Numéro 16,  Paul Devin,  Quand le libéralisme se saisit de l'école

Privatisation de la formation des enseignants

Une stratégie de conquête marchande de la formation des professeurs est à l’œuvre et a déjà engagé des évolutions témoignant de sa volonté discrète, patiente mais déterminée à brouiller les frontières entre public et privé. Le principe d’une responsabilité exclusive de l’État dans la formation des enseignants de l’école publique reste encore une barrière efficace mais qui ne cesse d’être contournée et dont on peut craindre qu’elle cédera progressivement sous les coups de l’offensive marchande.

Une responsabilité de l’État

La formation des enseignants a été considérée depuis les origines de l’école publique comme devant relever de la responsabilité de l’État. En transformant les écoles normales, en développant les bibliothèques pédagogiques et en affirmant le rôle majeur des conférences et des congrès pédagogiques, Jules Ferry devait affirmer la formation des maîtres comme le vecteur nécessaire des finalités républicaines de l’école. Il se situait dans cette logique politique qui avait voulu que la Convention décrète l’établissement d’écoles normales avant même que soient développées les écoles primaires. Lakanal avait considéré que cet apparent paradoxe témoignait des perspectives démocratiques et égalitaires de l’école de la République[1]Joseph Lakanal, Rapport sur l’établissement des écoles normales, 24 octobre 1794.

Tout au long du XIXème siècle, la place des écoles normales fut maintes fois relativisée par les intentions idéologiques de la droite conservatrice, par exemple avec la loi Falloux, mais aussi par une conception élitiste de l’enseignement secondaire où la formation scientifique et l’aptitude naturelle furent parfois défendues comme suffisantes au mépris d’une formation professionnelle. .

Les lois Paul Bert et Jules Ferry (1879-1882) voulurent que le développement des écoles normales soit la condition pour répandre largement l’instruction[2]Albert Rojat, Rapport sur la loi relative à l’établissement des écoles normales primaires, rapport n°356, JO du 29 juillet 1879. La nécessité d’une formation professionnelle s’affirma, Durkheim rappelant l’indispensable nécessité de donner à l’enseignant la pleine conscience de sa fonction par une réflexion sur les fins et les moyens[3]Émile Durkheim, Éducation et Sociologie, 1922, p.134.

Cette affirmation du rôle de l’État n’a pas empêché la récurrence des débats qui cherchèrent à en fixer les limites pour affirmer l’indépendance nécessaire des choix enseignants. D’aucuns, y compris chez les Républicains, craignaient que la responsabilité publique pût se confondre avec une pédagogie d’État.

Mais c’est dans les idées réactionnaires que naquirent, à nouveau, les plus vives oppositions, nourries des fantasmes d’une emprise doctrinaire sur les enseignants. C’est parce qu’il jugeait que la sociologie durkheimienne et l’influence de Paul Lapie sapaient les fondements de l’ordre moral et contestaient l’inégalité naturelle[4]Francine Muel Dreyfus, La rééducation de la sociologie sous le régime de Vichy, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 153, 2004-3, pp. 65-77. que le gouvernement de Vichy allait supprimer les écoles normales.

« Priorité au terrain »

La marchandisation de la formation enseignante ne s’inscrit pas dans un projet clairement exprimé comme tel par la droite libérale. La dénégation est même fréquente et se veut rassurante. Mais, sous l’effet de glissements parfois difficilement perceptibles, s’opèrent, en toute discrétion, des évolutions pourtant notables. Elles nécessitent tout d’abord l’affirmation d’une conception innéiste et académique de la compétence enseignante qui, depuis les années 1990, est régulièrement assénée. Enseigner ne serait pas un métier qui s’apprend mais qui se suffit de dispositions naturelles et de savoirs disciplinaires. Un tel dogme est affirmé aux États-Unis, sous la présidence Bush[5]Ann Lin Goodwin, Former des enseignants « hautement qualifiés », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°55, 2010, p.83-94, et offre les perspectives d’une formation qui n’interviendrait qu’après la prise de fonction, basée sur les vertus suffisantes du terrain et de l’expérience. C’est ce champ de formation « pratique » qui s’offre, dès lors, aux opérateurs privés de formation.

