Choukri Ben Ayed,  Numéro 11,  Questions vives

La mixité sociale à l’école : l’urgence d’un acte II

Le texte qui suit est une synthèse rédigée par Christine Passerieux d’un entretien accordé par Choukri Ben Ayed à l’Observatoire des politiques locales d’éducation et de la réussite éducative, « Mixité sociale à l’école : l’urgence d’un acte II », en avril 2017.

En matière de mixité trois grands axes nécessitent une réflexion : les inégalités d’éducation, les relations entre éducation et territoire, le rapport à l’école des familles populaires.

La problématique inégalitaire porte l’accent sur les inégalités territoriales en matière d’éducation et sur les moyens de les limiter. Il s’agit d’identifier, d’objectiver les inégalités en explorant les liens entre ségrégations et inégalités scolaires. La sectorisation a été historiquement le moyen de l’universalité du service public d’éducation sur tout le territoire et donc le moyen de garantir le droit à l’éducation. Sans sectorisation aucun élève n’aurait la garantie d’être accepté dans un établissement en dépit de l’obligation scolaire, comme c’est le cas pour l’enseignement privé. Cet aspect est souvent occulté dans les débats actuels.

La question des relations entre éducation et territoire relève de l’analyse des rapports entre national et local pour comprendre comment le système éducatif « tient  », c’est-à-dire quelles sont les modalités de prise de décisions dans un contexte de reconfiguration des responsabilités et des compétences (montée en puissance des collectivités locales dans le champ éducatif, émergence de tout un ensemble de dispositifs locaux qualifiés dits «transversaux » et «partenariaux »). Si ces modalités d’action ne sont pas en elles-mêmes problématiques, ce qui l’est c’est la façon de les appréhender comme des prophéties auto-réalisatrices. En négligeant les limites, les complexités inhérentes à la mise en œuvre de telles pratiques, on s’interdit de les traiter et d’en mesurer les effets réels.

La question du rapport à l’école des familles populaires doit être travaillée sous l’angle des ressources spécifiques susceptibles d’expliquer des trajectoires scolaires atypiques de réussite mais aussi des mobilisations populaires, citoyennes en faveur de l’école, expression d’un esprit critique, d’une forme d’émancipation, d’aspiration à une école réellement démocratique. Il s’agit de trancher avec les visions culturalistes ou misérabilistes qui ont encore parfois cours à propos des familles populaires qui sont dans l’ambivalence entre critique sociale et confiance institutionnelle.

Le système scolaire français : un des systèmes qui parvient le moins à réduire les inégalités sociales.

La plupart des politiques éducatives depuis le début des années 1980 ont contribué à renforcer les phénomènes ségrégatifs, en permettant l’expression de stratégies éducatives individuelles associées à une différenciation de l’offre éducative tout en prônant l’égalité.

Les pratiques des élites, en matière de choix se sont diffusées dans différentes couches sociales, accentuant ainsi la pression sur l’institution scolaire, qui n’a pas réussi à concevoir un cadre réglementaire nouveau.

Les grands enjeux de la mixité sociale à l’école

Les enjeux de mixité se confondent avec ceux d’une école égalitaire car la mixité n’est pas une question autonome. Elle suppose une limitation des phénomènes de hiérarchisation scolaire, d’autres modalités d’allocation des moyens, etc. Surtout, la notion de mixité suppose une égalisation effective des conditions de scolarisation. Un projet de mixité, c’est refuser la concentration des ressources dans certains établissements et des difficultés dans d’autres ; c’est reconnaître que tous les élèves se valent, que tous les parents sont des interlocuteurs légitimes ; c’est mettre en acte un projet égalitaire, qui n’en resterait pas à l’invocation de principes abstraits.

La mixité sociale ne peut résulter que d’une conviction nationale forte, d’une inscription dans un cadre législatif fort et par la conception d’un accompagnement pour sa mise en œuvre. Il est essentiel de concevoir et mettre à disposition des outils techniques de mesure de la ségrégation, de cartographie, etc. et de reconnaître que la question de la mixité n’est pas qu’une simple affaire de valeurs, de bonnes intentions, mais de procédures complexes.

La loi de refondation de l’école de 2013 : bénéfices et limites de
l’expérimentation sur la mixité sociale et scolaire dans les collèges de départements volontaires.

