Marianne Blanchard,  Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?

L’orientation des filles vers les filières scientifiques : 
cause acceptable 
ou discutable ?

L’objectif de favoriser la féminisation des filières scientifiques paraît plus que louable. Pourtant, la façon dont ce mot d’ordre est formulé par le ministère de l’éducation nationale, puis repris par tout un ensemble d’acteurs pose question, tant par son diagnostic, psychologisant, et les solutions proposées, centrées sur les filles, que par ses finalités mêmes. Faut-il pousser plus de filles à faire des sciences ?

Peu avant son départ du gouvernement, le ministre de l’éducation nationale P. Ndiaye a dessiné les grandes lignes pour la rentrée 20231, appelant entre autres les équipes éducatives et enseignantes à « valoriser les orientations scientifiques auprès des jeunes filles ». Un des objectifs fixés était notamment à l’horizon 2027 d’atteindre la parité au lycée général2, dans les spécialités mathématiques, physique-chimie et mathématiques expertes.

L’intérêt du ministère pour la place des filles dans les filières scientifiques n’est pas nouveau : le problème est mis sur l’agenda politique dès les années 1980. Depuis, les rapports, programmes et annonces se sont succédés, accompagnant un bilan en demi-teinte.

Dans le secondaire, le taux de féminisation de la filière S a stagné à partir de 2005 autour de 47%, alors même que les jeunes femmes sont sur-représentées dans la filière générale (56%). Qui plus est, la récente réforme du baccalauréat a contribué à « anéantir brutalement plus de 25 ans d’effort », comme l’ont souligné un ensemble de sociétés savantes3, ramenant à 25% la part des lycéennes qui suivent plus de 6h de mathématiques hebdomadaires en Terminale, contre 45% avant la réforme.

Dans l’enseignement supérieur, si les étudiantes sont globalement majoritaires (56% des effectifs) et se sont imposées dans certaines filières scientifiques, comme la médecine ou les sciences de la vie, elles restent minoritaires dans d’autres, comme les formations d’ingénieur (un peu moins de 30%).
Face à ces constats, l’objectif de favoriser la féminisation des filières scientifiques paraît plus que louable. Pourtant, la façon dont ce mot d’ordre est formulé par les instances ministérielles, puis repris et diffusé par tout un ensemble d’acteurs 
académiques, associatifs, économiques -, pose problème, tant par son diagnostic et les solutions proposées que par ses finalités mêmes.

L’orientation des filles vers les filières scientifiques : une cause acceptable

Loin d’être portée uniquement par des institutions étatiques, la cause de la place des filles en sciences est investie par plusieurs associations de professionnelles (Femmes ingénieures, Femmes & Sciences, etc.) mais aussi par des entreprises comme L’Oréal, créatrice en 1998 d’un prix pour les femmes de sciences, en partenariat avec l’Unesco. Nombre d’entreprises financent par ailleurs les associations et évènements consacrés à la cause de l’accès des filles aux études et professions scientifiques.
Cet ensemble d’acteurs dessine un espace au sein duquel circulent discours et analyses sur le sujet, contribuant à orienter la définition dominante des enjeux et à en faire ce que je propose d’appeler une « cause acceptable », à savoir une cause relativement consensuelle dans sa définition et ses objectifs, pouvant être défendue dans les sphères dominantes des pouvoirs étatiques, économiques, académiques, sans en remettre en cause les fondements. De fait, cette cause apparaît dépolitisée, les enjeux de pouvoirs gommés : ni les objectifs (favoriser l’accès des filles aux études scientifiques et aux professions liées), ni les obstacles identifiés – je vais y revenir – n’interrogent l’ordre dominant, à savoir le fonctionnement actuel du système éducatif, ou encore les rapports sociaux de sexe et de classe sociale.

Cause acceptable, la cause des filles en sciences devient cependant discutable dès lors que l’on s’intéresse de près à ces différents aspects.

La formulation dominante de la cause de la place des filles en sciences peut se caractériser par trois dimensions : 1) un discours centré sur les filles, conçues comme les réceptrices exclusives, et qui y sont présentées comme seules responsables de leur situation. 2) un discours fondé sur une lecture psychologisante faisant fi des rapports de domination. 3) un discours appréhendant « les filles » comme un bloc homogène, ignorant tout des autres rapports sociaux, notamment de classe, qui le traversent.
Je vais préciser ces différents points, avant d’interroger l’objectif même de favoriser la place des femmes en sciences.

