Devenir et rester enseignant ?,  Marie David,  Numéro 28

Formation des enseignants : plus de terrain pour les profs, moins d’égalité pour les élèves ?

Les réformes successives de la formation des enseignants depuis quinze ans ont dégradé les conditions d’entrée dans le métier des enseignants. Elles produisent aussi des effets sur les apprentissages des élèves, en privant les enseignants des outils professionnels nécessaires à la compréhension des mécanismes de construction des inégalités scolaires.

Le tournant de la masterisation de la formation des enseignants en 2007 n’a pas seulement concerné leur niveau de qualification. L’élévation du niveau de diplôme exigé pour être titularisé s’est accompagnée de transformations profondes de la conception et des contenus de formation, dont les réformes qui se sont succédé depuis ont approfondi la mise en œuvre[1]On trouvera un résumé de ces réformes et de leurs effets dans Vincent Charbonnier, Marie David et Marie Haye, « Former ou conformer ? Des réformes de la formation des enseignant.es à rebours des enjeux de l’école », Mouvements, no 107,2021. En ligne : https://mouvements.info/former-ou-conformer-des-reformes-de-la-formation-des-enseignant%C2%B7es-a-rebours-des-enjeux-de-lecole/. Un des changements principaux est la « terrainisation » de la formation[2]Charbonnier, David et Haye, Op. Cit.) c’est-à-dire la place croissante accordée au terrain (la classe, en école ou établissement). Le temps de stage en responsabilité a fortement augmenté (d’environ un tiers du temps avant 2007 à un demi voire un plein de temps aujourd’hui). Avant même le recrutement, les étudiants inscrits en master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) se voient incités à accepter un contrat d’alternant, en responsabilité de classe. Le temps de stage et d’alternance contraint fortement l’emploi du temps des formations. Surtout, les consignes du ministère de l’Éducation nationale (MEN) renforcent, réforme après réforme, la centralité du terrain dans la formation : l’idée maîtresse est que le terrain forme d’abord (par magie sans doute, car le processus supposément à l’œuvre n’est jamais explicité) et le reste de la formation doit s’y adapter.

La deuxième contrainte forte de la formation est celle des programmes des concours : si la position de ceux-ci a changé plusieurs fois, les masters MEEF peinent toujours à être autre chose que des prépas concours. Les maquettes de formation laissent une place primordiale aux contenus jugés utiles pour réussir ces concours, au détriment de ce qui semble ne servir à rien((Ludivine Balland et Marie David, « L’hétéronomie des savoirs. Déterminations et concurrences disciplinaires de l’offre de sociologie en Écoles supérieures du professorat et de l’éducation », Sociétés contemporaines, no 124, 2021/4, p. 5-35. En ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2021-4-page-5.htm
, c’est-à-dire seulement à devenir un (bon) enseignant… À cela s’ajoutent les injonctions de plus en plus précises du MEN sur les contenus qui doivent obligatoirement être enseignés dans les Inspé, qui dépendent directement de priorités politiques : les enseignements numériques, les langues vivantes (considérées comme simples outils), les « valeurs de la République », ou encore la laïcité. Ces éléments sont précisément cadrés par les textes officiels, assenés comme centraux dans le métier enseignant, mais définis de manière politique (le numérique est innovant, la laïcité est le problème numéro 1 de l’école, etc.). Ils sont de plus systématiquement décontextualisés[3]Sophia Stavrou, L’université au diapason du marché. Une sociologie du changement curriculaire dans les universités françaises, Louvain-la-Neuve : Academia/L’Harmattan, 2017., c’est-à-dire autonomisés des savoirs académiques qui permettraient de s’en saisir de façon universitaire.

Les formateurs en Instituts supérieurs du professorat et de la formation (Inspé), pour des raisons politiques et budgétaires, sont de plus en plus souvent des collègues en « temps partagé » (qui partagent leur enseignement entre établissement et Inspé), et qu’il n’est pas possible de former au métier de formateur, faute de temps et d’argent. Ces personnels passent leur temps à courir d’un établissement à l’autre, ce qui a contribué au fort affaiblissement des collectifs de travail et des cultures de formation qui existaient dans les IUFM. Une partie significative de ces formateurs n’est pas formée à la recherche et n’a pas le temps de l’être, ce qui contribue à minimiser la part de celle-ci dans la formation.

