Entretiens,  Jacques Bernardin,  Numéro 31

Les « fondamentaux » sont pensés à courte vue | Entretien avec Jacques Bernardin

Jacques Bernardin est président du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN).

Christine Passerieux pour carnets rouges : Le GFEN est né au début du XXème siècle. Quels en sont les fondements ? Comment la question des savoirs pour une école démocratique a traversé son histoire ?

Le GFEN est la section française de la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle (LIEN) fondée au Congrès de Calais en 1921, en réaction à la boucherie de 14-18. L’esprit revanchard et l’acceptation fataliste de la guerre par les peuples apparait comme la conséquence d’une éducation exaltant le nationalisme, éducation corsetée et autoritaire, assise sur une transmission magistrale ne sollicitant chez les élèves que passivité réceptive, répétition et obéissance sur fond de rivalité compétitive.

La Ligue rassemblait une diversité de sensibilités et d’orientations. Le GFEN, marqué par ses présidents (H. Piéron, P. Langevin, H. Wallon) se singularisait par « l’orientation scientifique de la recherche pédagogique et son exploitation pour les finalités démocratiques d’une société plus juste ».

Sous le Front populaire, la loi du 9 août 1936 prolonge la scolarité jusqu’à 14 ans et rapproche les écoles primaires supérieures des collèges et lycées. Jean Zay s’entoure de Gustave Monod, Louis Cros et Roger Gal, membre actif du GFEN qui, en 1927, est chargé des classes d’orientation avec Henri Wallon : 172 classes expérimentales de 25 élèves sont créées, qui appliquent les méthodes actives.

En 1947, le Plan Langevin-Wallon fait des propositions audacieuses, dont une scolarisation unifiée jusqu’à 18 ans. A une démocratisation restreinte (élargir le vivier des élites, conception individualiste), Wallon oppose une démocratisation élargie : « Démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la Nation ».

Rendre la science accessible à tous, cela apparaissait indispensable après Hiroshima. Le 10 mai 1946, Langevin en exprimait le souhait lors d’un discours à la Sorbonne : « Il faut donc qu’à l’effort de construire la science, nous joignons celui de la rendre accessible, de manière que l’humanité poursuive sa marche, en formation serrée, sans avant-garde perdue ni arrière-garde traînante ». Ouvrir à tous l’accès à la culture : le Plan plaide pour une culture générale qui « représente ce qui rapproche et unit les hommes », postulant l’unité fondamentale de toutes les dimensions de la culture (littéraire mais aussi scientifique, artistique… et technique). Cette ambition nécessite de transformer les contenus mais aussi les méthodes d’enseignement, promotion explicite des « méthodes actives ».
Dès 1945, Gustave Monod impulse les « classes nouvelles » (6ème) que Gaston Mialaret sera chargé d’organiser. On y pratique une pédagogie active, dans une diversité de domaines : à côté des disciplines classiques, initiation aux disciplines artistiques et manuelles, étude du milieu… avec conseil de classe hebdomadaire. En 1967, Gaston Mialaret, président du GFEN à la mort de Wallon en 1962, créera les Sciences de l’Éducation en France, avec Jean Château et Maurice Debesse.

Robert Gloton lui succède en 1969, imprégné de cette idée centrale développée par Wallon dans son ouvrage De l’acte à la pensée paru en 1942 : « La pensée naît de l’action pour retourner à l’action ». À la sortie de la guerre, devenu IEN, il développe l’éducation nouvelle dans plusieurs circonscriptions avant de fonder en 1962 le groupe expérimental du XXème arrondissement de Paris. À l’époque, dans ce quartier populaire, près de 60 % des élèves de CM2 ont redoublé d’un à trois ans. Le challenge : permettre une scolarité sans redoublement, avec les mêmes exigences de programme. L’expérience concernera de 33 à 40 classes, avec des enseignants volontaires et durera 9 ans. Tous les élèves entrent en 6ème sans redoubler, plus de 90 % réussissent le BEPC « à l’heure ». Les proviseurs de lycée reconnaissent que les élèves du groupe du 20ème – outre leur curiosité, leur goût d’apprendre et de comprendre – sont parmi les meilleurs en français et en mathématiques. Toutefois, certains professeurs trouvent que ces élèves, habitués à débattre, ont trop de franc-parler…

En 1971, Henri Bassis, directeur d’école dans le 20 ème, a l’opportunité avec sa femme Odette de reprendre un projet de coopération en panne, avec 60 classes expérimentales dans le sud du Tchad. Sur la base de ce qu’ils engagent avec l’équipe franco-tchadienne formée sur place, des transformations s’opèrent. Le Directeur général de l’Enseignement du Tchad demande à voir les classes… De retour, il convoque l’équipe et déclare : « Voilà ce qu’il nous faut ! Le travail en équipes, je veux le voir dans tout le Tchad ». Une vaste expérience de formation-transformation des maîtres va alors être conduite sur l’ensemble du territoire, de 1971 à 1975.