“ La conception grandissante d’une formation « sur le tas » permettra d’autant de libéraliser l’offre de formation que l’État a renoncé progressivement à garantir les moyens suffisants de l’accompagnement. ”

Les années 1990-2000 vont voir se multiplier des études prétendant trouver la preuve d’un faible effet de la formation des enseignants sur les résultats des élèves[6]Centre d’Analyse Stratégique, Que disent les recherches sur l’effet enseignant ? La Note d’Analyse, Juillet 2011, n°232. Elles cherchent à démontrer que le modèle d’une formation préalable est dépassé et qu’il faut lui substituer une épreuve par la réalité des faits, la titularisation venant conclure le constat d’une pratique efficace. En France, l’IFRAP[7]Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques allait devenir un des chantres de cette affirmation au nom de la lutte contre le pédagogisme[8]Nicolas Lecaussin, Pédagogisme et formation des maîtres, 31 janvier 2007, www.ifrap.org. De manière récurrente, le discours d’une « priorité au terrain » accompagne les réformes de la formation voulues par Xavier Darcos ou Jean-Michel Blanquer. La conception grandissante d’une formation « sur le tas » permettra d’autant de libéraliser l’offre de formation que l’État a renoncé progressivement à garantir les moyens suffisants de l’accompagnement. La note ministérielle du 25 février 2010 consacrait l’expression de compagnonnage comme modalité essentielle de réponse aux besoins des stagiaires au mieux des ressources dont les recteurs et DASEN disposent. Dans un contexte de postes insuffisants, ce « mieux » risque d’être en dessous des nécessités minimales ! C’est l’argument même qu’utilisera Forprof pour vendre son kit de survie pour débutants : une nouvelle offre pour pallier les carences car envoyer les profs devant une classe sans formation, ça va être un carnage[9]Louise Fessard, Propose stages payants pour instits débutants, billet Médiapart, 29 mai 2010. C’est avec le même argument de la carence de l’action publique que se sont développées dans bien des pays des offres d’accompagnement : stages de prise en main de la classe, coaching pédagogique, web-conférences mais aussi fourniture de séquences complètes. Une offre d’autant mieux reçue que les inquiétudes et les difficultés des stagiaires produisent une demande en tension.

Et nul doute que lorsqu’une part des enseignants sera recrutée localement par voie contractuelle, une offre flexible et ajustable sera, au prétexte de l’adaptabilité aux projets, préférée au financement d’une structure pérenne. ”

Le même argument de l’absence des moyens justifie pour Teach For France qu’une initiative privée vienne compenser l’absence de formation des professeurs contractuels recrutés sur l’académie de Créteil[10]Sylvie Ducatteau, « La formation des enseignants confiée en douce au privé », L’Humanité, 9 août 2016. Et nul doute que lorsqu’une part des enseignants sera recrutée localement par voie contractuelle, une offre flexible et ajustable sera, au prétexte de l’adaptabilité aux projets, préférée au financement d’une structure pérenne. Les impératifs de gestion s’imposeront alors sans que la question qualitative puisse présider aux choix.

Les perspectives d’un marché conséquent

De telles perspectives intéressent, d’évidence, ceux qui ont compris l’importance du marché et projettent d’en tirer parti. Car le marché de la formation des enseignants est parfaitement capable de dégager des bénéfices conséquents : 5 millions d’euros de revenus et 1,2 millions d’euros de bénéfices nets en 2017 pour l’institut privé Forprof, spécialisé dans la formation des enseignants et dont les perspectives financières positives incitent BNP Paribas à investir dans son capital. Bien que le chiffrage exact soit difficile à établir, c’est environ un milliard d’euros qui est aujourd’hui consacré à la formation des enseignants en France. Et le postulat libéral est évidemment que la libération du marché offrira les conditions de sa croissance.

L’obstacle majeur à cette marchandisation de la formation reste celui du monopole de la formation des enseignants publics par l’État. En janvier 2012, une offensive était tentée pour y mettre fin. La stratégie restait discrète puisque c’est par un adverbe que le député Grosperrin ouvrait la brèche : La formation des maîtres est assurée notamment par les universités. Voilà qui aurait permis que des opérateurs de formation privés viennent concurrencer l’université pour la formation des maîtres.

Dans l’attente de l’ouverture de ce marché, le numérique constitue un vaste champ de « délégations » de formation. Au prétexte de s’appuyer sur les connaissances techniques des entreprises productrices de matériels ou de logiciels, la formation des enseignants leur a été progressivement ouverte. Considérant la capacité supposée du numérique à transformer profondément le paradigme éducatif traditionnel, c’est sur un champ beaucoup plus vaste que ces entreprises interviennent y compris celui de la conception même de l’apprentissage ou des finalités de l’éducation. Que les intérêts particuliers de l’entreprise puissent interférer sur leurs discours devrait constituer un obstacle légal qui semble pourtant avoir été largement oublié. Le summum a été atteint lorsque le ministère de l’Éducation nationale a signé un accord avec Microsoft qui déléguait explicitement la formation des enseignants à l’entreprise privée.

