Francine Perrot,  La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?,  Numéro 4

La laïcité et l’école. Histoire, principes et remises en cause

Pour en finir avec l’Ancien régime, les hommes de 1789 ont brisé les rapports de dépendance réciproque du pouvoir politique et de l’Église, fondement de la monarchie de droit divin. Ils ont nationalisé les biens et terres accaparés au cours des siècles par le clergé, premier ordre de la société. En proclamant la liberté religieuse, ils ont arraché les consciences à l’emprise de l’Église catholique qui considérait la France comme la fille aînée de l’Église et refusait toute autre religion tout comme l’agnosticisme. Avec la création de l’état civil, ils ont laïcisé la société en retirant à l’Église la tenue des registres.

“ La naissance de la laïcité est donc bien l’œuvre de la Révolution Française et l’une de ses victoires fondamentales et durables. ”

La naissance de la laïcité est donc bien l’œuvre de la Révolution Française et l’une de ses victoires fondamentales et durables. L’Église catholique au gré des contre-révolutions, a tenté de retrouver sa place d’antan, sans y parvenir tout à fait. L’enseignement est cependant resté son affaire une bonne partie du XIXème siècle. La laïcité a été un combat, et le mot d’ordre de Victor Hugo après le vote de la loi Falloux en 1852, «l’Église chez elle, l’État chez lui» n’a trouvé son aboutissement que 50 ans plus tard. Pour ce qui concerne l’école, la loi de séparation des Églises et de l’Etat n’a pas tout réglé, loin s’en faut. La conquête de la laïcité, ou sa reconquête, sa préservation ou son actualisation, font aujourd’hui l’objet de débats et de polémiques qui commencent avec le choix des mots, et méritent un retour sur les étapes qui ont jalonné l’histoire de l’école publique.

Au long du XIXème siècle des avancées et des reculs dans un contexte de progrès de la «libre-pensée»

La politique religieuse de la révolution a dressé contre elle une partie du peuple français et révélé des clivages durables. Napoléon Bonaparte a institutionnalisé certains principes révolutionnaires tout en les dévoyant : il a créé les lycées publics pour garçons et arraché l’Université à l’Église pour en faire un instrument idéologique et conforter son pouvoir. Il a signé avec Rome un concordat reconnaissant toutes les religions avec une mention particulière pour le catholicisme « religion de la majorité des français ».

“ La conquête de la laïcité, ou sa reconquête, sa préservation ou son actualisation, font aujourd’hui l’objet de débats et de polémiques qui commencent avec le choix des mots, et méritent un retour sur les étapes qui ont jalonné l’histoire de l’école publique. ”

La Restauration des Bourbons s’est traduite par la réintroduction du crime de blasphème. Sous la Monarchie de Juillet, la loi Guizot oblige les communes à ouvrir une école, mais sous le Second Empire, la loi Falloux met les maîtres sous la surveillance du clergé et les congrégations enseignantes prospèrent. Les besoins de formation, grandissant avec l’industrialisation, poussent la bourgeoisie à envoyer ses fils dans les écoles des congrégations enseignantes.

Après la répression de la Commune, un moment, certes très court, d’émancipation du pouvoir religieux (rupture du Concordat, suppression du budget des cultes, sécularisation des biens des congrégations religieuses), l’idée que l’Église représente un danger fait son chemin chez les Républicains; d’ailleurs le mot «laïcité» naît à ce moment-là. Dans l’école publique gratuite laïque et obligatoire, instaurée par les lois de 1882, l’instruction morale et civique est placée en tête des matières, le personnel enseignant est «laïcisé» par la loi Goblot en 1886, mais un jour par semaine est libéré pour permettre un enseignement religieux hors de l’école.

Il a fallu trente ans pour que la IIIème République rompe avec le Concordat.

Tout d’abord confiants dans la montée de l’indifférence et de l’incroyance religieuses, les Républicains sont convaincus de la collusion entre catholicisme et réaction avec l’Affaire Dreyfus, qui renforce définitivement l’anticléricalisme. Une enquête de 1899 révèle le développement de l’enseignement congréganiste, qui scolarise alors 40% des élèves, et a doublé sa richesse immobilière en 50 ans. 

