École et élitisme,  Numéro 24,  Pierre Merle

L’élitisation du système éducatif français. Fondements idéologiques et politiques scolaires

L’élitisation du système éducatif français se caractérise par une forte surreprésentation des enfants des catégories aisées scolarisés dans les « très grandes écoles ». Cette élitisation résulte d’un double processus : la prégnance des idéologies du don et du mérite ; une organisation scolaire qui donne plus à ceux qui ont plus.

L’élitisation du système éducatif français est comparable au phénomène de gentrification ou d’embourgeoisement de certains quartiers des grandes métropoles françaises. Les catégories sociales favorisées se sont accaparé certains quartiers et, de la même façon, certains parcours scolaires. La connaissance de cette élitisation nécessite une investigation statistique relative à l’origine sociale des élèves scolarisés dans les principales formations de l’enseignement supérieur. Cette connaissance statistique doit être complétée par l’analyse des idéologies du don et du mérite qui contribuent au maintien d’une école inégalitaire et, aussi, par l’analyse d’une organisation scolaire et sociale qui favorise la scolarité des enfants des catégories aisées.

Un enseignement supérieur particulièrement hiérarchisé

L’enseignement supérieur français est particulièrement hiérarchisé. Dans les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), spécificité du système scolaire français, la sélectivité à l’entrée est forte et les enfants d’origine aisée nettement surreprésentés. Les conditions de scolarisation sont particulièrement favorables à la réussite scolaire. Contrairement à l’université, les cours ne sont donnés que dans le cadre d’une classe et les élèves bénéficient d’évaluations hebdomadaires et d’interrogations individuelles.

Le coût annuel par étudiant de cette scolarité est de 15 710 €, soit 50 % de plus que le coût annuel de la formation d’un étudiant de l’université (10110 €) (RERS, 2021). Les CPGE, classes de bachotage où sont nommés les professeurs les plus diplômés et jugés les plus compétents, permettent de façon privilégiée d’accéder aux grandes écoles les plus prestigieuses.

Le dernier rapport de l’Institut des Politiques Publiques (Bonneau et alli, 2021) relatif à l’origine sociale des élèves des 234 grandes écoles est éclairant. Parmi les jeunes âgés de 20 à 24 ans, 23 % sont des enfants d’origine aisée (Professions libérales, cadres, professeurs, ingénieurs…). Les enfants de cette catégorie socioprofessionnelle (CSP) représentent 47 % des étudiants inscrits au niveau bac + 3 à bac+5 et 63 % des effectifs des grandes écoles, soit presque trois fois plus que leur part dans la population des jeunes du même âge. Les élèves scolarisés dans la région Île-de-France et dans les CPGE et les grands lycées parisiens sont fortement surreprésentés dans les admis aux grandes écoles.

Parmi les formations les plus prestigieuses, les enfants des catégories populaires sont particulièrement sous-représentés. Les Instituts d’Etudes Politiques scolarisent moins de 5 % d’enfants d’ouvriers (Ugo Lozach, 2020). Dans les très grandes écoles, « les écoles de pouvoir », telles que Polytechnique, ENA, HEC et les Écoles Normales Supérieures, les enfants des catégories populaires sont encore plus sous représentés. En 2014, l’École polytechnique n’accueillait que 1 % d’élèves enfants d’employés ou d’ouvriers. Dans les ENS, en 2020-2021, seuls 2,4% des admis sont des enfants d’ouvriers (RERS, 2021).

Du collège aux très grandes écoles, les parcours scolaires des élèves se caractérisent par l’élimination progressive des enfants des catégories populaires, essentiellement les enfants d’employés, d’ouvriers et d’inactifs. Si ce phénomène d’élimination est présent dans tous les systèmes scolaires, il est particulièrement marqué pour l’école française. Il est relativement peu contesté en raison de la force des idéologies qui le justifient.

La prégnance des idéologies innéiste et méritocratique

Toutes les organisations, institutions et hiérarchies sociales sont fondées sur des systèmes de justification qui ne sont rien d’autre que des représentations idéologiques du monde. Sur cette question, La République de Platon constitue une référence classique : « Dieu vous a formés différents. Ceux d’entre vous qui ont la capacité d’exercer l’autorité sont le produit d’un mélange où Il a fait entrer de l’or, et ils sont d’une très grande valeur ; les auxiliaires ont un mélange d’argent ; le fer et le bronze ont servi pour la création des paysans et des autres métiers (…). En principe vos enfants doivent vous ressembler ». Pour Platon, cette justification du monde n’est qu’un « mensonge ». Censée éviter la ruine de la Cité, cette fable a une finalité politique : supprimer toute revendication sociale et maintenir chacun à sa place.

