André D. Robert,  Numéro 17,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

La politique de J.-M. Blanquer : essai de lecture au terme de 2 années

Dans la torpeur du milieu de l’été, le 28 juillet dernier, était publiée au JO la nouvelle loi dite « de l’école de la confiance »[1]https://www.education.gouv.fr/cid143616/28-juillet-2019-promulgation-de-loi-pour-une-ecole-de-la-confiance.html portant la marque du ministre de l’Education nationale en place depuis le printemps 2017, Jean-Michel Blanquer. Une loi, généralement proposée par un ministre au nom d’un gouvernement, est un produit résultant d’une intention première (un homme, son cabinet, les personnes et théories de référence qui l’inspirent) et de l’intervention des deux assemblées légiférantes (l’une, l’Assemblée nationale, en l’occurrence à majorité présidentielle, l’autre, le Sénat, actuellement à majorité d’opposition plus ou moins frontale), réunies à la fin en commission mixte, à l’issue de plusieurs navettes.

“… certaines mesures ont cherché à se faire passer pour progressistes (au sens traditionnel de cet adjectif, c’est-à-dire tournées vers le progrès social, favorables aux classes populaires) et pouvaient en avoir l’apparence. ”

Plus que le contenu définitif de la loi (certes quelque peu modifié, mais gardant cependant l’empreinte initiale), ce qui va nous intéresser ici, c’est le décryptage de la politique d’un ministre se réclamant du positionnement macroniste prétendu « ni de droite ni de gauche », décryptage assez difficile car certaines mesures ont cherché à se faire passer pour progressistes (au sens traditionnel de cet adjectif, c’est-à-dire tournées vers le progrès social, favorables aux classes populaires) et pouvaient en avoir l’apparence. Cette tentative de lecture suppose d’interroger plusieurs strates concourant à l’élaboration de la politique ministérielle : – le cadre général idéologique, sinon théorique (en la circonstance, nous verrons que ce qualificatif est revendiqué par l’intéressé), dans lequel s’ancre le projet d’action et de transformation de l’existant ; – la communication et l’action au jour le jour, les décisions prises, leurs premiers effets, leur sens (évidemment saisi à partir des positions philosophiques et politiques de l’analyste, adoptant une démarche critique mais évitant de se placer dans le contre-pied militant systématique) ; – enfin, la synthèse opérée dans le projet de loi, qui entend mettre en cohérence les ambitions, les mesures concrètes pour l’avenir et les idées de surplomb.

Le cadre idéologico-théorique de la politique Blanquer

Pour connaître ce cadre, il suffit de se tourner vers les publications de cet homme du sérail de l’Education nationale qu’est J.-M. Blanquer (professeur de droit, ancien recteur, ancien Dgesco[2]Directeur général de l’enseignement scolaire.) et plus particulièrement vers son ouvrage de 2016 (publié pendant la campagne comme une sorte de manifeste-programme), L’école de demain, Propositions pour une Education nationale rénovée [3]Paris, Odile Jacob. . Sans être simpliste, ce livre court (152 pages) est néanmoins écrit de manière simple afin de toucher un large public, comme il convient à l’occasion d’une campagne électorale. Signé du nom du futur ministre, il est explicitement revendiqué comme le fruit d’un travail collectif accompli dans le cadre de l’Institut Montaigne. Cet institut est un think tank existant depuis 2000, créé par des patrons et des cadres, explicitement rallié à l’idéologie libérale ou néo-libérale. De fait, si en raison de sa polysémie, l’usage de la notion de liberté – qui occupe tout le début de l’introduction – ne suffit pas à caractériser comme libéral l’ensemble du projet, du moins le recours insistant à ce terme n’est-il pas incompatible avec l’orientation générale du libéralisme (entendu au double sens économique et anthropologique). Mais l’essentiel n’est pas là : il réside dans l’affirmation, réitérée tout au long des chapitres, de la possibilité de résolution de tous les problèmes du système éducatif français par la science. En l’occurrence, les neurosciences, fondées sur l’étude objective de l’imagerie cérébrale (via notamment l’IRM) et prétendant déterminer les seules vraies méthodes d’apprentissage en tenant compte de la multiplicité des intelligences (ce qui aboutit en fait à désociologiser et dépolitiser l’approche du rapport aux savoirs de sujets socialement situés). J.-M. Blanquer affirme rien moins qu’il s’agit là de « bâtir une méthode de l’objectivation [entendez : méthode scientifique incontestable] au service de la liberté » (p. 12). Rallié à son mentor scientifique Stanislas Dehaene, et s’inscrivant sans le dire dans un courant neuropédagogique déjà actif depuis longtemps notamment aux Etats-Unis4, le ministre entend donc transformer, et même révolutionner l’éducation en profondeur (p. 140) à l’aide d’une « science » dont il a une conception – quoiqu’il s’en défende – scientiste, mécaniste, applicationniste.

