Bruno Brisebarre,  L'émancipation au cœur de l'éducation,  Numéro 3,  Rodrigo Arenas

Pour des parents d’élèves, qu’évoque le terme émancipation ?

L’École de la République est assise sur l’élitisme républicain, doté de cette idée constitutive du pacte social et éthique français qui consiste à intégrer l’idée que tout enfant de la République peut accéder à l’élite de la Nation, et ce, quelle que soit son extraction sociale. Hégémonie culturelle diront les uns, méritocratie du travail pour d’autres, il n’empêche qu’en cinquante ans le nombre d’enfants issus des milieux « populaires » accédant aux écoles d’élite n’a cessé de diminuer. Que dire aux 60 % de Français exclus des métropoles dynamiques ? Que deviendront ces enfants qui doivent se contenter de regarder cet univers créateur de richesses et d’inégalités, privés de la mobilité qui leur permettrait de changer leur représentation du monde ? Comment peuvent-ils respecter cette société qui ne réussit plus à protéger leurs parents, les prive d’emploi et de nouveaux horizons ?

Deux parents sur trois demandent aux enseignants de donner des devoirs aux enfants alors même qu’ils sont un facteur d’accroissement des inégalités scolaires. Près de quatre diplômés du supérieur sur cinq sont contre leur suppression tandis qu’ils sont tout de même 3 sur 5 chez les Français sans diplôme. Tout est là, ou presque, sauve qui peut, mais mon enfant d’abord et tant pis pour les autres, après tout c’est l’Ecole de la vie.

Connaître les bons codes vestimentaires et de langage, les bons réseaux, les bonnes filières : avec plus ou moins de réussite, aucun parent n’échappe à la tentation de la course sociale et de l’évitement scolaire. La reproduction sociale tourne à plein grâce à l’Ecole et quelle que soit notre « place » dans la société, on cherche à positionner nos enfants du mieux possible ; l’aliénation se maintient à ce prix-là. L’Ecole détient les clefs de l’intégration des rapports de domination de notre société, de la compréhension de l’hétérogénéité de notre monde circonscrit au périmètre réducteur des règles sociales et des savoirs académiques, de la tolérance de l’intervention citoyenne dès lors qu’elle ne revêt pas de caractère subversif où alternatif.

Il faut faire l’ENA, Sciences Po ou HEC.

Pour se préparer aux grandes écoles, ces fétiches, les choses sérieuses commencent dès les petites classes. La guerre de tous contre tous est déclarée et ce sont les garçons qui sortent du lot, c’est la loi du genre. Tout est fait pour que les enfants intègrent cette course sociale dès le plus jeune âge, même si certains partent avec les pieds attachés quand d’autres sont amenés en voiture avec chauffeur devant l’entrée de l’École alsacienne. Ce darwinisme scolaire réussira tant que ne sera valorisée et enseignée qu’une seule forme d’intelligence, tant que la diversité des acquis, des connaissances et des influences culturelles ne sera intégrée qu’au niveau du folklore et comme « abdication » devant un fait majoritaire.

Dans ce contexte de lutte des places, que peuvent bien vouloir les parents pour leurs enfants ? On a tendance à dire le bonheur. En attendant, les parents veulent que leurs enfants acquièrent autonomie et citoyenneté pour leur permettre d’évoluer dans l’ordre social institué. Problème. En période de chômage et d’abstention de masse, l’autonomie tient souvent lieu d’idéal et la citoyenneté se heurte aux limites des campagnes de pub : « Tu es jeune ? Sois responsable ! VOTE ! ». Et pourtant, comme les 3 composantes de la devise républicaine, la citoyenneté et l’autonomie n’existeront pas parce qu’imprimées en lettre d’or, mais parce que mises en œuvre avec les enseignants comme une composante à part entière des pratiques et des acquis pédagogiques.

C’était mieux avant ? Mais « avant », c’était quand ?

Quand les femmes ne pouvaient pas porter de pantalon et restaient à la maison pour préparer les dîners de papa ? Si l’École n’est pas au service des familles, les relations entre les acteurs de la dite « communauté éducative » ne peuvent plus continuer à oublier la place centrale des enfants. D’ailleurs c’est bien grâce à eux que nous nous retrouvons ; que serait une école sans élèves ?

Et pourtant ; la société 3.0 est déjà là, changeant le rapport de l’Homme au monde. Des hommes et des femmes en réseau, dès le plus jeune âge, connectés les uns aux autres, échangent dans un contexte mondialisé les connaissances et les savoir-faire, bien au-delà du modèle monopolistique de la connaissance que détenaient les enseignants grâce à l’instruction de Jules Ferry. Ce n’est pas du progrès, c’est une nouvelle représentation du monde qui est en marche. Et la violence psychique, inhérente à ce changement civilisationnel, sera d’autant plus forte qu’elle y résistera.

La révolution numérique ne se résume pas à l’installation de tableaux numériques dans les écoles et les établissements mais à prendre acte du bouleversement qu’elle entraîne dans notre rapport au savoir. L’École, ce n’est plus la transmission des connaissances détenues par les seuls « sachant » et désormais accessibles à tous via la Toile, mais ce que l’on fait de ses connaissances, le sens que l’on donne aux choses pour intervenir sur la réalité et transformer l’École dans un acte citoyen. Inévitablement, le rôle et la place de l’enseignant changent. C’est une chance ! Car, dans ce contexte, la relation à l’élève, mais aussi à ses parents, importe plus que l’outil qui dispense la connaissance. Cette relation renouvelée permettra à n’en pas douter de renforcer les relations humaines pour faire en sorte que la machine ne remplace pas l’Homme in fine.

Les parents et les profs ont bossé, ouvrons la cage aux oiseaux !

Depuis plus de quarante ans, on innove, on invente, on crée. « Ateliers-philo » dès la maternelle, intervenants extérieurs pour parler des sujets difficiles, salle des parents, droits d’expression des élèves, salle des collégiens et de lycéens en autogestion pour y faire venir des associations… Autant d’expériences qui existent de façon sporadique et qui méritent des politiques volontaristes pour les généraliser. Les foyers ce ne sont plus ces salles destinées à permettre la vente de pains au chocolat pour partir au ski. Ils doivent devenir des lieux de vie autonomes et autogérés au sein de l’établissement, ouverts sur l’extérieur pour permettre de cultiver la prise d’autonomie et la responsabilité collective.

L’immobilisme n’est plus possible, il faut avoir le courage de faire confiance à nos enfants, en perdant cette angoisse de les protéger de tout, y compris d’eux-mêmes ; il nous faut sortir de l’infantilisation coupable de notre jeunesse. Accepter qu’ils puissent se tromper, d’ailleurs avons-nous eu raison d’accepter cette « école sanction » qui préfère punir plutôt que valoriser, qui préfère tout ce qui est parfaitement « normé ». D’ailleurs, c’est quoi la norme ?

L’avenir, c’est maintenant, et nous avons la responsabilité d’accélérer sans nous retourner. Réussirons-nous à jeter les bases d’une école dans laquelle nos enfants seront moins attentifs aux notes de leurs copies que de la pollution de l’air qui est pourtant leur quotidien ? Jules Ferry doit repasser son bac ! L’école, ce n’est pas que l’instruction, c’est le lieu de la coéducation. Le seul lieu où les parents, les enseignants, les élèves, les associations, les élus peuvent se retrouver pour échanger et s’inventer un avenir partagé dans cette nouvelle société qui doit permettre aux enfants d’acquérir leur propre liberté.

Rodrigo Arenas
Président de la FCPE 93
Bruno Brisebarre
Président de la FCPE 95