Joël Lebeaume,  L'école et son dehors,  Numéro 25

Travaux à l’aiguille, enseignement ménager, travail manuel… à l’école et pour l’école : enjeux sociaux et éducatifs et contraintes scolaires

Un retour historique sur des enseignements manuels aujourd’hui disparus met au jour les principes de la scolarisation des pratiques sociotechniques. La double ambition de développement de pratiques raisonnées et des facultés d’observation et de raisonnement s’oppose à l’exercice du travail machinal et à la transmission de recettes.

Pour les filles, les travaux à l’aiguille au programme de l’école primaire dès la première moitié du XIXe siècle, puis l’enseignement ménager, adossé à l’économie domestique prescrite dès 1850 et rendu obligatoire en 1942 pour toutes les jeunes filles de 14 à 17 ans, et le travail manuel entré à l’école primaire des garçons dans le dernier quart du XIXe siècle avec de premiers essais le soir après la classe, se caractérisent par des savoirs empiriques souvent considérés comme non scolarisables. Or ces enseignements sans visée professionnelle ou pré-professionnelle, aujourd’hui disparus, ont existé jusqu’au milieu des années 1970 lorsque la prolongation de la scolarité jusqu’à 16 ans a été effective et lorsque la préparation à la vie n’a été une priorité de la politique éducative que pour les élèves les plus fragiles, en tant qu’enseignement d’urgence. Ces enseignements demeurent des témoins du processus de scolarisation des pratiques sociotechniques et nourrissent le questionnement sur les rapports entre l’école et le hors école, entre dire et faire ou entre comprendre et réussir. Leur existence est fondée sur de nombreux discours de légitimation qui insistent sur la répartition des rôles des femmes et des hommes, sur l’ambition de reconnaissance des travailleurs manuels ainsi que sur la dignité et la responsabilité que portent ces occupations domestiques. Leur mise en œuvre scolaire exige une sélection parmi ces travaux et leur mise en forme particulière, c’est-à-dire leur pédagogisation qui s’opère au tournant des XIXe et XXe siècles. En effet, les contenus pratiques et l’organisation matérielle de ces enseignements ne s’accordent pas vraiment à la salle de classe et l’ambition éducative ne peut se satisfaire d’un apprentissage par « ouïe-dire, voir-faire et faire avec », selon les traits de « la forme de transmission orale » antérieure à la « forme scolaire » précisée par Guy Vincent.

Des travaux à l’aiguille à la leçon de couture

Les premières mises en œuvre des travaux à l’aiguille relèvent de cet apprentissage par frayage lorsque les élèves apportent à l’école le fil à tricoter ou le linge à rapiécer, à repriser ou à marquer (la marque du linge correspond aux lettres formées à l’aiguille pour les signer et s’apprend notamment grâce à la réalisation d’abécédaires) et lorsque l’enseignement mutuel est admis avec des « petites mères » qui initient les « petites filles » novices. Ces pratiques sont contestées, de crainte que l’école ne se transforme en ouvroirs. L’exposition universelle de 1867 consacre l’organisation de ces travaux manuels proposée par l’inspecteur A.-J. Viaud qui prescrit la couture, la marque et le tricot et exclut les travaux d’agrément. Pour la couture, il imagine la « pièce de linge » qui supporte les différents essais, cousus puis décousus enfin conservés en tant que spécimens des points à connaître. Les lois scolaires maintiennent ces orientations et les fillettes apprennent, à la suite des exercices froebéliens, la bonne posture du corps et les gestes minutieux avant d’accéder à la confection d’ouvrages simples (essuie-mains, mouchoirs, tabliers, chemise) puis à une initiation à la coupe.