L’enjeu de l’école apparaît bien central, car l’Église en fait un lieu de prosélytisme. « L’école est le champ de bataille où se décide si la société restera chrétienne ou non » affirme le pape Léon XIII, qui, tout en conseillant aux catholiques de se rallier au régime républicain, s’oppose à la législation laïcisatrice. Comment former des citoyens aux valeurs républicaines si l’Église garde le pouvoir de façonner les consciences ?

La loi du 1er juillet 1901 ouvre toute liberté aux associations, mais contraint les congrégations à demander des autorisations. 10000 écoles sont ainsi fermées, dont une bonne moitié ré-ouverte quasi immédiatement. Mais le monopole étatique de l’école n’est pas instauré : la laïcisation s’est accompagnée du respect de la liberté d’enseignement, hors de l’État, c’est à dire sans financement. L’école congréganiste est remplacée par l’école dite «libre», également hostile au gouvernement républicain.

La loi de séparation des Églises et de l’État (9 décembre 1905) garantit le libre exercice des cultes et assure la liberté de conscience, tout en mettant fin au régime de «reconnaissance» des religions par l’État. La religion peut fonctionner comme une institution, sous une forme analogue à celles des associations, mais les besoins religieux n’ont plus de nécessité sociale reconnue. D’autres institutions tendent à la remplacer comme instances de socialisation. La liberté de culte fait partie des libertés publiques, sans distinction entre les cultes. Les colonies échappent à la règle, les missions des «frères blancs» y étant au contraire bienvenues.

Mais au XXème la laïcité reste un combat…

La guerre et l’Union sacrée permettent à la laïcité de s’installer apparemment sans heurt, et dans ce contexte, la mosquée de Paris est inaugurée en 1926, financée en partie seulement sur fonds privés, un artifice ayant permis de contourner la loi.

Dès 1919 cependant, la loi Astier, sur l’enseignement technique industriel et commercial, ouvre la possibilité pour l’État de reconnaître des écoles privées… et donc de les subventionner. Et la législation locale des cultes perdure en Alsace-Moselle, la fédération nationale catholique ayant reçu les soutiens de nombreuses associations d’anciens combattants face à la volonté du cartel des gauches d’en finir avec le régime concordataire.

Le régime de Vichy ne remet pas en cause la séparation, mais remplace les écoles normales par des instituts de formation, et autorise un enseignement religieux sur les horaires scolaires. Surtout, en 1941, le gouvernement institue une aide limitée aux écoles justifiant de l’importance de leurs effectifs et de la précarité de leurs ressources, disposition qui est supprimée à la Libération.

La laïcité est citée par deux fois dans la constitution de la IVème République, comme caractère essentiel de l’État républicain sur proposition du communiste Étienne Fajon, et comme aspect essentiel du service public d’enseignement.

…que l’enseignement catholique mène sur le thème du financement de la liberté d’enseignement.

Malgré une grève réunissant 90% des instituteurs, l’enseignement catholique obtient en 1951 avec la loi Barangé une allocation forfaitaire pour toutes les familles scolarisant des enfants dans une école «libre» et, avec la loi Marie, l’accès aux bourses pour les élèves de l’enseignement catholique. L’école reste ainsi le lieu d’un affrontement dont l’école privée sort renforcée avec la loi Debré en 1959. En contradiction avec l’article 2 de la loi de 1905 qui dispose que « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », elle permet le financement de l’enseignement privé (à 90% catholique) au mépris du principe « Fonds publics à l’école publique, fonds privés à l’école privée » et malgré une pétition qui recueille 10 millions de signatures. C’est le début du subventionnement des établissements sous contrat. Un pas supplémentaire est franchi en 1977 avec la loi Guermeur, qui sollicite les communes pour financer l’école privée.

L’échec du service public unifié et laïque d’éducation…

L’arrivée de François Mitterand au pouvoir en 1981 aurait pu représenter une rupture, dans le contexte symbolique du centenaire des lois de Jules Ferry. Mais contre le projet d’Alain Savary qui prévoit de remplacer le dualisme existant par un pluralisme interne, les catholiques mobilisent au nom de la liberté (24 juin 1984) et en obtiennent le retrait. Dix ans plus tard une mobilisation de même ampleur, mais cette fois-ci du camp laïque, empêche le vote d’une loi (proposée par Bruno Bourg Broc) qui aurait levé toute limitation au financement public des investissements dans les écoles privées.

… la poursuite de l’alignement de l’enseignement privé sur le public.