Cette métaphore des métaux est à la fois une justification divine du monde – « Dieu vous a formés différents » – et une justification de type biologique : les chefs, produits d’un mélange composé d’or, ont une très grande valeur. Alexis Carrel a poussé à l’extrême cette métaphore des métaux en supprimant la référence déclinante en Dieu pour privilégier une pseudo explication biologique : « La répartition de la population d’un pays en différentes classes sociales n’est pas l’effet du hasard, ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. (…). Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit »[1]Alexis Carrel, L’Homme cet inconnu, Plon, 1935.

Plus récemment, Richard Herrnstein (1971), longtemps professeur de psychologie à Harvard, a transféré dans le domaine éducatif la thèse radicale d’Alexis Carrel : « L’affaire est entendue : l’échec scolaire est dû au caractère héréditaire des facultés intellectuelles ». Cette thèse est typique de la pensée conservatrice : il n’existerait pas d’inégalités scolaires, seulement des différences de nature qui s’imposent à chacun. Albert Jacquard (Jacquard, 1978) a montré « l’absurdité » d’une telle affirmation qui, en cumulant les confusions conceptuelles, notamment en négligeant la différence essentielle entre phénotype et génotype, a substitué une justification idéologique des hiérarchies scolaires à l’exigence de la preuve scientifique.

Dans son ouvrage Le Maître ignorant (2004), Jacques Rancière a montré le caractère tautologique des discours usuels sur « l’intelligence » : « L’un réussit mieux que l’autre, c’est un fait. S’il réussit mieux dites vous, c’est parce qu’il est plus intelligent. Ici l’explication devient obscure. Avez-vous montré un autre fait qui serait la cause du premier ? (…) En disant il est plus intelligent, vous avez simplement résumé vos idées qui racontent le fait. Vous lui avez donné un nom. Mais le nom n’est pas sa cause. Vous avez une première fois raconté le fait en disant : “ il réussit mieux ”. Vous l’avez raconté une seconde fois en affirmant : “ il est plus intelligent ”. Mais il n’y a pas plus dans le second énoncé que dans le premier ».

La pertinence des critiques à l’égard de l’idéologie du don a progressivement fait reculer celle-ci au profit de l’idéologie du mérite. Sa force argumentative est plus grande. La réussite individuelle ne serait pas liée à des caractéristiques génétiques mais seulement aux différences d’efforts fournis par chaque individu. L’idéologie méritocratique tire son succès de sa conformité aux principes d’égalité et de justice propres à l’idéal démocratique. Elle fait cependant l’objet de fortes critiques.

Pour reprendre la formule de John Rawls, « nul ne mérite pleinement son mérite ». Les travaux sur les différences de développement cognitif des enfants selon leur origine sociale le montrent suffisamment. Ainsi, confirmant des travaux antérieurs, Grobon et al. (Grobon, 2019) ont montré que le développement langagier des enfants était sensiblement différencié selon l’origine sociale dès l’âge de deux ans. Les enfants d’origine aisée disposent notamment d’un lexique plus étendu. Dès l’école maternelle, leurs compétences sociolinguistiques plus grandes favorisent une meilleure compréhension des enseignements. Si, dans tous les systèmes scolaires, les enfants d’origine favorisée réussissent mieux que les autres en raison d’une socialisation familiale généralement plus favorable à leur développement cognitif, la spécificité de l’école française est d’accroître particulièrement les chances de réussite des enfants d’origine aisée. Par quels mécanismes ?

Séparatisme social et séparatisme scolaire

Le collège unique est un mythe. Les collèges classés « plutôt favorisés » et « très favorisés » scolarisent principalement des élèves d’origine aisée. Dans ces établissements situés généralement dans les centres-villes, les élèves en retard scolaire sont peu nombreux (moins de 5 %) ainsi que la part des boursiers (moins de 6 %). Plus de 75 % des collèges classés « très favorisés » sont des établissements privés. La situation des collèges « plutôt défavorisés » et « très défavorisés », qui scolarisent majoritairement des enfants d’origine populaire, est strictement inverse. Dans les collèges « très défavorisés », la part du privé est limitée (6,5 %), 17,5 % des élèves sont en retard et 64 % sont boursiers (Merle, 2021).

