteur, fût-ce les programmes, ne peut suffire. De plus « l’école ne peut réduire à elle seule les inégalités dans un monde où les inégalités sociales sont croissantes »[1]G. Jean, Former des maîtres, Juin 2014. Je développerai successivement quelques dimensions à prendre en compte simultanément pour diminuer les écarts[2]Sans argumenter faute de place., puis je reviendrai aux programmes de mathématiques et aux classes et je terminerai par la formation des enseignants, enjeu majeur à l’heure actuelle.
1) Réduire les écarts ?
a) Plusieurs facteurs à coordonner
Je le répète, il ne suffit pas de s’attaquer à un seul élément pour améliorer les résultats en mathématiques – ce n’est pas en changeant seulement les programmes, ou les rythmes scolaires, ou en supprimant les redoublements ou en rendant l’évaluation moins « stressante », ou en s’appuyant davantage sur la motivation des élèves, ou en formant mieux les enseignants, qu’on peut espérer réduire durablement les écarts d’apprentissage en mathématiques. Pour que des modifications de tous ces facteurs puissent jouer positivement il est nécessaire et de les coordonner, d’apprécier les moyens à mettre en œuvre pour qu’ils puissent être mis en place, et d’y associer tous les acteurs concernés.
Un changement de programme, par exemple, sans la formation correspondante des enseignants (professeurs d’école ou enseignants de mathématiques), ne sert pas nécessairement à grand-chose, voire peut être détourné des intentions initiales et devenir contreproductif. En particulier tout changement de programme déstabilise indirectement les relations entre anciens contenus enseignés. Certains résultats de recherches en didactique ont été intégrés dans les programmes de manière isolée et n’ont pas produit les effets escomptés parce que ce qui devait « aller avec » n’a pas été introduit.
On l’a vu aussi avec l’intégration des TICE en mathématiques, dont l’institution n’a pas du tout anticipé ce que leur introduction nécessitait comme changement dans la manière de gérer la classe, et pas seulement dans la manière d’utiliser les logiciels.
La réduction d’effectifs pour les élèves en difficulté, nécessaire, ne suffit pas à elle seule à améliorer la situation, encore y faut-il des enseignants formés, y compris en formation continue, des recherches spécifiques et diffusées, des formateurs formés, etc.
b) Des diversités à respecter
Il est difficile de motiver de la même manière tous les élèves mais il est positif de jouer sur l’hétérogénéité. Si pour certains la qualité des questions proposées à l’étude, en mathématiques, est un facteur positif[3]Plutôt les élèves favorisés mais pas seulement, les diversités traversent heureusement les classes sociales., pour d’autres ce peut être aussi une augmentation du nombre d’heures de présence à l’école qui leur laisse le temps d’apprendre, pour d’autres encore le fait de sortir de l’école ou de faire des projets adaptés, dans des formes « non scolaires » mais valorisables.
Il est ainsi, à mes yeux, important de réfléchir à la qualité de l’enseignement pour tous les élèves, les « bons » comme ceux qui ont des difficultés. Les pays qui apparaissent le plus performants dans les enquêtes internationales ont souvent des systèmes indifférenciés[4]C’est-à-dire dans des classes hétérogènes, avec mixité sociale – certes ces enquêtes ont des défauts mais les comparaisons, toutes choses égales par ailleurs, restent indicatives.. Dans la période actuelle, où les élèves semblent souvent agités, peu réceptifs[5]C’est une banalité qui a une part de vérité., le fait que les bons élèves soient intéressés à l’enseignement des mathématiques peut jouer pour augmenter la portée de l’action des enseignants en direction de tous les élèves. Les moyens d’enseignement doivent permettre une adaptation fine aux diversités d’apprentissage des élèves, et du temps pour que les enseignants prennent aussi en charge les élèves individuellement (en petits groupes), y compris dans le Public.
c) Moyen et long termes
Enfin, court, moyen et long termes doivent être pris en compte. En particulier les changements de programme, quelle qu’en soit la qualité, ne doivent pas se succéder à un rythme trop rapide, car leur appropriation, pour être efficace et adaptée, est lente.
Plus liée aux questions d’inégalités, avec des élèves défavorisés socialement, l’obtention d’une classe « qui tourne », avec des élèves ayant de bonnes notes, peut primer sur l’installation d’une logique liée aux apprentissages[6]Par exemple les exercices proposés sont trop simples, ce qui nuit aux acquisitions de tous les élèves., plus difficile à établir[7]A peu près toutes les recherches convergent là-dessus.. Mais les réductions d’activités correspondantes ont des répercussions plus tard : des élèves échouent alors même qu’ils ne s’y attendent pas, ce qui est terrible – cela arrive à beaucoup de niveaux, notamment en CP, en sixième, en seconde, à l’université. Seulement faire autrement demande à la fois des moyens, un projet, des formations, des recherches bien diffusées, un suivi…
De plus les politiques de recrutement d’enseignants pèchent par des phénomènes « d’accordéon », très nuisibles aux projets d’avenir des étudiants, qui se détournent de ce métier, déjà dévalorisé. Il faut prévoir des flux à peu près constants, les annoncer à l’avance et les respecter. Les derniers résultats aux capes sont alarmants (58% seulement des postes pourvus en mathématiques sur les deux sessions).
“ Des mesures efficaces pour réduire les inégalités demandent des changements coordonnés, explicités, associés à un projet sur le long terme. ”
En conclusion, des mesures efficaces pour réduire les inégalités demandent des changements coordonnés, explicités, associés à un projet sur le long terme. Il y a des ajustements imprévisibles au début, qui s’avèrent ensuite nécessaires, demandant un suivi sérieux, dont l’éducation nationale manque en ce moment. Cela nécessite d’associer les acteurs de l’éducation, et va contre le manque de considération dont les enseignants souffrent actuellement.