En 1992-1993, les accords entre le ministre Jack Lang et le père Cloupet, secrétaire général de l’Enseignement catholique français, consolident le concordat en Alsace-Moselle en accordant l’alignement de la rémunération des officiers du culte sur la catégorie A de la fonction publique. En 2005 la loi Censi rapproche les retraites des enseignants du privé de celles des enseignants du public et la loi Carle (2009) oblige les maires à financer la scolarisation des enfants de leur commune dans une école privée hors de leur territoire. 

La laïcité c’est par où ?*

Depuis une quinzaine d’années, les relations entre l’État et les confessions religieuses, en particulier sur le terrain scolaire, font l’objet d’âpres débats mais aussi de discussions régulières : ainsi de l’initiative de Lionel Jospin envers l’Église catholique (en 2000), ou encore de l’accord cadre sur la naissance d’un Conseil Français du culte musulman (en 2001).

La question du port du voile par de jeunes collégiennes musulmanes met en difficulté les enseignants, partagés entre la défense de la laïcité et le respect de la liberté individuelle. La loi du 15 mars 2004 encadrant, « en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », et supposée répondre à ces difficultés, vise implicitement une pratique de l’Islam. Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur (dont l’une des attributions est la protection des libertés publiques en général et de la liberté des cultes en particulier), a exprimé, dès son élection comme Président de la République, la volonté de «ré insuffler» du religieux dans le fondement du lien social, en contradiction avec la philosophie universaliste de la laïcité. Il a tenu à Saint-Jean de Latran où il s’est rendu, au contraire de tous ses prédécesseurs, à l’invitation du Vatican, un discours invitant à « valoriser les racines essentiellement chrétiennes de la France ». Et le 18 décembre 2008, la France et le Vatican ont signé un accord sur la reconnaissance des grades et diplômes dans l’enseignement supérieur qui marque la fin du monopole de l’État dans l’attribution des diplômes universitaires. En Alsace-Moselle, le régime concordataire oblige toujours les parents à demander une dispense pour que les enfants ne suivent pas un enseignement religieux présent aux niveaux primaire, secondaire et supérieur.

L’idée d’enseigner davantage les religions à l’école laïque (soutenue notamment par l’Institut européen des sciences des religions, créé dans la foulée du rapport de Régis Debray de 2002), ou encore celle d’ une culture éthique (sur initiative de la Ligue de l’enseignement), font écho à la proposition d’instruction morale du ministère de l’Éducation Nationale (2011).

Depuis la rentrée 2013, une charte de la laïcité est affichée dans tous les établissements, qui rappelle les grands principes et leur traduction à l’école : offrir aux élèves « les conditions pour forger leur personnalité » en les protégeant « de tout prosélytisme et de toute pression ». Elle rappelle que « les personnels ont un strict devoir de neutralité », que le port de signes religieux ostentatoires est interdit, et que nul ne peut invoquer ses croyances pour refuser de se plier au règlement intérieur.

Le code de l’Éducation, qui rassemble les divers lois et règlements sur l’éducation, ne se limite pas aux relations avec les religions. Ainsi, « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ».

La laïcité est attaquée par tous les intégrismes, religieux face aux ABCD de l’égalité récemment, mais aussi économique avec les tenants d’un enseignement unique de la pensée libérale.

En conclusion

Y aura-t-il bientôt une journée mémorielle de la laïcité le 9 décembre, date anniversaire de la loi de 1905, comme il en est question ici ou là ? Une journée de célébration pour se débarrasser d’un problème ?

“ Aristide Briand, rapporteur du projet de loi en 1905, et ses amis radicaux, ont brandi d’autant plus vivement l’idéal laïque qu’il pouvait détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux, ou au moins d’une lecture de classe de leur origine. ”

Les principes fondateurs de la laïcité sont nés d’une résistance aux préjugés que la religion catholique avait promus. Mais la droite et l’extrême droite ont mis à mal la laïcité en en faisant un instrument répressif contre les musulmans. Il n’est pas inutile de rappeler qu’Aristide Briand, rapporteur du projet de loi en 1905, et ses amis radicaux, ont brandi d’autant plus vivement l’idéal laïque qu’il pouvait détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux, ou au moins d’une lecture de classe de leur origine. Qui a intérêt aujourd’hui à faire oublier le risque de la privatisation néolibérale construisant une école des riches et une école des pauvres ?

Francine Perrot
Agrégée d’histoire,
Enseignante à la retraite


*Titre d’un numéro spécial de Charlie Hebdo (2013).