Éduquer à l'anthropocène,  Godefroy Guibert,  Numéro 27

L’école capitaliste au service de l’anthropocène.

L’objet de cet article est de montrer comment l’école empêche l’émergence d’une pensée et d’un engagement écologiques avant de centrer le propos sur la place dévolue aux sciences économiques et sociales (SES) pour la prise en compte de ces enjeux.

Le 12 mai 2022, une des questions proposées aux candidat.es de l’épreuve de SES du baccalauréat a particulièrement fait grincer des dents. Il s’agissait d’une question de cours sur 3 points dont la consigne n’invite aucunement au débat et dont l’intitulé exact était : « Vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance ». C’est malheureusement la partie immergée de l’iceberg de la déconnexion criminelle qui est à l’œuvre dans le système scolaire français entre l’enjeu historique pour l’espèce humaine de préserver les conditions d’habitabilité de la planète d’une part et la réponse institutionnelle et pédagogique apportée d’autre part. Comment en est-on arrivé là ?

École et écologie : la genèse d’un hiatus.

Je m’appuie ici sur l’ouvrage de Daniel Curnier Vers une école éco-logique[1]Daniel Curnier, Vers une école éco-logique. Critiques éducatives, Lormont, Le Bord de l’eau, 2021 dont la force est de rappeler que l’école n’échappe pas aux trois piliers qui fondent notre société thermo-industrielle et nous mènent droit à la catastrophe écologique. Ces trois piliers sont la science, le capitalisme et la séparation entre nature et culture. Je vais tenter de résumer et de prolonger les propos de l’auteur pour montrer en quoi notre école est bien le fruit de ces trois piliers.

Des Lumières au technosolutionnisme : une École qui produit une pensée en silo incapable de penser l’anthropocène.

On peut situer au XVIIème siècle pour la France la sécularisation progressive de la pensée et faire de Descartes l’un des points de bascule vers l’appréhension du monde à travers l’unique focale scientifique. Cela implique de séparer le chercheur de ses objets d’étude et donc d’une certaine façon cela participe d’une réification du monde. Ce programme mécaniste de démystification du réel sur lequel l’être humain peut avoir parfaitement prise se retrouve à la fin du « Discours de la méthode » dans la célèbre formule programmatique de Descartes qui invite à « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Ce découpage, couplé au processus de division du travail, façonne une entrée disciplinaire et une spécialisation académique toujours plus poussées dont le revers est d’aboutir à une approche en silo incapable d’embrasser le dérèglement systémique dont est porteur l’anthropocène. Notre école n’échappe pas à ce découpage disciplinaire et à la reproduction de ce rapport au monde. Pire, la réforme Blanquer et la spécialisation toujours plus précoce des élèves pour répondre à l’entonnoir bac-3/bac+3 les éloignent un peu plus d’une culture scolaire commune humaniste au sens de la Renaissance et les contraignent à une cécité grandissante.

Au mieux, il s’agit de s’attaquer aux conséquences du dérèglement climatique mais jamais à ses causes profondes et l’on n’échappe jamais au mythe « technosolutionniste » parfaitement analysé par François Jarrige[2]François Jarrige. Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2016.. Le sujet de baccalauréat rappelé au début de cet article est l’héritier parfait de cette lente dérive qui imprègne l’école et la création en 2011 de la filière technologique « Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable » (STI2D) institutionnalise cette vision du monde.

De la Révolution industrielle à l’école du numérique : une École qui fabrique du travailleur docile et du citoyen écoresponsable

Au XIXème siècle, l’augmentation de la productivité agricole et l’émergence du mode de production industrielle dont l’usine est le symbole entraînent un exode rural progressif et une perte de repères sociaux porteuse d’un risque d’anomie pour une classe prolétaire grandissante. Le titre de l’ouvrage de Louis Chevalier « Classes laborieuses et Classes dangereuses » rend compte de l’angoisse de la bourgeoisie face aux conséquences de la misère sociale et dès lors l’école primaire se voit confier le rôle de discipliner les enfants d’ouvrier et de les préparer au travail peu qualifié de l’usine. On retrouve cette doctrine réactionnaire dans le tryptique « lire, écrire, compter », la tentation du retour à l’uniforme et la réaffirmation de l’autorité du maître portés par récemment par Jean-Michel Blanquer. Avec l’électrification et la mécanisation de la production, l’École va devenir le lieu de la formation de travailleur.ses toujours plus qualifié.es sans pour autant, selon notamment Michel Foucault, perdre son rôle de soumission des élèves aux contraintes du salariat. Le découpage de la journée en plages horaires fixes marquées par des sonneries rappellent constamment le monde de l’usine et la sanction désormais immédiate par l’envoi d’un SMS aux parents en cas d’absence pousse toujours plus loin le « Surveiller et punir ». Je me souviens ainsi d’élèves de terminale me demandant si l’institution scolaire les noterait absent.es en cas de participation à un vendredi pour le climat et si cela aurait des conséquences dans leur dossier pour Parcoursup… La réponse étant positive, cela avait suffi à décourager toute forme d’engagement.