“ Le ministre entend donc transformer, et même révolutionner l’éducation en profondeur à l’aide d’une « science » dont il a une conception – quoiqu’il s’en défende – scientiste, mécaniste, applicationniste.”

Chacun des 6 chapitres qui composent le livre répète ainsi le même plan : ce que nous enseigne l’expérience ; ce que nous enseigne la comparaison internationale ; ce que nous enseigne la science ; ce qu’il faut [4]Souligné par moi. faire (scénario fondamental, optimal) ; mesures-clés. Et voilà comment votre fille ne sera plus muette, comment le système français (objectivement en position très moyenne dans les évaluations internationales PISA ou PIRLS) résoudra ses difficultés, particulièrement celles liées au creusement des inégalités et à l’échec scolaire ! Il est cependant à relever que les décisions réformatrices prises entre 2007 et 2013 trouvent systématiquement grâce aux yeux de M. Blanquer (qui, il est vrai, exerçait alors des fonctions importantes au ministère) et que toutes celles datant du quinquennat suivant sont décriées. Sur ces indices, on ne peut donc pas douter de l’ancrage politique bien à droite du ministre.

Aperçus de la communication et de l’action du ministre

Pour autant, l’ouvrage cité et un certain nombre de mesures emblématiques sont l’occasion d’une argumentation « sociale », tournée vers le bien des plus défavorisés, et, par élargissement, vers le bien commun. Ainsi, pour la première mesure-phare, inscrite dans le programme d’E. Macron, consistant à diviser par deux la taille des classes de CP en REP et REP+. C’était en fait la 7e mesure-clé, applicable à la maternelle, dans L’Ecole de demain, argumentée en tenant compte « de la concentration de la difficulté scolaire dans un certain nombre de territoires urbains, périurbains ou ruraux », et en connaissance de cause de son coût induit (estimé à 3500 postes supplémentaires d’enseignants du 1er degré, soit « 120 millions d’euros par an environ »). Le transfert de la mesure à l’école élémentaire ne changeant rien à son esprit initial (attaquer le plus tôt possible les déficiences de certains élèves en matière langagière), c’est l’impératif économique de la moindre dépense et de la réduction du nombre de fonctionnaires qui ont une fois de plus prévalu, conduisant non à créer les postes évoqués mais à puiser dans le réservoir des maîtres qui participaient du dispositif précédent «PMQDC» [5]Plus de Maîtres que de Classes. et par conséquent à mettre fin progressivement à celui-ci, pourtant apprécié des enseignants. Si, dans le cadre de grandes disparités territoriales, des postes du 1er degré sont cependant créés, c’est à la mesure de ceux du 2nd degré qui se voient supprimés.

Alors que cette mesure a fait l’objet d’une première évaluation favorable sous l’égide de la DEPP (« les résultats sont dans la fourchette basse de ceux constatés dans d’autres pays mais ils sont significatifs ») [6]Cf. Marc Gurgand, un des chercheurs impliqués, in Le Monde.fr, 23.01.2019. et qu’elle doit être étendue à 300 000 élèves à la rentrée 2019, des critiques lui sont néanmoins adressées, concernant son caractère de saupoudrage par rapport aux besoins, la disparité de traitement entre les zones classées REP et les autres (notamment des zones rurales où le dédoublement aurait sa justification), la montée quasi automatique des effectifs dans les autres classes CM1, CM2, dans un contexte de politique à coût constant ou moindre. En tout état de cause, ce n’est pas la révolution annoncée, juste la confirmation de ce que l’expérience pédagogique, confirmée par certaines recherches, peut donner à percevoir (on individualise plus aisément et mieux dans des groupes restreints, sous condition de seuil).

