Chacun pour soi ou savoirs pour tous : quelle école pour demain ?,  Marine Roussillon,  Numéro 8

Le numérique doit-il changer l’école ?

Les nouvelles technologies du numérique transforment le travail, les loisirs, l’économie, la démocratie… Elles ne peuvent pas rester étrangères à l’éducation des citoyens et des salariés de demain. La révolution numérique doit changer l’école. Mais en quoi ? Les injonctions sont multiples, et pas toujours cohérentes. Faut-il utiliser le numérique pour motiver les élèves, ces digital natives, bien plus capables de réussir si on leur met un ordinateur entre les mains que si on leur confie une feuille et un stylo ? Faut-il mettre en place un enseignement d’informatique, comme le préconise l’Académie des sciences, pour apprendre aux jeunes à manipuler des outils nouveaux, voire leur en donner la maîtrise ? Faut-il plutôt permettre à tous les jeunes de s’approprier une pensée complexe, pour les préparer à vivre dans une société de plus en plus façonnée par les savoirs ?

Le leurre de la « pédagogie du numérique »

Au ministère de l’éducation, le numérique est à la mode : il permettrait de réduire les inégalités scolaires, parce que les élèves d’aujourd’hui seraient nés avec les nouvelles technologies et naturellement doués pour les utiliser. Autre vertu pédagogique prêtée aux nouvelles technologies : elles rendraient l’enseignement plus attractif et motiveraient les élèves en difficulté (voir par exemple le rapport du Conseil National du Numérique d’octobre 2014, intitulé « Jules Ferry 3.0. Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique »). Le numérique pourrait ainsi transformer les pratiques pédagogiques pour mieux faire réussir tous les élèves.

Cette injonction ministérielle à adopter une « pédagogie du numérique » pose de nombreux problèmes.

Passons rapidement sur la question de l’équipement des établissements scolaires. Est-il bien sérieux de prôner le numérique à tout va, quand les ordinateurs sont rares, souvent anciens et mal entretenus ? Quand l’État se défausse de la responsabilité d’équiper les élèves et les enseignants sur les collectivités locales, sans pour autant leur donner les moyens de le faire ? Pour que le numérique entre à l’école, pour tous et partout, il faudra d’abord résoudre le problème de l’équipement et de sa maintenance, et le résoudre à l’échelle nationale. Mais l’équipement ne fait pas tout. Et contrairement à ce que le ministère semble croire, les nouvelles technologies ne sont pas spontanément porteuses de réussite scolaire, d’égalité ou d’émancipation.

Savoir utiliser une messagerie et un compte Facebook pour échanger avec ses amis n’implique pas que l’on sache utiliser ces technologies pour apprendre. Si l’école n’apprend pas aux élèves à rechercher, construire et diffuser des connaissances, si elle se contente de les mettre devant un ordinateur en pariant sur leurs capacités « naturelles » alors elle ne peut qu’accroître les inégalités entre ceux qui auront « appris à apprendre » dans leur famille et les autres. Un enseignement qui repose sur des pré-requis, considérés comme « naturels », produit des inégalités. Pour être égalitaire, l’enseignement doit prendre en charge tout ce qui est nécessaire à la réussite des élèves.

“ L’utilisation des nouvelles technologies, telle qu’elle est prônée par le ministère, contribue à brouiller le sens des activités. Elle introduit une confusion entre le support et le contenu des apprentissages. ”

Peut-être que l’usage des nouvelles technologies remotive certains élèves. Mais l’échec scolaire n’est pas un problème de motivation ! C’est l’expérience de l’échec, la difficulté à saisir le sens des activités qui démotive, et non l’inverse. Or l’utilisation des nouvelles technologies, telle qu’elle est prônée par le ministère, contribue à brouiller le sens des activités. Elle introduit une confusion entre le support et le contenu des apprentissages. Attend-on de moi que je produise une vidéo amusante ou que j’aie compris une règle de mathématiques ? Que je gagne ma partie ou que je connaisse mon cours d’histoire ? L’usage irréfléchi des nouvelles technologies comme nouveaux (et donc meilleurs) médias d’apprentissage risque d’approfondir les malentendus sur l’objectif des activités scolaires, le sens de ce qui se passe à l’école, qui sont la véritable cause des difficultés des élèves, et en particulier des élèves issus des classes populaires. Loin d’être un facteur d’égalité, un tel usage pédagogique des nouvelles technologies risque d’accroître les inégalités sociales de réussite scolaire.