Un discours centré sur les filles

Nombre de programmes et supports de communications s’adressent uniquement aux filles, les appelant à « oser » les sciences4, à « lever leurs réticences5 ». Autrement dit, les femmes seraient à la fois victimes et coupables de leur sous-représentation dans les filières scientifiques, puisque manquant d’ambition, d’audace, de confiance en elles.

Cette lecture individualisante et psychologisante, pointant ce qui “manque” aux filles, évite de s’interroger sur les facteurs institutionnels et systémiques à l’œuvre : il est en effet plus facile de préconiser l’introduction de modèles féminins positifs que l’abolition du patriarcat.

Un discours qui dénonce le poids des stéréotypes

À cette idée qu’il faudrait que les filles se censurent moins s’ajoute celle que leurs comportements seraient liés au poids des stéréotypes de genre.

Or, comme le souligne Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation à Genève, l’entrée par la lutte contre les stéréotypes « dilue les responsabilités en les distribuant à tous les individus, car tout le monde a des stéréotypes et est responsable de leurs propagation (…) Elle déresponsabilise également les individus vis-à-vis de leur comportement en répétant que les stéréotypes sont le plus souvent inconscients». En outre, l’entrée par les stéréotypes « donne à penser qu’ils sont les causes de l’inégalité entre les femmes et les hommes (il suffirait donc de les éradiquer pour obtenir l’égalité) et non leur conséquence ».

Cette focalisation sur les stéréotypes masque aussi la réalité des violences sexistes et sexuelles à laquelle sont encore confrontées les femmes dans certaines formations et milieux professionnels. En 2019, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE)6 qualifiait par exemple les écoles d’ingénieurs de « bastion viriliste » où 63% des étudiantes déclaraient avoir déjà subi directement, ou avoir été témoin de violence sexistes ou sexuelles (vss) sur le campus. Depuis, les révélations sur les vss dans certains établissements prestigieux (Polytechnique7, CentraleSupélec8) n’ont fait que renforcer ce constat. Or la question du sexisme et des vss est presque totalement absente des discours sur la féminisation des filières scientifiques.

Un discours qui ignore les classes sociales

Aussi bien dans les argumentaires du ministère que dans ceux des acteurs associatifs ou économiques, les filles sont présentées comme un bloc homogène, souffrant toutes des mêmes difficultés pour accéder aux filières scientifiques.

Ceci est pourtant loin d’être le cas : l’accès aux sciences est genré, mais aussi socialement sélectif, les deux effets s’articulant entre eux. Lorsque l’on considère les chances relatives pour les enfants entrés en 6e en 1995 d’entrer six ans plus tard en Terminale S, les garçons des classes sociales les plus favorisées (cadres et professions intellectuelles supérieures, chefs d’entreprise) ont 6,2 fois plus de chance d’y parvenir que leurs camarades masculins des classes populaires (ouvriers et employé·es) contre seulement 1,1 fois plus que les filles appartenant elles aussi aux classes dominantes (Blanchard & Pierrel, 2017).

Ceci s’explique notamment par le tri, social et genré, que constitue l’orientation vers la voie professionnelle à la fin de la 3e, concernant majoritairement des garçons de classes populaires. Par la suite, si les lycéennes de la voie générale sont, toutes classes sociales confondues, toujours proportionnellement moins nombreuses que les lycéens à choisir des enseignements et filières scientifiques, cet effet est systématiquement amoindri pour les filles des classes supérieures.
Bien qu’il existe d’importantes variations dans le rapport aux sciences transmis dans la sphère familiale (Perronnet, 2018) la classe sociale reste plus souvent invoquée pour rendre compte des inégalités de réussite dans les disciplines littéraires, alors que le rapport aux sciences est quasi-exclusivement analysé à travers la question du genre, et, on l’a dit, renvoyé à des explications psychologisantes.
Il importerait donc de réintroduire la question sociale dans celle de l’accès aux sciences, la classe sociale apparaissant extrêmement discriminante en la matière.

Faut-il encourager les filles à faire des sciences ?