Enfin, les Inspé sont des composantes des universités qui souffrent de la très grande paupérisation de ces dernières, mais qui sont également dépendantes des rectorats. Les conseils d’institut donnent une place minoritaire aux représentants des personnels et étudiants/usagers, qui ne parviennent ainsi pas à faire entendre leur expertise de la formation ou leurs besoins.

Former des enseignants concepteurs ou exécutants ?

Les évolutions contraintes de la formation des enseignants ne peuvent être dissociées des évolutions du métier enseignant. Paradoxalement, l’élévation du niveau de qualification ne s‘est pas accompagnée d’une évolution du métier vers davantage de tâches de conception, de création ou d’innovation. Au contraire, les pratiques pédagogiques sont de plus en plus étroitement prescrites et contrôlées. Ainsi, le cadrage de plus en plus étroit des maquettes de master MEEF fait écho aux consignes données aux enseignants des premier et second degrés sur les démarches pédagogiques à mettre en œuvre. Les « recettes » pédagogiques dont le MEN abreuve les enseignants trouvent leur déclinaison dans les maquettes MEEF supposées consacrer 30 % du temps de formation à l’apprentissage de « stratégies d’enseignement efficaces »… ce qui sous-entend 1) que certaines pratiques sont toujours efficaces et 2) qu’avant ces consignes, on enseignait surtout des pratiques inefficaces…

Le contrôle des enseignants pousse le métier vers des tâches d’application, voire d’exécution. Au passage, exiger un master pour des tâches d’application est très coûteux, surtout pour les étudiants. La déqualification de l’exercice du métier enseignant contribue en outre à sa crise d’attractivité et à la nette baisse des candidatures aux concours de recrutement. Surtout, attendre des enseignants qu’ils appliquent des recettes définies en-dehors d’eux, comme s’ils et elles étaient les nouveaux cols bleus de l’école (et le ministère le nouveau bureau des méthodes), n’est absolument pas adapté à la diversité des réalités du métier. L’âge des enfants, les connaissances préalablement acquises, le contexte social de l’école, le nombre d’élèves, l’existence ou non d’une équipe étoffée, le matériel et les locaux disponibles sont autant d’éléments qui changent le contexte d’exercice et qui nécessitent de fabriquer in situ une réponse pédagogique et didactique adaptée.

La construction de telles réponses par les professionnels suppose que soient réunies plusieurs conditions, parmi lesquelles le temps, ainsi que l’accès à des ressources. Or la terrainisation de la formation produit l’inverse. Jetés seuls dans les classes comme on les jetterait dans le grand bain pour leur apprendre à nager, les étudiants alternants et les stagiaires sont conduits à s’accrocher à des recettes toutes faites comme à des frites de piscine. Ils n’ont d’autre solution que de s’en remettre aux fiches pédagogiques déjà préparées ou à chercher à imiter leurs tuteurs. En soi, le recours à des ressources déjà prêtes n’est pas un problème. Mais si les débutants sont conduits à le faire tout le temps, s’ils n’ont pas le temps de s’approprier les ressources pédagogiques, de les examiner de manière critique, de réfléchir à leurs propres pratiques, d’en discuter collectivement avec leurs pairs, le recours à des sources externes déjà prêtes participe à la fois à la transformation du travail enseignant en un travail exécutant et au sentiment de malaise et d’insatisfaction professionnelle qui se développent, en particulier chez les jeunes enseignants, ce qui génère de l’angoisse pour un certain nombre d’entre eux[4]Ludivine Balland, « Le désengagement impossible. L’angoisse des professeurs des écoles débutants », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 38, 2020, 83-101. En ligne : https://journals.openedition.org/traces/11312.

Des effets inégalitaires sur les apprentissages des élèves

L’évolution de la formation a également des effets sur les apprentissages des élèves. Sans surprise, ce sont ceux qui n’ont que l’école pour apprendre qui en pâtissent le plus, c’est-à-dire ceux dont les familles n’ont pas les ressources pour faire école sans l’école (par des jeux « éducatifs » dès la petite enfance, la familiarisation précoce à la culture légitime, l’entraînement intensif aux exercices de type scolaire, etc.). L’allongement de la durée des études aurait pu conduire à une meilleure maîtrise des savoirs par les nouveaux enseignants. Mais, tandis que les études se sont allongées, les réformes successives, de l’école élémentaire à l’université, ont diminué les heures d’enseignement (tandis que le nombre d’élèves en classe augmentait). Les jeunes enseignants recrutés ont passé moins de temps à apprendre pour chaque année de leur cursus. À l’université, la baisse continue du nombre d’heures d’enseignement les a privés du temps nécessaire à l’appropriation des connaissances académiques. Or enseigner suppose une maîtrise pointue des savoirs à enseigner et des savoirs permettant de les enseigner (notamment la didactique des disciplines). Paradoxalement, les transformations de la formation produisent des enseignants moins savants, moins à même d’enseigner à des élèves éloignés des savoirs de l’école. Et ce, d’autant plus que les concours attirent de moins en moins les bons étudiants issus des classes moyennes.

