Éduquer à l'anthropocène,  Hélène Langevin-Joliot,  Numéro 27

Culture scientifique et éducation à l’environnement

« La culture générale c’est ce qui permet à l’individu de sentir pleinement sa solidarité avec les autres hommes, dans l’espace et dans le temps, avec ceux de sa génération comme avec les générations qui l’ont précédé et avec celles qui le suivront. Être cultivé, c’est donc avoir reçu et développé constamment une initiation aux différentes formes d’activité humaine indépendamment de celles qui correspondent à la profession, de manière à pouvoir entrer largement en contact, en communion avec les autres hommes. »

Paul Langevin[1]Contribution de l’enseignement des sciences physiques à la culture générale, Conférence du 11 juin 1931 au Musée pédagogique, La pensée et l’action les éditeurs français réunis, Paris, 1950, p. 213

Je partirai d’un constat : si l’importance des retombées de la science et des technologies qu’elle engendre est généralement perçue, la culture scientifique a une place très réduite dans la culture des citoyens des sociétés modernes. C’est le cas en France aujourd’hui, y compris parmi les « élites » intellectuelles et politiques, des médias et plus encore des réseaux sociaux. Cela mérite interrogation.

La « culture » est généraliste par nature, mais on la décline le plus souvent en évoquant la culture littéraire et philosophique, parfois la culture musicale et artistique… et éventuellement au bout de la liste, la culture scientifique. L’appartenance de celle-ci à la culture est loin d’être une évidence. Ce devrait être le cas aujourd’hui alors que la science a rejoint « les humanités » dans l’enseignement secondaire, il y a plus d’un siècle, que cet enseignement est généralisé et que de nombreuses initiatives, les fêtes de la science en particulier, sont organisées. « Je ne comprends rien à la science », une formule que l’on entend trop souvent, alors que celle-ci joue un rôle toujours plus grand dans nos vies. C’est une situation dangereuse, et d’abord pour la démocratie. Le développement d’une culture scientifique générale commune est aujourd’hui un enjeu aussi important pour l’avenir de la démocratie que le fut la généralisation de l’alphabétisation en d’autres temps. Les défis écologiques actuels, qui obligent à repenser notre développement en rapport à l’environnement font de cet objectif une urgence.

Quelles approches mettre en œuvre pour avancer vers un tel objectif ? Quels obstacles faudrait-il surmonter ? L’intérêt porté par chacun à la culture scientifique est indispensable pour en acquérir quelques éléments et s’interroger sur la manière dont ils s’articulent avec d’autres. Cet intérêt ne va pas de soi. Le contexte du néolibéralisme où la place accordée à la science est plus utilitaire qu’émancipatrice n’y est, pour le moins, pas favorable. Circulent aussi dans ce contexte nombre d’idées fausses ou pour le moins approximatives sur la science, sur la recherche scientifique et ses résultats. Le combat pour une culture scientifique générale commune, contre les idées fausses sur ce qu’est la science, doit s’inscrire dans le combat contre le néolibéralisme. Le développement des recherches s’est traduit par une augmentation accélérée des résultats obtenus au fil des années. Il ne s’ensuit pas qu’une culture générale doive prendre en charge ces résultats comme une somme de savoirs spécialisés à résumer. L’idée démobilisatrice que la découverte de nouvelles connaissances rend les précédentes obsolètes doit être combattue. Les connaissances nouvelles s’inscrivent au pourtour du champ des connaissances déjà acquises et élargissent ce champ, donc celui des investigations futures.

