Claire Benveniste,  Devenir et rester enseignant ?,  Numéro 28

Insuffisances de la formation initiale et difficultés des élèves de milieux populaires

Pour éviter de transformer les enseignants en boucs émissaires face au problème aigu des inégalités socio-scolaires dans le système éducatif français, il est nécessaire de prendre en compte les contraintes qui pèsent sur leurs pratiques et le manque de ressources mises à leur disposition, notamment lors de leur formation initiale, pour comprendre — et pouvoir agir sur — les difficultés d’apprentissage des élèves de milieux populaires.

Des tensions professionnelles et des renoncements à l’entrée dans le métier

Les difficultés professionnelles des enseignants débutants se construisent dès l’année de stage après le recrutement par concours[1]Au moment de notre étude, les candidats au concours de recrutement devaient être titulaires d’un M1, puis effectuer une année de stage à mi-temps en responsabilité en établissement et à mi-temps en M2 ou du MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) dans une ÉSPÉ (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation). Les ÉSPÉ crées en 2013 ont été transformées en INSPÉ en 2018 (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation) avec le déplacement du concours à la fin du M2. Nos données ayant été recueillies entre 2015 et 2018, nous utilisons le sigle ÉSPÉ dans cet article., dans la confrontation de certains idéaux pédagogiques aux réalités du terrain (Broccolichi et al., 2018). L’analyse de discours d’enseignants en fin de formation initiale[2]Nous avons mené en 2016 une trentaine d’entretiens avec des enseignants en stage en responsabilité à mi-temps, lauréats du CRPE dans deux académies marquées par les inégalités et la ségrégation socio-scolaires. a permis de mettre au jour certaines de ces tensions : maintenir des objectifs ambitieux (du Socle Commun) pour tous les élèves tout en différenciant sa pédagogie pour s’adapter aux besoins de chaque élève ; « mettre les élèves en activité » et « ne pas trop en dire » tout en « gérant la classe » avec des élèves pour lesquels les pédagogies actives ne vont pas de soi ; « revenir au frontal » alors que c’est un renoncement qui « ne convient pas » aux formateurs ni aux formés, etc.

Seule une petite minorité des enseignants en formation parvient à faire dialoguer ces injonctions contradictoires afin de travailler ces tensions et d’en faire des leviers pour leur développement professionnel. Mais la grande majorité des débutants n’a pas — ou pas suffisamment — d’outils à disposition pour comprendre les écarts entre ce qu’ils parviennent à faire sur le terrain et ce que l’institution attend d’eux. Ces tensions professionnelles peuvent devenir insurmontables, constituant « une zone d’un développement qui ne se réalise pas » (Schneuwly, 2011, p. 344). Pour se préserver et « tenir sur le terrain », les enseignants mobilisent alors des discours explicatifs qui situent les causes de leurs difficultés dans les élèves eux-mêmes (élèves qui sont alors caractérisés en termes de rythmes, de talents, de volonté, de capacité de concentration, d’intelligence, etc.) ou bien dans les situations familiales évoquées sur le registre du manque et du handicap socio-culturel. En légitimant les inégalités d’apprentissage entre élèves, ces discours renforcent l’impuissance de ces enseignants débutants à les combattre, alors même qu’ils disent pourtant adhérer au postulat d’éducabilité de tous les élèves.

Ces désengagements sont sources de souffrance professionnelle et risquent d’être préjudiciables à la réduction des inégalités sociales d’apprentissage. Pour mieux comprendre ces difficultés professionnelles, nous estimons nécessaire de considérer l’« offre de formation initiale » proposée en master MEEF dans seize ÉSPÉ entre 2016 et 2019.

Des contenus de formation qui contribuent à la construction de normes et d’idéaux pédagogiques socialement situés

Les contenus de formation que nous avons pu étudier dans seize ÉSPÉ métropolitaines contribuent à la construction d’un discours dominant repris par les stagiaires lors des entretiens. De nombreux contenus de formation font ainsi référence à l’idéal d’un « élève acteur » opposé à la figure d’un élève « passif », à travers la mise en œuvre de pédagogies actives opposées à des pédagogies dites magistrales ou traditionnelles. Ces contenus ont été identifiés dans les enseignements transversaux de philosophie (sur les valeurs de l’École), de pédagogie (sur l’autorité, l’évaluation ou les situations d’apprentissages), ainsi que dans les enseignements de didactiques disciplinaires à travers des préconisations de pratiques pédagogiques correspondant au dispositif d’enseignement d’inspiration socioconstructiviste, à des démarches d’investigation ou des situations-problèmes. Or, ces préconisations pratiques sont souvent transmises en formation sans donner à voir aux formés les approches didactiques et/ou psychologiques qui les sous-tendent. Le discours perçu par les stagiaires est ainsi fortement injonctif et propice à la construction de doxas ou de vulgates pédagogiques : ils savent qu’ils doivent mettre en place certains dispositifs d’enseignement et de différenciation, mais ils ne savent pas expliquer pourquoi, à quelles conditions et pour quels élèves ils sont efficaces.