Par-delà la docilité, l’ouvrage « La nouvelle école capitaliste »[3]Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, la Découverte, 2012. permet de rendre compte du processus toujours à l’œuvre de dévoiement de l’école à des fins de production de capital humain directement exploitable par le monde de l’entreprise. La casse des filières d’enseignement pour rendre les élèves entrepreneurs de leur propre parcours individualisé avec la mise en place de Parcoursup pour une sélection scolaire et sociale toujours plus poussée s’inscrit parfaitement dans l’esprit d’une école néolibérale au niveau de l’enseignement général. Mais cet esprit frappe également la voie professionnelle dont la réforme en cours illustre de manière terrifiante cette dynamique en renforçant le temps des jeunes passé en entreprise, en calibrant toujours plus les filières professionnelles vers les besoins économiques locaux et en diminuant les volumes horaires des enseignements généraux à la portée émancipatrice. Ici l’école répond à la polarisation des emplois et permet comme nous le rappellent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron de transformer « ceux qui héritent en ceux qui méritent » via la légitimité conférée au diplôme qui vient valider et faire accepter les inégalités sociales héritées. Notons ici que dans les programmes officiels de SES au lycée on ne trouve aucune occurrence du nom de Pierre Bourdieu. Un sujet du type « Vous montrerez comment l’École permet de légitimer les inégalités sociales » n’a dès lors aucune chance de tomber !

L’école renforce la dualité nature/culture et trouve dans le numérique un allié redoutable

On peut ici repenser à La guerre des boutons de Louis Pergaud et à l’expression « d’école buissonnière » pour illustrer la façon dont l’école coupe les enfants de leur milieu naturel et d’une certaine manière de leur apprentissage du vivant. Je cite ici Daniel Curnier :

« L’organisation de la journée des enfants participe plus généralement à cette distanciation. Aujourd’hui, de plus en plus d’entre eux sont emmenés de leur appartement vers leur établissement scolaire en voiture […]. Puis ils repartent en voiture vers le conservatoire de musique ou la salle de sport, avant de rentrer à la maison où ils passent la soirée à l’intérieur. En cinquante ans, le temps quotidien passé à l’extérieur par les enfants suisses a été divisé par quatre pour se limiter à trois quarts d’heure par jour ». Ce phénomène renforce la déconnexion avec la nature et participe à inscrire cette fausse dualité entre une supposée nature et une supposée culture (ici le monde de l’école) dénoncée par Philippe Descola[4]Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Bibliothèque des sciences humaines, Paris, NRF, Gallimard, 2005. Pire, l’école du numérique et avec elle la tentation croissante d’une école en distanciel risque, par écran interposé, de séparer un peu plus les élèves de tout contact avec le monde qui les entoure. Pourtant, Eloi Laurent pointe le lien entre l’emprise progressive du numérique (aux conséquences écologiques dramatiques) et le déclin du bonheur notamment dans les enquêtes menées auprès des adolescent.es américain.es. Le développement du numérique s’accompagne en effet d’un sentiment d’isolement social (qui n’est absolument pas compensé par l’usage des réseaux sociaux) et d’une désorganisation des rythmes sociaux et biologiques. Les chiffres sont édifiants : en 2017, les adolescent.es américains de 17-18 ans consacraient plus de six heures par jour de leur temps libre à seulement trois médias numériques : Internet, réseaux sociaux et SMS[5]Éloi Laurent, Sortir de la croissance, mode d’emploi, Paris, Éditions les liens qui libèrent, 2021. Nous avons vu au cours de la pandémie comment l’école en distanciel a fini de fragiliser nos élèves et comment elle a généré de nombreuses phobies scolaires et un mal-être profond[6]En juillet 2021, les syndromes anxieux ou dépressifs concernent 16 % de la population âgée de 16 ans ou plus (contre 11 % en 2019), 12 % des hommes (9 % en 2019) et 19 % des femmes (12 % en 2019). Voir DRESS, Santé mentale : une amélioration chez les jeunes en juillet 2021 par rapport à 2020 mais des inégalités sociales persistantes, étude du 22/06/2022 : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-06/er1233.pdf. Cela laisse présager des drames écologiques et sociaux de la généralisation d’une école 2.0.