Les facteurs en jeu sont à la fois internes et externes à l’école– les pratiques pédagogiques en font partie, mais aussi le travail avec les partenaires (familles, éducateurs) et les mesures institutionnelles qualitatives et quantitatives – dont la diminution indispensable de la concurrence entre établissements (cf. Broccolichi et al. Les pièges de la concurrence).
2) Programmes de mathématiques et gestion des classes
Il faut donc, pour établir de « bons » programmes, une politique claire, explicite, cohérente, non dictée par des impératifs strictement économiques. La cohérence (continuité) doit se faire entre les années et entre cycles (école/collège, collège/lycée) : le travail mathématique, qui est cumulatif, doit être pensé dans la durée, pour les élèves et pour les professeurs.
La commission Kahane a fait un énorme travail d’ensemble sur les mathématiques à enseigner. Certes il y a des ajustements à prévoir au fur et à mesure des évolutions scientifiques, et la question de ce qui est à supprimer pour être remplacé par autre chose est très délicate. Cela demande pour le moins un travail collectif et un suivi, associant enseignants, didacticiens…
“ Il faut combiner activités mathématiques (résolution de problèmes) et enseignement de contenus (notions et méthodes) avec explicitation et entraînement. L’un sans l’autre désavantage les mêmes. ”
Sans rentrer dans les détails, on peut s’accorder sur le fait que les programmes ne doivent pas être trop lourds pour éviter que les élèves les moins favorisées soient désavantagés par rapport à ceux qui ont les moyens de compenser. Il faut combiner activités mathématiques (résolution de problèmes) et enseignement de contenus (notions et méthodes) avec explicitation et entrainement. L’un sans l’autre désavantage les mêmes. C’est aux enseignants de compléter ce qu’ils proposent en classe.
Seulement entre le programme et la classe, le travail de l’enseignant est difficile. Car les pratiques des enseignants sont quotidiennement contraintes par les déroulements en classe. Cela contribue à rendre indispensables les recherches en didactique pour mieux dégager ce qui est possible en classe et ce qui ne l’est pas, ce qui est variable et susceptible d’être enrichi dans les pratiques, ce qui ne dépend pas des professeurs et ce qui peut en dépendre.
3) Les formations : initiale, continue, de formateurs
La formation mathématique des enseignants, initiale et continue, est indispensable[8]Des moyens consistants doivent être donnés aux ESPE.. Elle doit comprendre plusieurs volets, disciplinaires (dont la didactique), et liés aux sciences de l’éducation. Elle doit permettre aux enseignants une bonne connaissance des contenus à enseigner, mais aussi des exigences de l’apprentissage de ces contenus aux différents âges de la scolarité (compréhension des élèves, des progressions). Elle doit former aux leviers et régulations à assurer en classe ainsi qu’aux critères de réussite et à ce qu’est l’école. Cela demande des formateurs formés, qui puissent assurer une diffusion adaptée des recherches, en didactique comme en sciences de l’éducation.
Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas encore sur les relations entre enseignement et apprentissage – il y a plus de résultats sur ce qui est négatif que sur ce qui est positif, pour la bonne raison qu’il y a vraisemblablement plusieurs itinéraires valables pour les mêmes élèves. Mais apprendre à éviter ce qui peut être négatif est important en formation.
Par exemple, dans les classes relevant de l’éducation prioritaire, pour développer les apprentissages, les chercheurs ont dégagé des gestes professionnels qui peuvent s’apprendre, charge à chaque maître de les adapter à sa personnalité[9]Y compris seulement en formation continue.. Il est important d’être à l’écoute des élèves, de comprendre leurs procédures, non expertes, et de s’appuyer dessus. Mais aussi d’apprécier les représentations globales parfois inattendues des élèves, par exemple sur le travail attendu d’eux, sur le savoir dispensé, ou sur le sens des notes. Il s’agit de savoir rechercher ces conceptions et de les enrichir, notamment grâce à des tâches bien choisies et à une gestion de la classe adaptée, dont l’enjeu est crucial. Il est aussi important de dégager le savoir à apprendre. L’équilibre à trouver entre résolution de problèmes et apprentissage du texte du savoir requiert sans doute beaucoup de travail en formation. Par exemple, si les algorithmes liés aux opérations ne doivent pas être appris trop tôt, pour permettre d’en installer le sens, leur acquisition n’en reste pas moins indispensable et devient un appui pour la suite.
Dans ce contexte, un certain nombre de points demandent discussion collective : le socle commun et les objectifs minimaux qu’on doit en attendre en mathématiques ; la polyvalence des professeurs d’école – faut-il ou non former des maîtres plus scientifiques et d’autres plus littéraires ; la question des structures – faut-il ou non supprimer les classes ? Comment développer les dynamiques interdisciplinaires (de manière constructive) ?
Aline Robert
Professeure d’université émérite,
chercheure en didactique des mathématiques
Notes[+]
↑1 | G. Jean, Former des maîtres, Juin 2014 |
---|---|
↑2 | Sans argumenter faute de place. |
↑3 | Plutôt les élèves favorisés mais pas seulement, les diversités traversent heureusement les classes sociales. |
↑4 | C’est-à-dire dans des classes hétérogènes, avec mixité sociale – certes ces enquêtes ont des défauts mais les comparaisons, toutes choses égales par ailleurs, restent indicatives. |
↑5 | C’est une banalité qui a une part de vérité. |
↑6 | Par exemple les exercices proposés sont trop simples, ce qui nuit aux acquisitions de tous les élèves. |
↑7 | A peu près toutes les recherches convergent là-dessus. |
↑8 | Des moyens consistants doivent être donnés aux ESPE. |
↑9 | Y compris seulement en formation continue. |