Un autre aspect des décisions majeures prises depuis deux ans par le ministre Blanquer touche au lycée et au baccalauréat. Dans l’ouvrage-programme mentionné plus haut, dans le chapitre 4 consacré aux établissements du second cycle, outre « liberté » qui revient à plusieurs reprises, le maître-mot est celui de « différenciation » et le mot caché semble bien être celui de sélection. Sur la base de la « diversité des difficultés et des excellences », il s’agit de « privilégier la diversité des parcours » (p. 75) et de ne « pas renoncer à rechercher l’excellence dès les années de lycée, dans la plus belle tradition française, pour les élèves qui vont approfondir ces questions dans l’enseignement supérieur » (p. 82). Si le constat des inégalités sociales révélées par la fréquentation actuelle des lycées généraux et technologiques d’une part, des lycées professionnels d’autre part, par celle des filières cloisonnées à l’intérieur des premiers, est indéniable, et si la solution à ce problème récurrent de notre organisation scolaire n’est certainement pas simple, sans doute celle-ci ne passe-t-elle pas par un renforcement encore plus précoce et officialisé des « excellences » ainsi prévu, non plus que par une hyper-prédétermination à l’enseignement supérieur pour les uns, une quasi-exclusion de cette possibilité pour les autres.

“ Autrement dit, une sélection qui ne dit pas son nom, et qui réussirait à bas bruit là où d’autres politiques avaient jadis échoué en se révélant au grand jour. ”

De fait, c’est pourtant bien cette voie que le lycée et le baccalauréat Blanquer empruntent dès les annonces du premier trimestre 2018, certes après réception d’un rapport mais sans concertation réelle avec les parents, les enseignants, leurs syndicats, alors qu’il s’agit d’une transformation de très grande ampleur concernant structures et contenus. La réforme du lycée, dont les premières applications prennent effet à la rentrée 2019, se fonde sur la suppression des filières antérieures dans l’intention affichée d’en finir avec la suprématie jugée fallacieuse des classes de S, et de rebattre les cartes en démultipliant les offres d’options auprès de lycéens appelés à exercer leur liberté de pré-adultes ou adultes en organisant leur propre parcours en fonction de leurs aptitudes et préférences (subsiste un tronc commun sur lequel viennent se greffer 3 puis 2 « spécialités »). Vieille recette libérale déjà explorée au niveau du collège par le premier projet Haby en 19758, alors critiquée comme fondée sur une conception illusionnante de la liberté des choix (ceux-ci étant en réalité socialement orientés) conduisant à des possibilités d’élimination en douceur.

Le nouveau baccalauréat suit évidemment le même modèle. Il repose sur 4 épreuves écrites : français en première, 2 épreuves de spécialité en terminale, puis philosophie et grand oral de 20 minutes, comptant pour 60 % de la moyenne tandis que les 40 autres % proviendront d’un contrôle continu. La critique de fond qui peut être faite à cette nouvelle architecture, non concertée, tient à ce que, en prétendant le contraire, elle risque de privilégier encore plus les jeunes et les familles informés des combinaisons de spécialités les plus rentables pour intégrer tel ou tel établissement d’enseignement supérieur. Autrement dit, une sélection qui ne dit pas son nom, et qui réussirait à bas bruit là où d’autres politiques avaient jadis échoué en se révélant au grand jour [7]Cf. A.D. Robert, Alain Peyrefitte, la rénovation de la pédagogie et le colloque d’Amiens, à paraître, ouvrage collectif, PUR..

“ Le ministre Blanquer affectionne dans sa communication l’alliance entre le modernisme, dont il prétend faire procéder ses réformes, et le traditionalisme autoritaire, qui a toujours les faveurs de l’opinion. ”

Ajoutons à cela que, comme plusieurs de ses prédécesseurs de droite, le ministre Blanquer affectionne dans sa communication l’alliance entre le modernisme, dont il prétend faire procéder ses réformes, et le traditionalisme autoritaire, qui a toujours les faveurs de l’opinion : souhait du port de l’uniforme par les élèves, retour de la dictée, mise en place de chorales, interdiction du portable au collège, drapeau dans les classes, valorisation du redoublement, etc.

Autres aspects de la politique Blanquer dans son projet de loi

En contradiction avec une de ses déclarations initiales, J.-M. Blanquer a fini par recourir à l’arme de la loi, déposant un projet « pour une école de la confiance » enregistré au bureau de l’Assemblée nationale le 5 décembre 2018 (n° 1481). L’exposé des motifs en est assez singulier, qui commence par les déclarations générales d’usage dans ce type d’exercice, et se poursuit par un commentaire technique très plat des principaux articles modifiant le code de l’éducation, ce qui conduit à priver le texte de toute hauteur de vue et du souffle attendu, surtout quand il s’agit de transformer, sinon révolutionner, l’éducation d’un pays.