L’expérimentation a permis de montrer qu’il n’y a pas de fatalité en matière de ségrégation dès lors qu’il y a une volonté politique de traiter ce problème. Le dispositif est passé de l’inscription de l’objectif dans la loi à sa traduction en décret et en circulaire. Les difficultés sont apparues lors de la concrétisation des décisions car il est illusoire de vouloir dissocier sectorisation et affectation, Etat et collectivités locales. L’expérimentation a montré qu’il n’y a pas de recette «miracle » et que la mixité sociale relève d’une politique publique complexe qui implique des enjeux de sectorisation, des accords à construire au sein de la chaîne hiérarchique de l’Éducation nationale et entre cette dernière et les institutions locales. Les phases successives de déconcentration et de décentralisation ont montré leurs limites car les institutions ont des intérêts différents, voire conflictuels. Des logiques partisanes ont parfois empêché de coopérer. Ces tensions sont liées à une autonomisation très forte des systèmes politiques locaux et des administrations locales. Agir sur la mixité c’est accepter d’affronter ces questions, c’est lutter contre des antagonismes, c’est lutter contre les cloisonnements, échanger des données, organiser des forums, écouter les habitants, quels qu’ils soient. Administrations locales de l’Education nationale et collectivités locales n’y sont pas toutes habituées. Ce sont souvent des acteurs et des responsables aguerris qui se sont mis à la tâche, par conviction, et qui ont démontré les potentialités de transformations du système lorsqu’une certaine forme de volontarisme est partagée. Cependant, volontarisme et localisme ont leurs limites. L’expérimentation sur la mixité sociale a été menée avec les moyens du moment. Désormais les connaissances en la matière sont en voie de formalisation. Nous avons ainsi les moyens de commencer à réfléchir à une sorte d’acte II de la politique de mixité sociale à l’école. Voici à mon sens quels pourraient en être les principaux traits :

Agir par la loi

Si la loi d’orientation de 2013[1]La Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République parue au JORF du 9 juillet 2013 est consultable en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027677984&categorieLien=id a marqué sans conteste une avancée, elle est néanmoins restée en quelque sorte au milieu du gué. La notion de mixité y apparaît certes, mais comme un cadre facultatif, principalement délégué aux acteurs locaux. Il faut à présent dépasser ce stade et en faire un cadre d’action obligatoire.

Revoir le positionnement de l’État

L’État est-il initiateur, partenaire, contrôleur, prescripteur, maître d’œuvre, garant de cette politique ? C’est cette dernière option qui devrait être privilégiée, car comment réduire les disparités locales si ce n’est par un rôle régulateur de l’État, ceci en cohérence avec l’article 1 de la Constitution selon lequel la République est «une et indivisible » ?

Stabiliser un choix de politique de mixité

La loi devrait être plus précise sur les modalités de la politique de mixité sociale à l’école. L’expérimentation a permis de dégager au moins deux grandes familles de politique de mixité :

a. Mixité par resectorisation «simple », mixité par resectorisation avec fermeture d’établissement, reconstructions, fusion d’établissements, et conjointement renforcement de la qualité de l’offre pédagogique des établissements dans une perspective d’égalisation des conditions de scolarisation

b. Secteurs multi collèges avec affectation critériée sur la base d’un algorithme (qui n’exclut pas non plus d’agir sur l’offre pédagogique)

Ces deux grandes familles ne renvoient pas à de simples «process », mais à des choix qui engagent une vision de l’éducation. Si le premier se fonde sur une conception égalisatrice de l’action éducative, le second est davantage adossé à un paradigme concurrentiel de libre choix régulé.

Le politique en la matière doit reprendre tous ses droits pour nous indiquer sa vision, l’argumenter face à la population et l’assumer. Ensuite, il faut se garder de tout dogmatisme et tout sectarisme. Si, à mon sens, la sectorisation-resectorisation, avec de nouveaux outils performants testés durant l’expérimentation (géolocalisation, simulation des resectorisations les plus favorables à la mixité sociale) me paraît préférable, il faut admettre cependant que dans les très grandes agglomérations cet outil est plus complexe à mettre en œuvre.

Certains penseront que des secteurs multi collèges seraient plus favorables (formulation d’un choix par les familles entre plusieurs établissements puis affectation critériée par l’Inspection académique). On peut se demander si cette opposition entre sectorisation et secteurs-multi collèges n’est pas stérile. Il s’agit de rompre avec l’idée d’un secteur rattaché à un seul collège et d’élargir l’espace pour contrecarrer les effets de la ségrégation urbaine, ce qui est plutôt pertinent.