Comment définir le contenu d’une culture scientifique générale, qui puisse être partagée par tous pour pouvoir agir face aux défis de notre époque ? La définition de la culture générale donnée par Paul Langevin et rappelée au début de ce texte souligne qu’elle doit s’enrichir des connaissances qui émergent des activités de tous. Elle conçoit l’action du présent, en liaison avec le passé pour se projeter vers l’avenir. Les réflexions qui suivent s’inspirent aussi des éléments avancés dans le livre « science et culture, repères pour une culture scientifique commune » élaboré par un groupe de l’Union rationaliste[2]Jacques Haissinski, Hélène-Langevin-Joliot, Jean-Pierre Kahane, Michel Morange, Évariste Sanchez-Palencia, Science et Culture, Repères pour une culture scientifique commune, Éditions Apogée, 2020, e-book.

Ce sont les méthodes utilisées par la science qui donnent aux résultats de celle-ci un statut radicalement différent de celui d’une opinion ou d’une croyance. Les principes sous-jacents à la science, ainsi que quelques lois fondamentales s’imposent aussi bien pour décrire le monde inerte que le monde vivant et les phénomènes qui s’y développent. Il ne peut être question d’adopter une approche encyclopédique pour décrire ces mondes dans lesquels ces lois opèrent. Un récit simplifié mais correct sur le fond de nos connaissances actuelles, donne une vue d’ensemble de l’histoire de l’univers et de la vie. Un tel récit unificateur peut être utilisé comme référence pour approcher, en fonction des interrogations de chacun, des questions plus spécifiques : parmi les plus importantes, la composition de la matière, l’énergie et ses transformations, les spécificités du monde vivant et les écosystèmes, ou des notions, tel le hasard, la symétrie ou l’information. Une culture scientifique générale ne peut faire l’économie de considérations sur les ordres de grandeurs mis en jeu dans les différents « objets » d’étude, dans les différents phénomènes. Elle doit permettre d’acquérir une familiarité minimum avec la nation d’erreur, et plus généralement avec la notion d’incertitude et sa gestion statistique

La place de l’observation, de l’expérience, de la théorie dans les avancées de la science a évolué au cours de l’histoire. La validité scientifique des résultats d’expériences est d’autant plus solide que le système étudié est mieux délimité par rapport à l’extérieur, et/ou que ses interactions résiduelles avec ce dernier sont mieux évaluées, ce qui n’est ni évident, ni jamais absolu, ce qu’on oublie parfois devant un résultat controversé. Les programmes scolaires comportent aujourd’hui dès le primaire un enseignement de « la démarche d’investigation ». On pourrait s’en réjouir sans réserve, n’étaient la formation et les moyens insuffisants donnés aux professeurs pour le mettre en œuvre.

Il n’y aurait pas de science possible sans le principe de causalité et l’invariance des lois de la nature dans l’espace et dans le temps. Une expérience n’a de valeur scientifique que si elle peut être reproduite. Nombre d’expériences, comme on sait, ont pour but de déterminer la cause ou les causes de tel ou tel phénomène. Nombre d’études en santé publique aussi. Tout ce qui précède un phénomène n’en est pas nécessairement la cause, la difficulté est souvent de reconnaître et d’éliminer des corrélations dues au hasard entre phénomènes, qui n’établissent pas une relation de causalité.

Méthodes et principes ont permis à la science de se construire. Contrairement à l’idée que l’on en donne parfois, son histoire ne se résume pas aux percées exceptionnelles que l’on doit à quelques-uns, la science est une œuvre collective. Elle a d’abord progressé au fil des siècles par la recherche de réponses à des questions concrètes pour la société et depuis quelques siècles et de plus en plus, elle progresse dans une logique propre à la recherche de connaissances nouvelles, dont les retombées pratiques, les nouvelles technologies, ne sont pas prédictibles a priori. Nous avions inclus dans le livre évoqué ci-dessus la présentation simplifiée de quelques exemples d’histoire des sciences qui nous semblaient particulièrement instructifs de ce point de vue.