Mais la scolarisation de ces travaux à l’aiguille, alors génériquement désignés par « couture » consiste à promouvoir une méthode qui en fasse un enseignement gradué et simultané. L’inspectrice générale Marie Thomas promeut en ce sens la leçon collective, « avec démonstrations au tableau noir, ou mieux encore, au moyen de tableaux spéciaux en étoffe ». Graduer l’enseignement et en préciser les objectifs progressifs répond au double souci d’affirmer à la fois le caractère scolaire des apprentissages et la mission des institutrices formées pour cet enseignement. Ce processus de scolarisation retient alors la méthode mise au point par les sœurs Schallenfeld, Rosalie et Agnès, à Berlin et diffusée dans les pays d’Europe du Nord. Cette méthode propose la substitution d’une pratique raisonnée à une pratique machinale, d’un enseignement simultané à un échange mutuel de talents, deux spécificités des pratiques scolaires qui unissent aux occupations matérielles un entraînement intellectuel. La leçon de couture est alors organisée en trois temps : des explications pratiques sur le mode d’exécution d’un point ou d’une couture, des exercices préliminaires de tracés ou de dessin, l’exécution sur pièce d’essai. Cette conformation scolaire d’un enseignement « clair, méthodique, intelligent et collectif » s’accompagne de la publication de manuels spécifiques qui ne sont plus des livres de lecture courante et de cahiers qui conservent les explications, les tracés géométriques, les échantillons de points ou les objets confectionnés. L’existence et le maintien de cet enseignement exclusivement féminin, reposent alors sur les liens de la couture avec les autres matières de l’école primaire, selon deux pôles : celui de la géométrie et des sciences appliquées et celui du dessin et des arts appliqués.

D’une première orthographe de la main au travail manuel sans atelier

La scolarisation du travail manuel des garçons répond également à la volonté de prolonger les exercices froebéliens des sections enfantines pour développer « l’orthographe de la main » et ajuster « le compas dans l’œil ». Elle est largement soutenue par des enjeux sociopolitiques de respect de l’unité nationale sans clivage entre « la plume et l’outil », de la valorisation de la classe ouvrière et de l’ambition de « former une armée industrielle aux bras intelligents » selon les mots de l’inspecteur général Gustave Salicis. Mais cette scolarisation est soumise aux contraintes particulières des travaux du bois et du fer, considérés comme représentatifs de toutes les techniques artisanales depuis le milieu du XIXe siècle. Contrairement à la couture de/sur matériaux souples qui n’exigent qu’une instrumentation rudimentaire, les matériaux rigides requièrent des outils spécialisés et des ateliers difficiles à implanter dans toutes les écoles. Ainsi, dès 1892, le modèle défendu pour les classes élémentaires par l’inspecteur général René Leblanc est celui « du travail manuel sans atelier ». Afin de maintenir le goût des élèves pour les travaux manuels, il s’agit alors d’un enseignement centré sur la réalisation d’objets utiles en concordance avec d’une part la géométrie qui donne la raison de l’obtention des formes et des volumes et d’autre part le dessin géométrique car « un travail bien tracé est un travail à moitié fait ». Avec ces orientations pédagogiques, les élèves construisent ou façonnent des objets en papier et carton ou réalisent des « petits travaux en fil de fer, le treillage et les combinaisons de fil de fer et de bois ». En consolidant ces exercices et travaux par leurs liens avec d’autres matières, « l’enseignement manuel et expérimental » selon la désignation de Leblanc a une légitimité scolaire : « les travaux manuels de l’école élémentaire sont à l’enseignement de sciences mathématiques ce que sont les expériences à l’enseignement des sciences physiques et naturelles, avec cet avantage, pour les travaux manuels, qu’ils sont exécutés par toute la classe, qu’ils exercent l’œil et la main de chaque enfant en l’obligeant à observer, à comparer, à mesurer, c’est-à-dire qu’ils fournissent l’objet d’une double et excellente gymnastique, celle des sens et celle de l’esprit. »

De l’économie domestique à l’enseignement ménager

L’enseignement ménager familial obligatoire pour les jeunes filles de 14 à 17 ans, vise également des pratiques raisonnées. C’est en effet une action éducative scolaire fondée sur l’ambition d’amélioration de la vaste étendue des tâches domestiques attribuées aux femmes. Contre une éducation sentimentale et des exécutions machinales, cet enseignement pratique, porté et promu par des femmes engagées, dont la célèbre inspectrice générale Ginette Mathiot, se distingue de celui d’économie domestique, principalement livresque dont les manuels du début du siècle consignent les devoirs des femmes, prescrivent les règles de l’économie du temps et du budget familial, conseillent les façons d’entretenir les vêtements, les choix d’achats ou l’accommodation des restes…