Dans les collèges favorisés, l’offre pédagogique est abondante : section bilangue, section européenne, langues étrangères rares. Les équipes pédagogiques sont stables et les professeurs majoritairement certifiés. La situation est strictement inverse dans les collèges « très défavorisés ». L’offre pédagogique est limitée, les équipes pédagogiques sont instables et la part des enseignants contractuels, peu formés et avec une expérience limitée, plus élevée. À l’exception d’un nombre d’élèves par classe légèrement plus réduit dans les collèges défavorisés, différence trop faible pour exercer un effet positif sur les apprentissages, l’organisation du système scolaire français donne moins à ceux qui ont moins.

Les différentes filières des lycées prolongent la différenciation sociale et scolaire des collèges. Ainsi, avant leur suppression, les terminales scientifiques scolarisaient 67 % d’élèves d’origine moyenne et favorisés et 33 % d’élèves d’origine favorisée alors que les terminales professionnelles scolarisaient 69 % d’enfants d’origine défavorisée et 31 % d’origine favorisée et moyenne (Merle, 2021). Si la nouvelle organisation du lycée brouille les cartes des inégalités sociales de parcours scolaires, ces inégalités demeurent présentes. La triplette d’enseignement de spécialités « mathématiques, physique chimie, SVT » reconstitue l’ancienne terminale scientifique et demeure la plus choisie par les élèves d’origine aisée.

Le séparatisme scolaire a notamment sa source dans le séparatisme territorial des catégories sociales les plus aisées, le communautarisme des plus riches. Ceux-ci sont fortement concentrés dans les quartiers centraux des grandes métropoles. Ces quartiers se caractérisent par une forte surreprésentation des « grands lycées » publics et privés (Merle, 2012) qui scolarisent principalement les enfants de catégories aisées. Cette concentration des meilleurs élèves dans les mêmes établissements favorise des effets de pairs positifs et une émulation individuelle et collective qui renforce la force du modèle parental de l’excellence scolaire. À l’exception du dédoublement des classes des CP et CE1 qui concerne une minorité d’écoliers, y compris d’origine populaire (Merle, 2021), l’organisation du système scolaire donne plus à ceux qui ont plus. En ce sens, le modèle méritocratique est une mystification.

Telle qu’elle a été conçue en 2021, la réforme de l’Affelnet parisien, en réduisant le choix possible des élèves de chaque collège à seulement cinq lycées définis nominativement, constitue une véritable assignation à résidence. Même les excellents élèves scolarisés dans certains collèges des 19e et 20e arrondissements ne pourront pas accéder aux meilleurs lycées du centre-ville parisien qui permettent un accès privilégié aux meilleures CPGE et, in fine, aux très grandes écoles. Le fonctionnement de l’Affelnet parisien est représentatif de l’organisation scolaire. A compétences scolaires égales, les enfants d’origine aisée ont, en moyenne, de meilleures carrières scolaires que les enfants des autres origines sociales (Estelle Herbaut, 2019). En ce sens aussi, le modèle méritocratique est une mystification, une forme de storytelling.

Combiné avec le dénigrement des études sociologiques, le modèle méritocratique, par sa simplicité séduisante et son adhésion formelle au principe démocratique de justice, aboutit de fait à discréditer, voire à empêcher, l’analyse de l’inégale répartition des ressources éducatives et des mécanismes de sélection territoriale et scolaire au fondement de la surreprésentation des enfants des catégories aisées parmi l’élite scolaire.

Conclusion

L’élitisation du système scolaire français n’est pas une fatalité mais le produit de politiques éducatives et sociales favorables aux catégories aisées. La construction de logements sociaux dans les quartiers des centres-villes, une offre pédagogique équivalente dans tous les collèges, le maintien de professeurs expérimentés dans les collèges de l’éducation prioritaire grâce à des primes attractives, la modification de la carte scolaire avec des secteurs plus larges, comprenant deux collèges de façon à procéder à des affectations sources de mixité sociale (Grenet et al., 2021), un calcul des ressources des établissements, non au prorata du nombre d’élèves, mais en prenant en compte la proportion d’enfants d’origine défavorisée, etc. favoriseraient une répartition plus équitable des ressources éducatives et une égalité des chances particulièrement réduite dans l’école française.

Pierre Merle
Professeur émérite de sociologie
Institut Supérieur du Professorat et de l’Education (INSPE) de Bretagne

Bibliographie

Cécile Bonneau et alii, Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? Rapport IPP, n°30, 2021.

Sébastien Grobon et allii, Inégalités socio-économiques dans le développement langagier et moteur des enfants de deux ans, INED, 2019.

Albert Jacquard, L’inné et l’acquis, Journal de la société statistique de Paris, t. 119, n° 3, 1978.

Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Repères, La Découverte, 2012.

Pierre Merle, Parlons école en 30 questions, La Documentation française, 2021.

Notes[+]