Ces transformations croisent par ailleurs celles des programmes scolaires, qui complexifient le contenu des enseignements scolaires (en particulier à l’élémentaire) et incitent à la mise en place de dispositifs pédagogiques qui supposent que les élèves effectuent eux-mêmes les « sauts cognitifs » nécessaires pour s’approprier les savoirs[5]Stéphane Bonnéry, « Scénarisation des dispositifs pédagogiques et inégalités d’apprentissage », Revue française de pédagogie, no 167, 1 juin 2009, 1323. En ligne : https://journals.openedition.org/rfp/1246. Comprendre les mécanismes socio-cognitifs qui sont en jeu dans ces dispositifs, réfléchir aux modalités pédagogiques pour limiter les malentendus, trouver ou construire des dispositifs alternatifs pour faire apprendre, identifier dans les enseignements l’enjeu précis de ce qu’il y a à comprendre… Tout cela nécessite des connaissances approfondies et du temps pour préparer et analyser son propre travail. Tout ce dont les réformes de la formation ont privé les enseignants.

Les manières d’enseigner sont également liées au rapport au savoir universitaire des enseignants, qui se construit pendant leurs études et constitue une ressource qu’ils peuvent mobiliser dans leurs premières années d’enseignement[6]Jérôme Deauvieau, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux difficultés du métier, Coll. : L’Enjeu scolaire, Paris : La Dispute, 2009.. Les différences de rapport au savoir produisent des différences dans la capacité à cadrer les interactions dans la classe, à expliciter pour les élèves les savoirs qu’il s’agit d’apprendre et à éviter les malentendus socio-cognitifs. L’affaiblissement de la formation universitaire au métier d’enseignant prive ainsi les débutants des ressources indispensables pour faire face aux difficultés scolaires.

Enfin, quoique sans cesse réaffirmée, la place de la recherche dans la formation ne cesse d’être fragilisée. Quand les futurs professeurs doivent jongler entre la responsabilité de classes, les enseignements du master et la préparation des concours, l’apprentissage de la recherche passe toujours en dernier, parce que celle-ci ne répond pas aux besoins professionnels immédiats. L’affaiblissement de la place de la recherche la rend encore moins accessible. Or les recherches en éducation ont une cumulativité qui donne des pistes concrètes pour enseigner. La didactique des mathématiques permet ainsi de savoir comment enseigner la proportionnalité pour que les jeunes élèves la comprennent, la sociologie explique comment les devoirs à la maison renforcent les inégalités entre élèves, etc. Mais les conditions actuelles de formation en Inspé ne permettent pas aux étudiants de s’approprier les démarches ni les résultats de ces recherches.

Pas de nouvelle réforme sans l’expertise des enseignants et des formateurs

Les dégradations de la formation des enseignants ne sont pas la seule cause des difficultés de l’école. Mais, dans l’état où l’ont laissé les réformes depuis 2007, la formation n’est pas capable de répondre aux enjeux renouvelés de la démocratisation, dans un contexte où, malgré la hausse de la durée des études, 5 % des jeunes sortent sans aucun diplôme, 11 % des élèves entrés en sixième en 2021 avaient une maîtrise fragile ou insuffisante du français et 28 % des mathématiques[7]Repères et références statistiques 2022, ministère de l’Éducation nationale..

Alors que le conseil supérieur des programmes vient de faire des préconisations pour changer (encore !) la formation des enseignants, l’urgence est de ne pas désorganiser une énième fois ce service public. Les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur doivent plutôt prendre le temps d’évaluer ce que les équipes de formation parviennent à faire, de prendre en compte leur expertise sur la formation, celle des enseignants sur leur propre métier, mais aussi de partir des besoins des élèves pour penser une formation qui soit enfin à la hauteur.

Marie David
Maîtresse de conférences en sociologie
Centre nantais de sociologie, UMR 6025
Nantes université
Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de Nantes

Notes[+]