En mettant l’accent sur « l’exemplarité » dont doivent faire preuve les personnels, l’article 1 (sa place n’est pas indifférente) sonne comme un rappel à l’ordre autoritariste. Il a d’ailleurs été immédiatement entendu comme une attitude de défiance a priori, plus que paradoxale dans un document se voulant imprégné de l’idée de confiance. Les articles 2 à 4 sont sans doute les plus marquants symboliquement puisqu’ils instituent l’obligation scolaire à 3 ans (au lieu de 6), traduisant la volonté de donner mission à l’école de contrecarrer les inégalités socio-culturelles, dès la maternelle. Démarche largement symbolique puisque plus de 97% des enfants français sont déjà scolarisés à 3 ans (l’effet de cette mesure ne devant se faire sentir qu’en Guyane et à Mayotte, très en retard). Mais un autre effet a pu être dénoncé par certains maires : l’obligation qui leur est ainsi faite de financer les maternelles privées, qui se situaient jusqu’alors hors du périmètre du contrat avec l’Etat.

Modifiant le régime des expérimentations pédagogiques (on se souvient que le recteur Blanquer avait favorisé celle conduite par Céline Alvarez se réclamant de la neuropédagogie [8]Cf. C. Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Paris, Les Arènes, 2016. et qu’il soutient indéfectiblement les actions du groupe Agir pour l’école [9]Plateforme expérimentale, hébergée par l’Institut Montaigne, promouvant de nouvelles (sic) méthodes d’apprentissage de la lecture « basées sur une recherche scientifique rigoureuse » (sic), autorisée à expérimenter dans 500 classes. ), l’article 8 contient une formulation qui peut ouvrir la voie à l’annualisation des services, jusque-là rejetée par la majorité des enseignants des 1er et 2nd degrés, mais souhaitée depuis longtemps par certains réformateurs pour assouplir et libérer l’organisation scolaire. Mettant fin par le fait aux activités du CNESCO [10]Conseil national d’évaluation du système scolaire., un Conseil d’évaluation de l’école est créé (art. 9) sous la dépendance directe du ministre, chargé de contribuer à évaluer les établissements et non plus les politiques scolaires elles-mêmes. Par les articles 10 à 12, les toutes récentes ESPE (2013) sont remplacées par des INSPE, Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation qui, par leur organisation et particulièrement la procédure de nomination de leurs directeurs ainsi que la composition de leurs conseils, traduisent la volonté de voir l’Etat central reprendre toute la main sur la formation des maîtres.

Enfin, sans pouvoir faire un tour d’horizon complet du projet, il faut consacrer une place à ce qui n’était pas dans son contenu initial, mais est dû à un amendement parlementaire provenant d’un membre de la majorité, amendement d’autant plus opportun pour le ministre qu’il va dans le sens d’une préconisation de L’Ecole de demain : « la question du statut des écoles peut être abordée avec comme enjeu central les missions du directeur d’école, qui pourrait ainsi devenir […] le responsable hiérarchique des professeurs de son école » (p. 46). L’amendement, d’abord entériné par l’Assemblée avec l’appui du ministre, prévoit l’expérimentation, sur la base du volontariat, d’EPSF (établissements publics des savoirs fondamentaux), réunissant collège et écoles sous la direction du principal du collège et faisant des directeurs d’écoles des adjoints de celui-ci, dotés d’un pouvoir hiérarchique et perdant leur autonomie. Un défi à l’endroit de ces personnels, hostiles à toute idée de perte d’autonomie du primaire (et d’instauration d’une hiérarchie entre collègues) et à l’égard des maires, refusant formellement la dissociation ainsi induite des écoles et des communes.

Conclusion forcément provisoire

De même que le projet de loi est ressorti modifié de son examen par les deux assemblées (suppression notamment du projet d’EPSF ci-dessus), de même une politique est sujette à des inflexions non toujours prévisibles, dépendantes des réactions de soutien, d’indifférence, ou d’opposition qu’elle suscite. En l’occurrence, alors même que les grèves précédentes sont restées assez timides, il faut attendre les suites sociales, particulièrement à partir de cette rentrée 2019.

On voit, à travers cette tentative de décryptage, qu’il est quasiment impossible de résumer la politique de J.-M. Blanquer par un seul qualificatif, celui de libéral ou néo-libéral s’avérant trop imprécis, compte tenu de l’habileté mise à brouiller les pistes – au risque de la confusion – d’un ministre se situant pourtant dans cette mouvance par ses affinités électives. En revanche, si par un raccourci peu académique, on dit : politique « Neuro- Techno-Autoritaro » avec volonté de donner le change social tout en pratiquant une sélection qui ne dit pas son nom, on n’est pas loin de la réalité des faits observés.

André D. Robert
Professeur émérite
ECP, Lumière-Lyon 2

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