Au principe de ces expériences : une transformation des modalités d’apprentissage, de nature à permettre l’engagement intellectuel de chacun et la compréhension partagée. Ce qui s’appelait originellement « méthode d’observation » dans les années 70, va devenir démarche d’auto-socio-construction des savoirs, théorisée par Odette Bassis dans l’ouvrage collectif paru en 1982 : Quelles pratiques pour une autre école ? Le savoir aussi, ça se construit ! Le slogan du GFEN « Tous capables ! » s’appuie sur ces expérimentations pour en attester.

Bernard Charlot fournit une contribution conclusive au titre évocateur : « Je serai ouvrier comme papa, alors à quoi ça me sert d’apprendre ? », amorçant des travaux qu’il dépliera au sein de l’équipe ESCOL à partir des années 90 sur le rapport au savoir, précisant rapport social au savoir, tant celui-ci relève des modalités de son élaboration, diverses selon les univers sociaux. Il pose la question clé du sens des apprentissages qui, pour les élèves de milieux populaires, est déterminante pour s’engager, perdurer dans l’activité et accéder à une compréhension partagée, sens que l’approche du savoir déclinée par le GFEN prend à bras-le-corps tant par les situations-problèmes initiales que par les interactions entre pairs qu’elle organise jusqu’à la conceptualisation commune.

Sur ces bases, depuis les années 80, plus de cinquante ouvrages témoignent de pratiques conçues dans divers domaines disciplinaires (français, mathématiques, sciences, technologie, économie, histoire, géographie, langues, philosophie, musique, arts plastiques), de la maternelle au lycée.

Les derniers ministres de l’Éducation nationale font des fondamentaux un axe essentiel de leur politique éducative et multiplient injonctions et évaluations standardisées afin d’en vérifier la mise en œuvre. L’un deux affirme la « nécessité absolue » de leur maîtrise. Comment le GFEN analyse-t-il la conception des savoirs dans ces « fondamentaux » ?

Avec le retour du mantra « Lire, écrire, compter », classique dans les périodes conservatrices, l’horizon scolaire s’est rétréci, au détriment d’autres domaines, pourtant sources de questionnements propres à motiver l’accès à ces fondamentaux, à en diversifier et multiplier l’usage. Le rapport réalisé en 2022 par l’Inspection générale sur le Cours moyen montre qu’après 5 années de pression sur les fondamentaux, ceux-ci ont largement débordé sur le temps des autres disciplines : arts (moins 20%), sciences (un tiers du temps) et EPS, amputé d’une heure en moyenne.

Les « fondamentaux » sont pensés à courte vue, réduits à des gymnastiques combinatoires et à la mise en place d’automatismes, contribuant à appauvrir la pédagogie. Au CP, la place faite au code et à la fluence réduit le temps consacré à la compréhension, ce qui est particulièrement discriminant pour les élèves n’ayant pas les ressources culturelles ni les appuis discursifs pour les accompagner à cet égard dans l’espace familial.

Au niveau du Cours Moyen, selon le rapport cité, le travail sur la compréhension est bâclé, sans trace d’outils dans 18 % des classes visitées. L’évaluation se fait souvent par questionnaire à réponses courtes ou QCM. Le temps consacré à la production écrite est limité, très en deçà de ce qui est souhaitable pour l’entrée en 6ème. Dans 21 % des classes visitées, aucun travail spécifique sur la production écrite n’a été repéré dans les outils des élèves.

En mathématiques, le comptage et la maîtrise des opérations occupent la majorité du temps, dès les petites classes. Qu’en est-il ensuite ? Selon l’enquête Preasco, au CM2, les enseignants cherchent à développer des automatismes de calcul, au détriment de pratiques plus exigeantes (liées à la résolution de problèmes) ou laissant plus de place à l’activité des élèves (pédagogie de la découverte, auto-évaluation). Moins d’un enseignant sur deux propose souvent des activités favorisant la découverte de notions à partir de problèmes ou impliquant la résolution de problèmes complexes. En 3ème, seuls 38 % des enseignants utilisent la résolution de problèmes. 86 % privilégient le travail individuel, 27 % le travail en petits groupes. TIMSS constate en 4 ans une baisse de la capacité « raisonner ». Comment s’en étonner ?

Les fondamentaux tels qu’ils sont promus sont – de fait – focalisés sur des compétences dites de « bas niveau » (code et combinatoire, comptage et opérations), occultant ce qui les fonde et actualise leur virtualité. Les récentes évaluations PISA attestent moins d’une baisse moyenne des compétences que d’une hausse des inégalités, inégalités sociales d’apprentissage qui se creusent au fil des ans.