Il est possible d’aboutir à ce résultat en faisant l’économie d’un libre choix entre les établissements de ces nouveaux secteurs multi-collèges et en affectant les élèves d’un même secteur géographique vers plusieurs établissements (comme cela se pratique au lycée). Il y a sûrement là une piste à creuser. N’oublions pas que le fait d’offrir un supposé libre choix aux familles est anxiogène, frustrant et peut potentiellement mettre en difficulté les familles qui ne disposent pas d’un capital scolaire suffisant pour se repérer dans ce modèle complexe d’affectation scolaire, décrypter un algorithme mathématique, etc.

La mise en cohérence de toutes les sectorisations

Comment œuvrer pour la mixité sociale au collège dès lors qu’elle est installée dès l’école élémentaire ? Les dispositions de la loi de 2013 ne concernent que les collèges, la sectorisation du premier degré étant laissée à l’appréciation des municipalités. Il est donc impératif de modifier profondément ces logiques de fonctionnement en ce sens :

  • Intégrer la sectorisation du 1er degré dans une politique globale de mixité
  • Articuler les sectorisations du 1er et du 2nd degré
  • Lutter contre les cloisonnements de toute nature qui font obstacle à une politique de mixité : cloisonnements verticaux (national/local) et horizontaux entre degrés d’enseignement
  • Cela suppose une remise en cause profonde de la répartition des compétences et des relations entre l’État et les collectivités locales

La question de l’enseignement privé

Elle est complexe dans la mesure où l’existence de l’enseignement privé résulte d’un droit de nature constitutionnelle attaché à la liberté de conscience. Cette liberté constitutionnelle peut s’interpréter de diverses façons, comme ce fut le cas lors de la rédaction de la loi Debré de 1959 qui a justifié le financement de l’enseignement privé par le «besoin scolaire reconnu ». Cette notion complexe faisait référence à un principe de délégation de service public, là où l’enseignement public lui-même n’était pas en mesurer d’assurer l’accueil de tous les élèves dans un contexte de hausse démographique.

Dans la négociation de la loi, ce «besoin scolaire reconnu » a évolué vers la notion de «caractère propre » qui insiste davantage sur des considérations philosophiques et idéologiques mais qui contenait également en creux une logique de séparatisme culturel et social. Comme l’a souligné Antoine Prost : Le renforcement du caractère propre conduisit à interpréter la notion de besoin scolaire reconnu pour qu’elle joue quand il n’existe pas d’établissement privé accessible localement. De la participation au service public, on passe au droit de le concurrencer.[2]Prost, Antoine. « Public, privé : les enseignements d’une longue histoire » in Après-demain n° 21 NF, janvier 2012, p. 47-49.

C’est précisément là qu’il y a problème, la Constitution garantit la liberté de conscience, non la libre concurrence dans le système d’enseignement qui est un artefact de la négociation historique entre l’Etat et l’école privée. Cette négociation peut reprendre dans le contexte actuel de l’impératif de mixité, dans le respect de la Constitution.

Alors que la loi borne le soutien financier à l’enseignement privé, l’État et les collectivités locales dépassent souvent le seuil légal de contribution. Il y aura à revisiter ce mode de fonctionnement.

Les mesures récentes encadrant davantage les conditions d’ouverture d’établissements privés hors contrat vont dans le sens d’une plus grande action régulatrice de l’Etat. Tous ces exemples montrent qu’il n’y aucun fatalisme à l’absence d’action régulatrice par l’Etat de l’enseignement privé.

L’expérimentation a tenté d’œuvrer dans ce sens en associant l’enseignement privé à la réflexion sur la mixité sociale. A terme il faudra trouver les modalités d’une intégration de l’enseignement privé dans la sectorisation en trouvant un compromis entre libre choix et mixité sociale. Il n’y pas de raison de ne pas trouver une issue, à défaut d’une intégration progressive de l’enseignement privé dans l’enseignement public comme l’ont tenté à plusieurs reprises différents gouvernements, pour finalement y renoncer. Nous sommes peut-être dans une période propice à la réouverture de ce débat compte tenu de cet enjeu nouveau de la mixité inscrit dans le Code de l’éducation. L’enseignement privé, rappelons-le, n’est pas exclu du Code de l’éducation, il en fait partie intégrante.