De ce point de vue, la valorisation actuelle du numérique à l’école rejoint les injonctions à l’interdisciplinarité et s’inscrit dans la continuité des réformes des rythmes scolaires et du collège. Toutes ces réformes reposent sur l’idée que le problème de l’école, c’est l’ennui, et pas les inégalités sociales de réussite. Elles veulent y remédier en proposant aux élèves des activités diversifiées et adaptées à leurs « goûts », c’est-à-dire plus proches de ce qu’ils sont déjà capables de faire. En prônant l’adaptation aux capacités diverses des élèves, ces politiques naturalisent les inégalités. La mission de l’école n’est pas de conforter chacun dans ce qu’il sait déjà faire, mais d’apprendre à chacun, par la rencontre avec les autres, à sortir de soi, et de construire ainsi une culture commune à tous.

Internet peut-il remplacer l’école ?

Les nouvelles technologies du numérique ne changent pas seulement les pratiques pédagogiques : elles permettent l’apparition et la croissance rapide d’un marché mondial des savoirs et de l’éducation, qui entre en concurrence avec le service public d’éducation nationale et le transforme.

“ Les nouvelles technologies du numérique permettent l’apparition et la croissance rapide d’un marché mondial des savoirs et de l’éducation. ”

Des entreprises d’éducation proposent des services divers et de qualité variable, depuis le corrigé de devoir jusqu’au cours en ligne, en passant par les exercices d’auto-évaluation et les forums de discussion. Aux classes surchargées, ces entreprises opposent une formation individualisée, une offre personnalisée qui repose sur l’analyse de données personnelles et l’adaptative learning. Alors que le métier d’enseignant est en crise, elles recourent à des scientifiques reconnus et cherchent des « maîtres » dans le monde entier. L’école n’est pas imperméable à l’enseignement qui se développe en dehors d’elle. Les universités développent l’enseignement à distance, les MOOC. Dans l’enseignement secondaire et primaire, la mode est à la « classe inversée ». Ces transformations posent plusieurs problèmes importants.

D’abord, elles tendent à confondre accès à l’information et apprentissage. Rendre les musées gratuits, ouvrir des théâtres en banlieue n’a pas suffi à démocratiser la culture. Il en va de même de l’information : l’accès n’est pas l’appropriation. Là encore, il faut apprendre : apprendre à se poser des questions, à rechercher et critiquer des informations, à construire des savoirs. C’est cet apprentissage que l’école doit assurer, pour tous : pour pouvoir le faire, elle a besoin d’enseignants formés, non seulement dans leur discipline, mais aux différentes techniques d’apprentissages. Plutôt que de prôner le numérique comme remède miracle aux difficultés d’apprentissage, l’urgence est à développer la recherche en didactique et à refonder la formation initiale et continue des enseignants.

Ensuite, l’utilisation des nouvelles technologies et la pression du marché de l’éducation qu’elles ont permis de développer tendent à accroître la confusion entre le temps scolaire et le temps hors-école. Classe inversée, MOOC, serious games… font travailler les élèves en dehors du temps scolaire. Une telle externalisation est facteur d’inégalités : le temps scolaire est le même pour tous (ou à peu près, l’autonomie croissante des établissements et l’individualisation des parcours minant ce principe d’égalité) ; ce n’est pas le cas du temps hors école, qui n’est pas également disponible, selon qu’on doit le consacrer à un emploi salarié (c’est le cas de plus en plus de lycéens), à aider sa famille ou qu’on peut en disposer ; selon aussi qu’on a une chambre à soi ou qu’on doit partager l’espace et l’ordinateur avec le reste de la famille. Cette confusion des temps est aussi un facteur de dégradation des conditions de travail et de vie. Le travail envahit le temps libre et la vie familiale, aussi bien pour les élèves que pour leurs parents et pour les enseignants. Plutôt que d’externaliser les apprentissages, il faut affirmer que l’école doit se faire à l’école, et pour que cela soit possible, allonger le temps scolaire : une scolarité obligatoire prolongée de 3 à 18 ans, le droit à l’école dès deux ans et le rétablissement de la demi-journée d’école supprimée en primaire sont nécessaires pour permettre à tous les élèves de s’approprier des savoirs plus complexes. Quant aux enseignants, ils ont besoin de temps de formation, d’échanges, de travail collectif prévus dans leur service.