Les SES face au SOS écologique

J’aimerais à présent montrer comment les différentes tensions évoquées précédemment percutent directement l’enseignement des SES et comment une partie de ses professeur.es tentent de bifurquer.

Premièrement, depuis leur apparition dans les lycées en 1967, les SES luttent pour la défense d’une approche transdisciplinaire à rebours du cloisonnement disciplinaire de l’enseignement supérieur. L’idée est bien en effet de sensibiliser les élèves à des « objets-problèmes » dans toutes leurs dimensions : économiques, sociales, politiques à l’aide de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnographie, de l’économie, de l’histoire et des sciences politiques. L’acronyme SES caractérise cette ambition initiale d’enseigner les sciences économiques et sociales et non d’être étiqueté comme Économie-Sociologie-Sciences Politiques. Les SES sont ainsi un lieu de résistance à la pensée en silo, un lieu où l’on tente constamment de réencastrer l’économie dans le social. Cela suscite évidemment de nombreuses attaques de la part du patronat via une pression permanente sur les programmes scolaires[7]Marjorie Galy, Erwan Le Nader, Pascal Combemale, Stéphane Beaud, et Thomas Piketty, Les sciences économiques et sociales : histoire, enseignement, concours, Grands Repères, Paris, la Découverte, 2015. L’Association des Professeur.es de SES (APSES) combat du mieux qu’elle peut ces différents assauts mais malgré les mobilisations et le rejet massif du Conseil Supérieur de l’Éducation en 2018 des programmes de SES, ces derniers sont imposés de force par la réforme Blanquer. L’approche disciplinaire y est réaffirmée. Pire encore, une part belle est faite à la microéconomie en première et au modèle de l’homo economicus afin de coller aux exigences de la doxa économique libérale majoritairement enseignée dans le supérieur. De plus, toute histoire de la pensée a été évincée et la plupart des débats ont été tranchés. Les questions écologiques en sont un exemple frappant. Ainsi, dans les nouveaux programmes, la critique du PIB est grandement appauvrie, le débat entre soutenabilité faible et forte a été retiré et seules les solutions par le marché et l’innovation verte sont présentées dans le cadre de la classe de terminale. On retrouve ici évidemment la patte de Philippe Aghion chargé avec Pierre-Philippe Menger de la réécriture des programmes. Avec la réforme de Jean-Michel Blanquer, c’est au-delà des programmes, la filière ES qui a été détruite et avec elle une très forte diminution des heures d’enseignement consacrées à cette matière et donc de nombreux postes détruits. Le coup de force est donc idéologique, pédagogique et structurel et on ne peut que s’inquiéter de la destruction d’un des rares espaces au sein même de l’institution scolaire où l’on peut penser les inégalités sociales à l’école, l’ineptie d’un indicateur tel que le PIB, l’absurdité de vouloir passer d’une pensée économique de mathématique pure sous postulat de concurrence pure et parfaite à une économique normative qui plierait le réel à ses modèles. Enfin, le programme de SES n’échappe pas aux injonctions à l’Éducation au Développement Durable dont l’un des aspects les plus pernicieux est peut-être l’éducation aux éco-gestes. C’est ainsi que le programme de terminale de SES implique de traiter de la consommation engagée. Face à ces différentes attaques, une partie des professur.es de SES réunie au sein de l’APSES a créé le groupe de travail Bifurcation. Son but est de rédiger collectivement des supports de cours qui traitent réellement des enjeux écologiques tout en garantissant que les points de programme officiels sont acquis. C’est à ce braconnage et à cette ligne de crête que nous sommes réduit.es aujourd’hui mais c’est la preuve d’une résistance réelle à l’école néolibérale et son monde. C’est également un formidable lieu de production d’un savoir commun porteur d’émancipation et d’espoir pour une nouvelle école sur une planète vivante.

Godefroy Guibert
Professeur de sciences économiques et sociales en lycée
Co-pilote du chantier Écologie et Justice Sociale de l’IRFSU
Militant SNES et membre de l’Association des Professeur.es de Sciences Économiques et Sociales

Notes[+]