La place des parents

Elle est souvent théorisée, idéalisée, évoquée dans les éléments de cadrage de l’expérimentation. Des conseils départementaux ont organisé des concertations publiques, quand d’autres ont pris des décisions selon une logique bureaucratique assez classique dans le cadre d’échanges endogènes entre administrations locales et collectivités locales. Parfois c’est la collectivité seule qui est à l’initiative, ou encore l’administration de l’éducation nationale, de façon non coordonnée. La place des parents est restée périphérique.

Cela renvoie à une question ancienne du rapport des institutions aux classes populaires : lorsque l’on prétend agir pour leur intérêt, les considère-t-on comme l’objet des actions à mener ou comme des partenaires à part entière ? Les capacités de mobilisation de ces populations sont fortes : elles disposent à présent d’une réelle expertise sur l’école, l’espace urbain, la réalité des situations vécues et des solutions potentielles à y apporter. Elles sont en quête de reconnaissance. Ces mobilisations sont l’expression d’un esprit critique et témoignent d’une forme d’émancipation, d’aspiration à une école réellement démocratique. Ce regard tranche avec les visions culturalistes ou misérabilistes qui ont encore parfois cours à propos des familles populaires.

Récemment les États généraux de l’éducation dans les quartiers prioritaires organisés par le collectif des parents du Petit Bard à Montpellier[3]Ils ont eu lieu les 24 et 25 mars 2017 à Montpellier. cf. programme en ligne : http://tactikollectif.org/newsite/wp-content/uploads/2016/09/programmeEGE_A5.pdf ont pris une dimension nationale et ont abouti à un ensemble de propositions concrètes. Il apparaît aujourd’hui contre-productif de se passer de cette énergie et de cette volonté de construire en commun.

On peut considérer que nous ne sommes plus dans une ère où il faudrait attendre une sorte de bonne volonté des institutions à prendre en compte ces réalités et ces aspirations manifestes. Il faudrait en passer par la loi pour créer de nouvelles instances qui conditionnent les actions menées à l’accord des personnes concernées, même si cela exigera de longs temps de débats et de réajustements.

Réinventer le CDEN

Sur le papier le CDEN (Conseil départemental de l’éducation nationale) pourrait apparaître comme l’instance idéale pour prendre en charge les questions que nous venons de traiter. Dans les faits, les CDEN souffrent de plusieurs défauts. Ils sont tout d’abord consultatifs, très codifiés dans leur composition, les prises de décision sont formelles, visant à valider les dossiers préalablement travaillés par l’administration de l’éducation nationale et le conseil départemental. Les questions de mixité y sont marginales, si ce n’est absentes.

Il y a donc urgence à réinventer un «CDEN mixité ». Un CDEN rénové ce serait tout d’abord

  • un CDEN où toutes les populations concernées par des mesures de mixité sociale seraient représentées, au-delà des associations de parents d’élèves
  • un CDEN décisionnel, une instance dans laquelle pourraient s’exercer des débats contradictoires
  • un CDEN qui travaillerait avec une fréquence plus soutenue, qui pourrait se réunir autant que de besoin
  • un CDEN où pourraient être présentées des études, des travaux de recherche, pour alimenter les débats
  • un CDEN qui abolirait les découpages en niveaux d’enseignements où la mixité serait traitée dans toutes ses composantes, 1er degré, 2nd degré
  • un CDEN qui serait le lieu où des bilans partiels des mesures prises seraient régulièrement présentés afin de procéder aux réajustements nécessaires.

Si l’expérimentation a permis de mettre au jour ces différents constats, alors elle aura été très utile. Elle aura pu démontrer que nous sommes aux prémices d’une véritable politique en matière de mixité si l’on tient compte de tous ces acquis. Rien ne serait pire qu’un coup d’arrêt brutal. S’il est un domaine où la continuité de l’État doit être affirmée, c’est bien celui de la lutte contre les ségrégations et le projet d’une école plus égalitaire. Les éléments encore parcellaires de cet acte II de la politique de mixité sociale à l’école en livrent certaines bases.

Choukri Ben Ayed
Professeur de sociologie,
Membre du Groupe de Recherches sur les Sociétés Contemporaines (GRESCO)
Université de Limoges

Notes[+]