École et politique(s),  Marine Roussillon,  Numéro 10

L’école, première expérience politique

L’école est le premier espace où les futurs citoyens se confrontent aux autres dans un collectif. L’expérience scolaire, faite de rencontre, d’échange, de construction collective, est la première expérience politique. Cette expérience dure, pour la grande majorité d’une génération, entre 15 et 18 ans. Elle précède et prépare l’entrée dans le travail et dans la vie civique. Elle est fondatrice. C’est pourquoi un projet pour l’école est nécessairement un projet politique : un projet qui définit les frontières de ce que nous voulons mettre en commun et dessine les contours d’un partage des pouvoirs.

Notre première expérience politique est une expérience de l’inégalité

L’expérience scolaire est plurielle. De la maternelle au baccalauréat puis aux premières années d’université, les pratiques des enseignants, le climat scolaire, le groupe formé par la classe façonnent des expériences diverses : des rencontres, des enthousiasmes, des souffrances, des conflits dans lesquels les personnes se construisent et construisent leur relation au collectif. Par-delà cette diversité, il est cependant possible de dégager les grands traits d’une expérience politique commune à tous ceux qui passent par l’école de la République.

Le caractère inégalitaire de notre système scolaire est bien connu. Si l’on s’interroge souvent sur les implications sociales de ce constat, sur ses conséquences en matière de politique scolaire, on pose plus rarement la question de la manière dont les enfants et les jeunes vivent la transformation par l’école de leurs différences en inégalités. C’est pourtant une expérience fondatrice, et qui structure le discours des jeunes sur leur scolarité. En quelques années d’enseignement en Seine-Saint-Denis, combien de fois ai-je entendu : « Ici, on n’a pas les mêmes enseignants qu’à Paris », « Je ne vais pas aller avec les Guillaume et les Juliette ! », « Moi, madame, j’ai des problèmes de vocabulaire »… Autant de phrases qui témoignent d’une expérience commune : celle du caractère déterminant de l’origine sociale, géographique ou culturelle pour le destin scolaire, professionnel et personnel ; celle d’une société figée dans laquelle les enfants de la cité ne pourront jamais quitter la cité, dans laquelle les enfants de cadres réussissent tandis que les enfants de chômeurs sont voués au chômage ou à la débrouille ; celle d’une perte de pouvoir sur sa propre vie. Dans l’école de la République, des générations de futurs citoyens font l’expérience de leur possibilité inégale de maîtriser leur destin.

Les politiques libérales aggravent cette expérience en imposant la mise en concurrence des élèves et en faisant ainsi de l’école un lieu d’isolement. Avec la casse de la carte scolaire et l’autonomie accrue des établissements, les familles sont poussées à entrer dans une course aux « bonnes classes », aux « bons établissements », aux « bonnes filières ». Les élèves doivent obtenir les meilleurs résultats pour pouvoir choisir leur collège, leur lycée, leur orientation. Avec l’individualisation des parcours, des contenus et des ambitions, chacun est invité à faire l’expérience de ce qu’il sait et peut faire individuellement : ces « capacités » sont régulièrement listées et évaluées dans des « livrets individuels de compétences ». C’est dans l’isolement que chacun doit vivre la confrontation de sa culture familiale avec la culture scolaire. Dans l’expérience scolaire, la part du collectif tend ainsi à se réduire au profit de l’isolement des individus et d’une relation aux autres modelée par les contraintes de la concurrence.

Transformer l’école, transformer la politique

Il faut nuancer ce constat amer. L’énergie des enseignants, l’ambition des élèves, la qualité du climat scolaire ou de l’entourage familial, permettent ici et là, plus souvent qu’on ne le croit, de vivre autre chose. Le temps d’une sortie scolaire, d’un cours, d’une année, des jeunes entrevoient alors la possibilité d’avancer ensemble, de partager, de prendre pouvoir sur leur vie et sur le monde. Ces moments-là sont l’exception. Mais ils sont si forts qu’il suffit de l’un d’entre eux dans un parcours pour tout changer. Reste qu’on ne peut confier à la chance ou à la bonne volonté de quelques-uns le contenu d’une expérience politique fondatrice pour l’ensemble des citoyens de demain.