Centrer l’école sur les fondamentaux renvoie à un double implicite : une vision déficitaire des capacités de certains élèves conjuguée à une faible ambition éducative à leur égard. Cette École d’une illusoire égalité des chances précipite les vaincus « malchanceux » vers les voies courtes et l’apprentissage : cela est en phase avec la bipolarisation des emplois. Selon la projection de la DARES à l’horizon 2030, ce sont les métiers les moins qualifiés qui seront les plus en tension. Renoncerait-on à une École de l’émancipation intellectuelle, de la formation de la personne et du citoyen ?

Le « tous capables » du GFEN est repris à l’envi, mais vidé de sa portée émancipatrice, lorsque les conditions de son actualisation sont passées sous silence. Quelles sont ces conditions nécessaires (fondamentales) ? Pouvez-vous évoquer des interventions du GFEN qui prennent en compte cette nécessité ?

« Tous les élèves sont capables d’apprendre et de progresser » : ce principe est désormais inscrit dans la Loi d’orientation. Cependant, il ne suffit pas de l’énoncer, encore faut-il créer les conditions pour cela, conjuguer une vision haute des élèves, de leurs capacités potentielles et une conception forte des savoirs, à considérer en tant que « contenus de pensée objectifs » socio-historiquement éprouvés. Il y a trop souvent méconnaissance et/ou minoration du potentiel transformateur des situations propres à stimuler l’intérêt, aiguillonner la pensée, dénouer les blocages et relancer le développement. Chaque réussite renforce voire restaure l’estime de soi, stimule l’envie d’en savoir davantage. Mais pour engager dans l’apprentissage, encore faut-il rendre le savoir désirable…

Il revient à l’école de participer le plus tôt possible à l’ouverture au monde et, tout au long de la scolarité, de ne pas négliger la dimension culturelle des apprentissages. Ainsi par exemple, les jeunes élèves n’ont pas tous saisi l’importance de l’écrit, la pluralité de ses usages sociaux au moment où ils apprennent à lire. Travailler les mécanismes en négligeant ce qui les justifie épuise l’envie d’apprendre.

Si les savoirs ont une valeur, c’est moins en tant qu’objets de transaction scolaire et sociale (pour la note, passer, le métier) qu’au regard de leur valeur opératoire. Du point de vue socio-historique, ce sont des outils d’émancipation des fatalités, des moyens pour l’humain d’échapper à l’étroitesse de sa condition. Fruits d’inventions, de brassages et d’emprunts entre les peuples, de ruptures et de remaniements successifs, les savoirs ont permis de construire des repères communs et de répondre à des problèmes initialement vitaux et pratiques : échanger à distance, se repérer dans le temps et l’espace, mesurer les terrains, gérer les échanges, guérir, etc. Chaque génération mérite d’y être initiée par l’école. Cette question des origines passionne à tout âge… Des accords du participe passé au théorème de Thalès, nous plaidons pour une approche anthropologique des savoirs.

Bien souvent, le savoir scolaire percute le « bon sens ». Dès les petites classes, ce qui peut être considéré comme des savoirs « de base » appelant à une simple mémorisation et à des mécanismes combinatoires élémentaires s’avèrent d’une complexité redoutable. On peut d’autant mieux se préparer à les enseigner que l’on a conscience des turbulences de leur genèse. Eux aussi supposent – aujourd’hui comme hier – des ruptures avec l’expérience.

Ainsi, la mise au point des systèmes écrits a supposé le « démontage » de l’oral, une segmentation de la chaîne sonore que certains enfants « n’entendent pas », focalisés usuellement sur le contenu de l’échange. Il leur faut apprendre à suspendre la signification pour considérer le langage pour lui-même, ce à quoi tous n’ont pas été également exercés dès leur plus jeune âge.

En matière de numération, il leur faut comprendre l’usage de substituts aux objets dénombrés comme symboles exprimant moins un ordre dans une suite que des quantités indépendantes de la nature de ces objets (3 éléphants « valent » 3 souris), puis leur attribuer des valeurs différentielles selon leur position, appréhension rigoureuse rompant avec l’approche globale et syncrétique qui prévaut dans l’enfance. Le zéro n’est pas rien, il change tout !

Quant au plan, il exige un changement de point de vue, de s’émanciper du sensible : le tableau devient ligne ténue, la table perd ses pieds ! Là encore, le déplacement est conséquent.

Dans toutes disciplines et à tous niveaux, les contenus méritent d’être considérés avec attention, afin de déterminer ce qu’il est essentiel de faire comprendre, au regard de là où les élèves en sont. La réflexion épistémologique éclaire l’origine et la genèse des contenus : question clé du sens des savoirs, du contexte problématique de leur émergence et des étapes constitutives qui les ont façonnés. C’est moins par une approche édulcorée des contenus qu’en restituant leur dimension culturelle et leur profondeur conceptuelle que l’on peut engager tous les élèves dans l’aventure de la connaissance.