Enfin, l’école à l’heure du numérique a tendance à délivrer une formation de plus en plus individualisée. L’élève est seul face à son écran et reçoit des contenus différenciés. Cette évolution est souvent présentée comme un progrès : la personnalisation est censée permettre de répondre aux difficultés de chacun. C’est ignorer l’importance du collectif, de la socialisation, dans l’apprentissage : c’est dans la rencontre avec l’autre, dans l’échange, que l’on sort de soi, que l’on devient capable de s’approprier du nouveau et de progresser. C’est aussi dans l’échange et le partage que se construit la culture commune si nécessaire à la démocratie.

Pour une école de l’égalité et de l’émancipation à l’heure du numérique

L’école qui est entrain de se construire en réaction à l’apparition des nouvelles technologies du numérique est une école de plus en plus inégalitaire et de moins en moins émancipatrice. Les nouvelles technologies y sont des facteurs d’isolement : l’isolement des élèves dans des parcours « personnalisés » se traduira bientôt par l’isolement des salariés qui ne pourront pas s’appuyer sur des qualifications communes et par celui des citoyens, dépourvus de la culture commune nécessaire au débat. L’augmentation du travail de recherche, de production, de diffusion des savoirs s’accompagne d’une externalisation de ce travail qui empêche sa reconnaissance : le travail envahit tous les temps de la vie, et en même temps devient invisible. Enfin, les usages scolaires des nouvelles technologies qui sont en train de se développer habituent les élèves à les manipuler, sans leur permettre de les maîtriser réellement. En bref, cette école veut adapter les élèves au monde numérique, mais elle ne leur donne pas les moyens de le transformer.

“ Cette école veut adapter les élèves au monde numérique, mais elle ne leur donne pas les moyens de le transformer. ”

La révolution numérique ne peut pas être résumée à l’apparition d’outils nouveaux. Ces outils bouleversent l’économie et l’ensemble de la société : ils donnent aux savoirs et à la créativité une place de plus en plus importante dans la création de valeur ajoutée, dans le travail et la démocratie ; ils font apparaître les logiques de partage et de mise en commun comme plus efficaces que les logiques de privatisation et de marchandisation. Pour permettre à tous les adultes de demain de vivre libres dans ce monde façonné par des savoirs complexes, pour les rendre capables non seulement de s’y adapter, mais d’agir pour le transformer, c’est toute l’école qu’il faut changer.

Les transformations nécessaires ne peuvent pas se résumer à l’équipement des établissements en matériel informatique ou à l’apprentissage du code : il faut une nouvelle phase de démocratisation scolaire permettant à tous les jeunes de maîtriser des savoirs plus complexes et débouchant sur une augmentation du niveau de connaissances, de créativité et de qualification dans toute la société.

Dans cette perspective, ajouter l’apprentissage du code ou l’enseignement de l’informatique à la longue liste de ce que l’école devrait transmettre est contre-productif. L’école ne peut pas apprendre à lire, à écrire, à compter, à coder, à parler anglais, à conduire, à être un bon citoyen… Il est nécessaire de sortir de cette logique d’accumulation de compétences déconnectées des savoirs. Une telle logique ne permet ni l’égalité (les enseignants, par manque de temps, doivent trop souvent choisir entre tout enseigner et enseigner à tous) ni l’émancipation (l’apprentissage de compétences morcelées ne permet pas de véritable maîtrise). Les programmes doivent être repensés dans une logique culturelle d’approfondissement, permettant une véritable maîtrise des savoirs et des savoir-faire qui leur sont associés.

Dans cette culture commune ambitieuse construite par l’école, la culture technologique doit enfin trouver toute sa place. Il ne s’agit pas tant d’enseigner le code, ou le bon usage de tel ou tel autre outil, que de mettre en place un enseignement cohérent de la construction historique et anthropologique des techniques qui façonnent notre quotidien : quels problèmes viennent-elles résoudre ? Dans quelle histoire s’inscrivent-elles ? Quels sont les enjeux culturels du progrès technique ? Cette culture technologique doit faire partie de la culture scolaire commune dès la maternelle, et se développer en prenant appui sur l’enseignement de technologie existant au collège. Seule une telle démarche culturelle rend possible une véritable maîtrise des nouvelles technologies : elle forme non seulement des usagers compétents, mais des travailleurs et des citoyens capables de contribuer au progrès technique, de le critiquer, de l’orienter.

Marine Roussillon
Membre du Comité exécutif du PCF
en charge des questions d’éducation