“ La formation des citoyens ne peut pas se faire en marge de l’école : c’est le cœur même des savoirs et des pratiques qu’elle doit interroger. ”

Au ministère, on s’inquiète de l’ampleur du harcèlement et des violences à l’école. Mais peut-on mener efficacement la lutte contre le harcèlement tout en encourageant des pratiques qui isolent les élèves, en mettant en place des structures fondées sur la concurrence entre les familles ? De même, peut-on espérer que quelques heures d’« éducation à la citoyenneté » permettront aux jeunes de se projeter dans le débat démocratique alors même que leur expérience quotidienne leur apprend qu’ils ne sont pas à égalité et qu’ils ne peuvent pas tous choisir leur avenir ? La formation des citoyens ne peut pas se faire en marge de l’école : c’est le cœur même des savoirs et des pratiques qu’elle doit interroger.

“ L’expérience scolaire est ainsi l’expérience d’un collectif tronqué, d’un collectif d’où la différence, de culture, de milieu social, voire, lorsqu’on avance dans la scolarité, de sexe, est absente. ”

Comment transformer l’école pour que toutes et tous y fassent l’expérience à la fois de leur égale capacité d’agir sur le monde et de ce que le partage, la mise en commun, le collectif, peuvent apporter de libérateur ? La première condition de cette expérience est de faire de l’école de la République une école pour tous.

Pour une école commune

L’expérience scolaire est aujourd’hui, et de manière de plus en plus frappante au fil des réformes libérales, une expérience de ségrégation. La suppression de la carte scolaire, la prolifération des options au lycée, la réforme des rythmes scolaires et la possibilité offerte au privé de ne pas l’appliquer, la réforme du collège et la diversification de l’offre éducative d’un établissement à l’autre… Toutes ces mesures contribuent à un tri scolaire qui rassemble dans un même établissement, dans une même classe ou dans une même filière des élèves qui se ressemblent : les enfants des milieux populaires ici, les enfants des classes moyennes là, la grande bourgeoisie ailleurs ; les filles en L ou en gestion, les garçons en S ou en mécanique. Dans le même temps, de plus en plus d’enfants sont exclus de l’école publique : les enfants porteurs de handicap, que l’on n’a pas les moyens d’accueillir et dont les familles sont encouragées à aller vers le privé ; les enfants en grande difficulté, qu’on dirige vers des médecins ou des orthophonistes ; les enfants turbulents, ceux qu’on exclue de la classe en attendant de pouvoir les sortir du système scolaire… L’expérience scolaire est ainsi l’expérience d’un collectif tronqué, d’un collectif d’où la différence, de culture, de milieu social, voire, lorsqu’on avance dans la scolarité, de sexe, est absente. Dans l’enseignement privé, moins de 20% des collégiens sont issus de milieux défavorisés. En SEGPA, on se retrouve entre garçons (plus de 6 élèves sur 10) issus de familles nombreuses (un élève sur deux) dont au moins l’un des deux parents n’est pas diplômé (plus de 7 élèves sur 10), et d’un milieu social défavorisé (plus d’un élève sur deux).

“ Il ne s’agit pas simplement de « mélanger » les élèves, dans une école de la mixité sociale, mais bien de leur donner les moyens de se construire ensemble, dans une école commune. ”

Construire une école pour tous, dans laquelle chacun puisse faire l’expérience de la diversité et du partage, et ainsi apprendre à trouver sa place dans le collectif, à débattre, à sortir de soi pour rencontrer les autres, implique de s’attaquer sans tarder à tous les mécanismes de ségrégation : en finir d’abord avec la concurrence entre privé et public, en imposant des contraintes de mixité à l’enseignement privé et en l’intégrant progressivement au service public d’éducation nationale ; donner en même temps les moyens au public d’accueillir tous les élèves, de traiter la grande difficulté, d’accompagner les élèves porteurs de handicap ; rétablir une carte scolaire contraignante pour en finir avec le grand marché scolaire et homogénéiser l’offre éducative sur le territoire ; au sein du public, s’attaquer à tous les mécanismes de tri et de sélection et construire une scolarité commune de la maternelle jusqu’au lycée. Il ne s’agit pas simplement de « mélanger » les élèves, dans une école de la mixité sociale, mais bien de leur donner les moyens de se construire ensemble, dans une école commune.