La quasi-totalité des descriptifs de ces enseignements et des supports de cours élaborés par les formateurs et que nous avons pu recueillir, évoquent ces dispositifs et ces démarches pédagogiques comme favorisant « la réussite de tous les élèves », en évacuant la question — pourtant largement documentée par la recherche aujourd’hui[3]Nous faisons référence ici aux recherches qui entrent dans les dimensions cognitives, langagières et identitaires des activités d’enseignement-apprentissage pour étudier les processus de construction des inégalités sociales de réussite scolaire (par exemple, Bautier & Rochex, 1997). — de la plus ou moins grande familiarité des élèves avec ces manières d’apprendre selon leurs milieux sociaux. Ces enseignements contribuent ainsi à renforcer chez les formés le caractère évident ou transparent des exigences culturelles, cognitives et langagières qui sous-tendent ces pratiques pédagogiques, alors même que ces exigences n’ont rien d’une évidence pour une part importante des élèves de primaire. Dans quelques rares enseignements seulement, les différences entre les socialisations scolaire et non scolaire des élèves sont abordées comme des points de vigilance que l’enseignant doit avoir en tête pour que ses pratiques profitent effectivement à tous les élèves (les enseignements de master MEEF portant sur l’enseignement explicite sont parfois l’occasion de développer cette vigilance).

La place importante des approches individualisantes des difficultés d’apprentissage

Les enseignements sur la ou les difficulté(s) scolaire(s) promeuvent le plus souvent des approches individualisantes centrées sur la mise en place de dispositifs adaptés aux « besoins éducatifs particuliers des élèves ». Les formules de « la prise en compte de la diversité des élèves » et de l’« adaptation aux besoins des élèves » sont omniprésentes à plusieurs niveaux de construction des programmes de formation : dans les intitulés des enseignements au sein des maquettes de formation, dans les brochures de présentation des enseignements, et dans les supports de cours des formateurs. En cela, les curricula de formation dans les ÉSPÉ reflètent les évolutions des politiques éducatives contemporaines qui tendent à valoriser la « diversité des élèves » en s’adaptant à leurs « besoins spécifiques » (Frandji & Rochex, 2011). Les institutions de formation familiarisent ainsi les (futurs) enseignants à des catégories institutionnelles (notamment médico-psychologiques) qui ont tendance à naturaliser les causes des difficultés des élèves et à conduire les enseignants à un certain fatalisme, alors même que les élèves ciblés par ces catégories sont majoritairement des élèves de milieux sociaux défavorisés (MEN-DEPP, 2015).

Les contenus de formation véhiculent ces catégories institutionnelles des « besoins éducatifs particuliers » en ne mentionnant que très rarement les tensions professionnelles posées par la mise en œuvre sur le terrain de ces politiques éducatives liées au paradigme de « l’École inclusive » (Katz et al., 2021). Il en est de même concernant les injonctions à mettre en œuvre une « pédagogie différenciée », omniprésentes dans les contenus de formation et qui s’accompagnent rarement de mises en garde quant aux effets potentiellement socialement différenciateurs des pratiques d’adaptation pédagogique.

De trop rares contenus portant sur les apprentissages des élèves peu familiers des exigences scolaires

Certains cadres de pensée pouvant permettre d’appréhender les effets socialement différenciés des pratiques d’enseignement sur les apprentissages des élèves sont très ponctuellement offerts aux enseignants en formation dans les ÉSPÉ, principalement en M1 MEEF (ils sont absents des programmes de M2 MEEF dans la moitié des ÉSPÉ de notre étude). Mais ces enseignements sont souvent organisés en cours magistral, proposant des savoirs théoriques très décontextualisés, peu évalués et peu articulés aux autres unités d’enseignement. Cela contribue sans doute à expliquer leur faible mobilisation par les enseignants-stagiaires lors des entretiens.

Enfin, une part importante des savoirs sociologiques diffusés en formation porte sur les constats quantitatifs des inégalités socio-scolaires à un niveau « macro », le plus souvent transmis en cours magistral dans un nombre d’heures très faible. Ces modalités d’enseignement sont susceptibles de favoriser la traduction par les formés des corrélations statistiques entre réussite scolaire et origine sociale en liens de causalité, conduisant là aussi les enseignants débutants à un fatalisme soutenu par l’idée d’un « handicap socio-culturel » impossible à compenser pour les familles de milieux sociaux défavorisés.

