Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Jean-Yves Rochex,  Numéro 20

Talents

« L’objectif principal de l’éducation est de fournir les conditions de l’épanouissement des talents et des capacités individuels. La question dès lors est de reconnaître ces talents et d’identifier les conditions nécessaires à leur croissance » (école d’été à Prague, 2016 avec le soutien de la Commission européenne).

Favoriser « l’éclosion des talents », respecter « les rythmes », répondre aux « besoins spécifiques » de chacun des élèves, accompagner la réalisation de leurs « potentiels » pour leur permettre de donner la pleine mesure de leurs « capacités » : ce sont les injonctions adressées à l’institution scolaire. Ces injonctions, peu conceptualisées, sont autant de critiques du caractère peu hospitalier de l’école à l’égard de la subjectivité des élèves, de leurs formes de vie et d’expérience, mais aussi de sa mission de service public fondée sur un curriculum commun. Au nom de la diversité, elles invitent l’institution scolaire à promouvoir une logique de satisfaction des demandes des différents publics, voire une logique de préceptorat généralisé, plutôt qu’une logique de service public soutenue par une visée politique résultant de choix et d’objectifs explicites et publics.

Ces conceptions naturalisantes et individualisantes de chaque enfant font bon ménage avec les idéologies néo-libérales en matière de politiques éducatives, au détriment de l’objectif de démocratisation de l’école[1]Cf. l’entrée « Individualisation » de cet abécédaire, Carnets rouges n°20, octobre 2020.. De plus, elles se fondent sur une conception discutable de la genèse du psychisme, de la personnalité et de la construction des sujets.

Les emprunts aux registres sémantiques de la botanique ou de la biologie montrent que ces considérations reposent sur une conception solipsiste du développement des sujets humains, considéré comme relevant soit d’une préformation, soit d’une origine et d’un moteur inhérents aux individus. C’est une telle conception qu’ont contestée radicalement Wallon, Vygotski et, après eux, Lucien Sève[2]En écho à la VIème thèse de Marx sur Feurbach « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux ».. La constitution, l’accumulation dans la culture des acquis et du patrimoine de l’histoire humaine, comme le caractère inachevé de l’individu humain à la naissance, le contraignent à devoir s’approprier, de manière partielle et partiale, un patrimoine qui ne lui est pas donné d’avance, via la médiation d’autrui et d’expériences spécifiées. Le moteur du développement humain n’est pas d’origine endogène, mais exogène ; il se situe dans le rapport entre le sujet et son ou ses milieux. Le sujet humain, sa construction, sa conscience, sa personnalité ne sont pas une origine préalable à tout procès de socialisation ou à toute forme d’expérience. Ils se spécifient, se différencient comme produits du développement de ce rapport, de cette contradiction entre « les formes culturelles évoluées du comportement avec lesquelles l’enfant entre en contact et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement », selon la formulation de Vygotski[3]Lev S. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, 1931, traduction française, Paris, La Dispute, 2014.. L’éducation, la pédagogie n’ont pas à se régler sur l’hier, sur le déjà-là du développement enfantin, mais sur son lendemain, en vue d’y faire advenir de nouveaux possibles. Loin de s’adapter à une diversité de talents, rythmes ou besoins, « une des tâches principales (de l’école) consiste à créer chez le jeune enfant des besoins, à développer son appétit pour des activités génératrices de pouvoirs et de besoins nouveaux (…) Ce serait une erreur de fonder la pédagogie sur une conformité à la pauvreté relative des besoins des enfants »[4]Jacques Beauvais, « Sur la notion de “besoins de l’enfant“ en psychologie », L’École et la Nation, septembre 1969..

Jean-Yves Rochex
Professeur émérite,
Université Paris 8 Saint-Denis,
Laboratoire ESCOL-CIRCEFT

Ressource

Sève, L., Les dons n’existent pas, texte de 1964 paru dans lÉcole et la Nation, à paraître dans le prochain numéro de Carnets Rouges.

Notes[+]