L’école commune est une école de la réussite de tous

L’école ne peut être véritablement commune que si elle ne laisse aucun enfant sur le bord du chemin. Pour sortir de la crise démocratique que nous traversons, nous avons besoin d’une école de la réussite de tous, qui permette à toutes et à tous de faire l’expérience de leur égale capacité à agir sur le monde, qui ne laisse personne croire qu’il n’est pas maître de son destin, qu’il ne peut pas participer aux décisions qui engagent sa vie, son travail, son pays ou sa planète. L’école que nous voulons construire est une école dans laquelle chacun pourrait faire l’expérience qu’il n’y a pas d’inégalité naturelle, pas de fatalité à la domination. Cela implique de transformer les contenus et les pratiques de l’école : de faire toute leur place, dans la culture scolaire, aux cultures techniques et professionnelles ; d’expliciter le sens des apprentissages ; de former les enseignants aux origines des difficultés scolaires et de leur donner du temps, des outils théoriques pour faire évoluer leurs pratiques. Mais ce n’est pas le plus difficile ! Le plus difficile, c’est d’imposer cet objectif d’égalité, contraire à la fois aux intérêts du capitalisme – qui a besoin d’une formation inégalitaire pour opposer les cadres et les exécutants – et à l’idéologie dominante de la « méritocratie républicaine », qui nous a habitués à considérer que « tous les élèves ne sont pas faits pour l’école ». Pourtant, cette ambition d’une école de l’égalité est à la fois juste est nécessaire. Juste, parce que tous les enfants sont capables d’apprendre et de progresser. Nécessaire, parce que nous avons besoin que les citoyens de demain soient capables de maîtriser des savoirs de plus en plus complexes pour affronter les défis auxquels ils seront confrontés.

Le réseau école du PCF vient de publier une brochure intitulée « l’école en commun, pour un projet communiste du système éducatif ». En une quinzaine de pages, elle décline les grandes lignes d’un projet pour l’école et les traduit en propositions : partager les savoirs pour partager les pouvoirs ; tous capables !; réaliser l’égalité dans le système éducatif ; donner du temps pour apprendre ; de grands services publics pour une école démocratique ; construire le système éducatif en commun.

Une école de la réussite de tous, c’est aussi une école où la réussite se construit collectivement, une école où chacun fait l’expérience de ce que le collectif peut lui apporter à la fois comme enrichissement personnel et comme multiplication de ses capacités de pensée et d’action. C’est dans l’école, si elle est véritablement commune, que chacun peut vivre tout ce que la confrontation à l’autre a d’émancipateur. Cela implique de rompre avec l’individualisme et la concurrence dans les pratiques scolaires, comme avec la nostalgie d’une école de l’autorité et de l’obéissance, pour construire des pratiques fondées sur la coopération et le partage. Il ne s’agit pas de nier l’apport spécifique de l’enseignant : il détient des savoirs qu’il serait absurde (et parfaitement inégalitaire) de demander aux élèves d’inventer. Mais les élèves ne sont pas non plus des pages blanches : tout enseignement est une confrontation entre des cultures et des savoirs divers. Expliciter cette confrontation, la construire comme un partage plutôt que comme un affrontement, est sans doute une manière de permettre la construction et l’appropriation par tous d’une véritable culture commune.

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“ Le débat sur l’école n’est ni un débat budgétaire entre tenants de l’austérité et partisans de la dépense publique, ni un débat pédagogique entre fanatiques de la dictée et pédagogues innovants. C’est avant tout un débat politique sur le partage des pouvoirs dans notre société, sur la légitimité des dominations et la possibilité de les abolir. ”

Notre projet est celui d’une « école en commun » : une école pour tous, de l’égalité, du partage, qui offrirait aux citoyens de demain l’expérience d’une émancipation individuelle et collective, d’une mise en commun des savoirs et des cultures leur permettant d’agir sur leur vie et sur le monde. Ce projet est éminemment politique. C’est un projet de société. Affirmer que tous les élèves sont capables de réussir, tous capables parce que capables ensemble, n’est-ce pas aussi affirmer que les travailleurs sont tous capables, ensemble, de diriger une entreprise, que les citoyens sont tous capables, ensemble, de diriger un pays ? Le débat sur l’école n’est ni un débat budgétaire entre tenants de l’austérité et partisans de la dépense publique, ni un débat pédagogique entre fanatiques de la dictée et pédagogues innovants. C’est avant tout un débat politique sur le partage des pouvoirs dans notre société, sur la légitimité des dominations et la possibilité de les abolir : c’est ce débat que nous devons mener le plus largement possible dans la société. Tous capables, oui ou non ?

Marine Roussillon
Membre de la direction du PCF en charge des questions d’éducation