D’une façon originale, l’enseignement ménager est conçu comme un enseignement à vivre à l’école afin d’apprendre à faire grâce aux expériences réelles mises en œuvre dans des salles spécialisées, notamment les « cuisines pédagogiques » qui présentent les équipements désormais disponibles (réfrigérateur, autocuiseur, table de cuisson…). Les contenus relèvent des sciences appliquées à la vie ménagère qui visent l’intelligibilité de toutes les façons de faire usuelles et leur distanciation critique grâce aux sciences physiques, chimiques, naturelles… Les élèves apprennent ainsi les réactions physico-chimiques liées aux modes de cuisson, les techniques de conservation des aliments, l’ordonnancement des opérations dans la préparation d’un repas, le principe de fonctionnement et d’entretien des ustensiles et appareils, les conditions de l’éclairage des espaces… Dans le même esprit, pour la couture utile, elles apprennent les règles du tracé des emmanchures ou d’un col Claudine, les éléments de coupe qui s’associent d’une part à la géométrie, d’autre part à la chimie et à la technologie des textiles. L’enseignement ménager est ainsi un enseignement scientifique dans ses contenus, ses connaissances impliquées et dans la méthode expérimentale qu’il convoque. Par exemple, le lavage du linge suppose observation et réflexion afin d’examiner la nature des souillures et leur fixation sur les fibres, émission d’hypothèses sur les méthodes idoines, expérimentation et enfin optimisation du choix des températures et des détergents.

Cette science de la maison surtout prise en charge par l’enseignement primaire, l’enseignement technique et l’enseignement agricole et d’une façon moindre par l’enseignement secondaire, valorise d’une part la reconnaissance de ces pratiques non machinales et d’autre part offre de nouveaux horizons pour les spécialisations professionnelles des femmes, dans les domaines du travail social, de la diététique, de la consommation, de l’économat, des techniques de laboratoire…

Scolarisation et déscolarisation

L’examen de la scolarisation de pratiques techniques au tournant des XIXe et XXe siècles puis dans la seconde partie du XXe met en évidence les caractéristiques des enseignements scolaires et du processus de transposition qui permettent leur existence. Les contenus d’origine roturière sont ainsi disciplinés à la faveur des pratiques raisonnées ce qu’indiquait un inspecteur à propos du travail manuel des garçons : « l’enseignement du travail manuel paie, pour ainsi dire, son droit d’admission à l’école primaire par les services qu’il rend à l’enseignement général. » Ce constat souligne la fragilité de ces enseignements scolaires dont la légitimité est fondée sur les contenus prescrits, les supports qu’ils offrent pour les pédagogies actives ou les préparations à la vie qu’ils portent. La disparition de ces activités scolaires alors jugées inessentielles marque le processus de leur déscolarisation et de leur retour parmi les activités extra ou périscolaires comme le furent notamment les « occupations d’amateurs » ou les « activités récréatives » dès le début du XXe siècle.

Joël Lebeaume
Professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation
Université Paris

Bibliographie

Renaud D’Enfert, L’introduction du travail manuel dans les écoles primaires de garçons, 1880-1900. Histoire de l’éducation, 113, 31-67, 2007.

Joël Lebeaume, École, technique et travail manuel, Paris : Z’Éditions-Delagrave, 1993.

Joël Lebeaume, L’enseignement ménager en France. Sciences et techniques au féminin (1880-1980). Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014.

Joël Lebeaume, Travaux manuels éducatifs et occupations d’amateurs dans et hors l’école (1890-1975). Le modèle artisanal de la Vie active. In B. Garnier & P. Kahn (dirs), Éduquer dans et hors l’école. Lieux et milieux de formation XVIIe–XXe siècle, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, pp. 201-213.

Antoine Léon, Introduction à l’histoire des faits éducatifs, Paris : PUF, 1980. Chapitre 6 : Des disciplines majeures et des disciplines mineures, pp. 121-148.