Pour finir, je voudrais questionner l’objectif même de vouloir inciter plus de filles à aller vers certaines filières scientifiques. Ayant conduit au cours des dernières années une recherche auprès de lycéen·nes sur ces questions, je me suis interrogée sur le sens de la “mauvaise” orientation féminine, en particulier en échangeant avec des jeunes femmes d’origine sociale favorisée, ayant un parcours scolaire leur permettant de prétendre à une pluralité d’orientation dans le supérieur. En quoi faire autre chose que des sciences, qu’une CPGE scientifique serait-il une “mauvaise” orientation ? Certes, les formations choisies débouchent moins souvent sur des positions de pouvoir mais faut-il pousser les femmes à accéder en plus grand nombre à ces positions dans le système tel qu’il existe ? Pour reprendre le mot souvent cité de l’écoféministe Ynestra King, « qui voudrait la moitié d’une tarte cancérigène pourrie ? »
(Citée par Hache, 2016).

En écoutant des jeunes femmes justifier leur choix d’intégrer des filières moins prestigieuses, mettant l’accent sur la volonté d’être utiles, d’exercer un métier « avec du sens » ou encore d’avoir le temps d’être avec leurs proches mais aussi de lire, créer, danser, j’avais du mal à penser qu’elles avaient fait un “mauvais” choix.

Mes travaux recoupent en particulier les conclusions de plusieurs recherches, à savoir que les filles valorisent fortement le care – c’est-à-dire l’attention aux autres, à leur bien-être et la volonté d’en prendre soin – dans la construction de leurs aspirations professionnelles. C’est un point qui les différencie significativement de leurs camarades masculins.

En conséquence, plutôt que de poser la question de la faible féminisation de certaines filières scientifiques, on pourrait juger problématique l’orientation massive des garçons/hommes, particulièrement ceux des classes supérieures, vers les sciences, et le fait qu’ils soient globalement sous-représentés dans les formations et métiers du care.

Bien évidemment, il faut prendre en compte le fait que ces métiers sont généralement peu reconnus, symboliquement et matériellement, dans nos sociétés. Si la récente crise sanitaire a permis de repenser la hiérarchisation sociale des métiers en révélant une opposition entre les « activités indispensables » (soignant·es, enseignant·es, agent·es d’entretiens, etc.) et les « bullshit jobs », inutiles voir néfastes pour la société (Graeber, 2018), elle a aussi mis en lumière le fait que les premières relevaient souvent du « sale boulot ».

Si les métiers du care étaient reconnus à la hauteur de leur valeur sociale, et s’ils bénéficiaient de meilleures conditions de travail et d’emploi, inviterait-on les garçons à « oser » s’y diriger ?
Plus fondamentalement, au lieu d’inciter les filles à adopter des dispositions construites comme masculines – ambition individuelle, goût pour la compétition, contrôle des émotions, etc. – peut-être pourrait-on remettre en cause le caractère intrinsèquement positif de ces dernières, et essayer inversement de favoriser, y compris chez les garçons, des dispositions considérées comme féminines, notamment l’attention aux autres ou l’empathie.

Repenser l’éducation des filles et surtout des garçons, repenser la place que le système éducatif accorde aux différentes dimensions du care et plus largement repenser la façon dont l’on conçoit la hiérarchie sociale des professions ouvriraient de nombreuses pistes de réflexion pour favoriser la mixité des formations.

Marianne Blanchard
MCF en sociologie à l’INSPE
Toulouse Occitanie Pyrénées/CERTOP

Bibliographie

Isabelle Collet, « Lutter contre les stéréotypes ou changer les institutions ? », La Lettre de l’Association femmes & mathématiques, n°18, 2018. En ligne : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:109429

Clémence Perronnet, La culture scientifique des enfants en milieux populaires : étude de cas sur la construction sociale du goût, des pratiques et des représentations des sciences. Thèse en Sociologie. Université de Lyon, 2018. En ligne : https://theses.hal.science/tel-02015334

Émilie Hache, Reclaim : recueil de textes écoféministes, Éditions Cambourakis, 2016.

David Graeber, Bullshit jobs, Les liens qui libèrent, 2018.

Marianne Blanchard et Arnaud Pierrel, « Filles et garçons en classes préparatoires scientifiques : les métamorphoses du “ double handicap ” au fil des trajectoires scolaires ». In Buisson-Fenet, H. (dir), École des filles, écoles des femmes. L’institution scolaire face aux parcours, normes et rôles professionnels sexués, de Boeck, 2017.