En 2017, grâce à des apports financiers publics[11]BPI, filiale de la Caisse des Dépôts et privés, est créé un fonds d’investissement destiné à financer la création d’EdTech, startups dédiées à l’éducation. En 2018, une association, tente de regrouper les acteurs des nouvelles technologies de l’éducation et de la formation et dresse la liste des initiatives grâce à l’Observatoire EdTech[12]www.observatoire-edtech.com. Soutenu par l’investissement public, ce secteur s’immisce progressivement dans la formation des enseignants. Des responsables institutionnels, comme fascinés par la modernité de ce nouveau modèle opératoire, y recourent sans qu’une mesure objective vienne en mesurer l’apport réel pour la qualité des pratiques professionnelles. L’exemple récent d’un simulateur de classe virtuelle créé par la société T-Lipps témoigne de l’écart entre les promesses faites aux stagiaires de l’ESPE ou aux enseignants titulaires et la réalité du produit proposé !

Biais associatifs

Dans l’attente d’une libéralisation de la formation par une loi renonçant au monopole universitaire, c’est par le biais associatif que de nombreuses tentatives sont menées. Plus rien à voir avec les actions militantes de formation menées par des associations comme l’OCCE, le GFEN et quelques autres qui œuvraient à la demande de l’institution. Il s’agit désormais d’ouvrir le champ d’une activité conçue pour évoluer vers une activité marchande. Les perspectives de défiscalisation sont suffisamment attractives pour que les entreprises y consacrent de fortes sommes par le biais de fondations.

“ Les perspectives de défiscalisation sont suffisamment attractives pour que les entreprises y consacrent de fortes sommes par le biais de fondations. ”

La ville de Lyon et quelques grandes entreprises implantées dans la région fondèrent en 1990 la FERS[13]Fondation Entreprise Réussite Scolaire dont l’objet était de constituer des partenariats entre l’école et les acteurs économiques. Depuis la fondation s’est vu confier des actions de formation. Ainsi, elle confie la formation destinée aux directrices et directeurs d’école, inscrite dans le plan départemental de formation, à une entreprise privée de management (Kohe Management). La rupture des contenus sur le plan des cultures professionnelles est évidente :
la plaquette de présentation vante le management comme un outil au service du rêve de chacun, de la classe, de l’école, de l’entreprise.

En 2011, Jean-Michel Blanquer, directeur de l’enseignement scolaire (DGESCO) confie à l’association « Agir pour l’École » un projet de développement de la méthode syllabique dans les écoles publiques. L’association est une émanation de l’Institut Montaigne, think-tank libéral financé par des grandes entreprises. Jean-Michel Blanquer fait partie de son comité directeur. Progressivement, l’association installe ses actions dans plusieurs académies, assurant la formation des enseignants dans les perspectives méthodologiques voulues par le futur ministre. Une opération similaire avait été tentée en 2017, par le même Institut Montaigne pour développer la pédagogie Montessori dans les écoles maternelles publiques[14]Paul Devin, « Montessori : fer de lance de la marchandisation du service public d’éducation », Blog Médiapart, 16 mars 2017. En 2016, c’est le même Institut Montaigne[15]Laurent Bigorgne est au Conseil d’Administration de TFF. qui soutenait Teach for France. Comme d’habitude l’administration se veut rassurante et garantit qu’elle contrôle ces initiatives.

Au-delà des opérations lourdes de l’Institut Montaigne, les initiatives ne manquent pas. Eduvoices, qui a longtemps joué de l’ambiguïté de proximité de son logo avec celui du ministère propose une communauté de partage de pratiques en proposant sur le Net la plateforme de paiement sécurisées qui permettra de payer les stages proposés et d’obtenir le document justifiant une réduction fiscale !

Quelle formation du citoyen ?

D’aucuns pourraient se satisfaire des effets immédiats d’une réduction de la dépense publique et défendre une potentielle qualité de ces formations privées. Dans le jeu serré de la mise en concurrence, cette qualité sera vite oubliée au profit d’une volonté de séduction des stagiaires. Mais plus inquiétant encore dans l’esprit des libéraux qui le défendent, ce transfert de la responsabilité de la formation à des opérateurs privés ne semble pas interroger les effets qu’il induira sur les contenus et les stratégies d’enseignement. Aux difficultés du système actuel pour lutter contre les inégalités, s’ajouteront celles d’une logique de marché, de la concurrence. Mais au-delà, ce sont les finalités même de l’école qui seraient livrées au jeu des intérêts particuliers, des stratégies communautaires, des volontés idéologiques et ce, au mépris des valeurs communes pour lesquelles l’école républicaine avait justement voulu que la formation des enseignants ne puisse relever que de la chose publique.

Paul Devin
Inspecteur de l’Education nationale,
Secrétaire national du SNPI-FSU

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