La découverte de lois de portée générale a apporté une cohérence interne à l’ensemble de l’édifice de la science. Il en est ainsi des lois de conservation, en particulier de l’énergie. Il en est ainsi plus généralement des lois de la thermodynamique dont les applications aux systèmes les plus variés, y compris dans le vivant, peut être subtile, mais d’importance majeure pour comprendre ce qui est possible on non. Ainsi la transformation de chaleur en travail s’effectue avec un rendement limité par des raisons de principe. Le rendement pratique d’autres transformations ou processus divers peut être proche de l’unité ou bien plus faible pour nombres de raisons. Quoiqu’il en soit le rendement de ceux-ci est une caractéristique de première importance pour apprécier l’intérêt d’une possible utilisation.

Je conclurai sur les questions d’environnement, qui sont loin de ma compétence, avec quelques remarques.

La biologie a fait des progrès considérables depuis l’époque de Pasteur, entrainant ceux de la médecine et de la santé. Il s’en est suivi une quasi-explosion de la population de l’ordre d’un facteur 7 au vingtième siècle. L’humanité compte maintenant quelques 7,5 milliards d’individus. Les activités humaines qui se sont développées en conséquence ont atteint un niveau tel que leurs conséquences ont des répercussions évidentes et dangereuses à l’échelle de la planète. Le réchauffement climatique en est l’un des exemples majeurs. Le prélèvement sans limites de ressources dans l’environnement et l’accumulation de déchets faute de recyclage pas toujours possible, ou la dégradation de la biodiversité ne sont plus et de loin supportables. La prise de conscience de cette situation est inégale dans toutes les régions du monde, la capacité d’y faire face aussi. Les solutions (souvent encore à trouver) pour réparer ce qui peut l’être et pour mettre en œuvre de nouvelles réponses « durables » aux besoins des populations, demanderont d’énormes investissements. Il faudra les imposer contre les intérêts qui gouvernent le système économique actuel mondialisé.

S’il fallait caractériser par quelques mots fréquemment prononcés, les débats actuels sur les questions d’environnement, je retiendrais « biodiversité, pollution, pesticide ». On n’y trouve pas ou peu les mots qui évoqueraient l’insuffisance de terres cultivables pour nourrir une population mondiale encore en croissance. Ni ceux qui pointent la proportion déjà considérable de terres cultivées de longue date, dégradées par les machines et pratiques industrielles parfois au point d’être inutilisables. Un peu plus ceux qui pointent la vulnérabilité particulière des terres tropicales dès lors qu’elles sont mises à nu.

La nécessité de préserver la biodiversité commence à s’imposer, les mesures à prendre pour y parvenir doivent pouvoir s’appuyer sur la connaissance de chaque situation. Celles-ci seront d’autant plus efficaces et durables qu’elles auront été dégagées avec les populations concernées à partir d’un état des lieux scientifiquement établi.

Les pollutions de toutes natures engendrées par les activités humaines sont au premier rang des inquiétudes qui s’expriment. Elles portent atteinte à notre santé, dans une mesure qui donne, à juste titre ou non, souvent lieu à controverse. La pollution est l’un des exemples types où les intérêts légitimes de différentes parties de la population peuvent diverger : population généralement aisée de centre-ville, population périphérique généralement défavorisées, agriculteurs et riverains. Les réflexions sur les moyens à employer pour réduire la pollution devraient impliquer l’ensemble de ces populations, pour tenir compte à la fois des questions environnementales et sociales. Sur la question des pesticides, j’insisterais sur la nécessité de donner à chacun des informations claires sur les propriétés, la dangerosité en fonction des durées de vie et transformations de tel ou tel pesticide dans tel ou tel environnement.

Les appels à la responsabilité individuelle, qu’il s’agisse de réduire la consommation d’énergie ou de préserver telle ou telle espèce particulière ne sont ni inutiles, ni illégitimes, pour peu qu’ils ne servent pas d’alibis pour refuser de reconnaître que les objectifs des transitions énergétiques et écologiques appellent pour l’essentiel des actions collectives à engager en particulier par les États, sans crainte de bousculer les sacro-saintes règles du marché.

Hélène Langevin-Joliot
Directrice de recherche honoraire au CNRS

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