Dans certaines ÉSPÉ seulement, des options organisées sous forme de travaux dirigés avec un nombre d’heures important dans les enseignements de « contexte d’exercice » ou de « formation à ou par la recherche », abordent les processus de construction des inégalités sociales d’apprentissage en donnant à voir aux formés les pratiques de recherche qui produisent les résultats et savoirs scientifiques. Ces modalités de travail qui prennent en charge l’articulation entre théorie et pratique — ou entre théorie et empirie — permettent aux enseignants en formation de percevoir à la fois la portée générale de ces travaux de recherche, et la manière dont ils peuvent être mobilisés pour interpréter les situations qu’ils vivent sur le terrain. Toutefois, ces contenus et ces modalités de travail ne sont pas récurrents dans les programmes de formation et concernent uniquement un ou deux groupes de stagiaires qui choisissent ces options.

Finalement, même si des variations s’observent selon les ÉSPÉ, il nous semble que les contenus les plus récurrents diffusés en formation, ainsi que leurs modalités d’organisation dans les curricula, contribuent à expliquer la construction chez les (futurs) enseignants de croyances et de doxas pédagogiques qui les empêchent de comprendre les difficultés de leurs élèves comme des phénomènes socialement construits et situés sur lesquels ils peuvent agir. Pourtant, la formation des enseignants a été maintes fois réformée avec l’intention affichée de contribuer à la réduction des inégalités.

Formation des enseignants et démocratisation de l’enseignement : des discours politiques en décalage avec la réalité des textes officiels et des programmes de formation

À la fin des années 1990, la refonte de la formation est menée sous le prisme de la professionnalisation des instituteurs et de l’alignement de leur formation sur celle des enseignants du secondaire, aboutissant à la création du corps des professeurs des écoles en 1989 et des IUFM en 1990. Avant et pendant ces réformes, les discours politiques mettent l’accent sur les enjeux de démocratisation auxquels la formation initiale des enseignants doit répondre (Troger & Guibert, 2012, p. 12).

En 2013, c’est encore un discours politique volontariste sur la réduction des inégalités qui accompagne la transformation des IUFM en ÉSPÉ dans le contexte de la nouvelle Loi pour la Refondation de l’École. Le système éducatif français est alors caractérisé par une dégradation des acquisitions des élèves les plus faibles fortement corrélée au milieu social des élèves. La réforme de la formation initiale des enseignants est affichée dans les discours politiques comme un rouage de la lutte contre ces inégalités. Pourtant, la question des inégalités socio-scolaires est marginale dans les textes officiels écrits cadrant la formation des enseignants, avec une invisibilisation des enjeux sociaux de l’échec scolaire et des difficultés d’apprentissage au profit d’approches individualisantes et de la « prise en compte de la diversité », que nous retrouvons dans les contenus de formation offerts aux futurs enseignants.

Dans un système éducatif français particulièrement inégalitaire, peut-on qualifier de professionnalisante une formation initiale dont les curricula témoignent d’une si faible préoccupation pour les difficultés d’apprentissage des élèves de milieux sociaux défavorisés ? La question des difficultés des élèves est davantage abordée en formation sous l’angle de la remédiation via des dispositifs individualisés ciblant des catégories spécifiques d’élèves dont la diversité doit être « prise en compte », que sous l’angle de la différenciation sociale dans la construction des savoirs scolaires. Lorsque la formation initiale — pourtant universitarisée — se fait la courroie institutionnelle des politiques éducatives sans tenir compte des contraintes et des difficultés qui caractérisent l’entrée dans le métier, cela pose selon nous la question de la construction de l’autonomie professionnelle des enseignants qui sont en première ligne face aux inégalités socio-scolaires.

Claire Benveniste
Docteure en Sciences de l’éducation
Université Paris 8, Équipe CIRCEFT-Escol

Bibliographie

Élisabeth Bautier & Jean-Yves Rochex, Ces malentendus qui font les différences. In La scolarisation de la France. Critique de l’état des lieux, Paris, La Dispute, 1997.

Sylvain Broccolichi, Christophe Joigneaux & Stéphan Mierzejewski, Le parcours du débutant – Enquêtes sur les premières années d’enseignement à l’école primaire, Lille, Artois Presses Université, 2018.

Serge Katz, Florence Legendre, Pierre-Yves Connan & Frédéric Charles, Ce que font les « besoins éducatifs particuliers » aux professeurs des écoles. Agora débats/jeunesses, 87(1), 95-111, 2021.

Daniel Frandji & Jean-Yves Rochex, De la lutte contre les inégalités à l’adaptation aux « besoins spécifiques ». Éducation et formations, 80, 95-108, 2011.

MEN-DEPP, À l’école et au collège, les enfants en situation de handicap constituent une population fortement différenciée scolairement et socialement. Note d’information n°04, février 2015. En ligne : https://archives-statistiques-depp.education.gouv.fr/Default/digital-viewer/c-9994

Vincent Troger, Pascal Guibert, Peut-on encore former des enseignants ? Paris, Armand Colin, 2012.

Notes[+]