Entretien avec Claude Lelièvre
Claude Lelièvre est historien de l’éducation, professeur honoraire d’histoire de l’éducation à Paris V.
Carnets Rouges : Le ministre a d’abord annoncé qu’il ne ferait pas de loi de l’éducation. Mais les transformations permises par la loi vont avoir des incidences majeures. Un tel écart entre le discours et la réalité est-il nouveau ?
Claude Lelièvre : On se souvient que dès son arrivée au ministère de l’Education nationale, en mai 2017, Jean-Michel Blanquer a eu une façon bien singulière de satisfaire son ego en excipant (d’entrée de jeu et pour l’Histoire) d’une exceptionnalité qui n’avait aucun fondement : il n’y aura pas de loi Blanquer, et j’en serai fier. Car au total, durant toute la cinquième République, seulement sept ministres de l’Education nationale « ont donné leur nom à une loi scolaire ». Sept sur les trente quatre qui se sont succédé ! Jean-Michel Blanquer »surfait » (à bon compte !) sur l’idée (répandue, mais fausse) que chaque ministre de l’Education nationale n’avait de cesse de donner son nom à une loi (alors que seulement un sur cinq l’a fait…).
Cela peut surprendre, mais il n’y a eu que trois lois d’origine ministérielle concernant l’enseignement scolaire (c’est à dire les écoles, les collèges et les lycées) durant ces trente dernières années : les trois lois dites d »’orientation » de 1989, 2005 et 2013. Depuis la loi d’orientation « Jospin » de juillet 1989 votée par l’ensemble des socialistes (les communistes s’abstenant, et toute la droite votant contre), il y a eu la loi d’orientation « Fillon » d’avril 2005 votée par toute la droite (unanimement au Sénat, certains UDF s’abstenant à l’Assemblée; toute la gauche votant contre), puis ensuite la loi d’orientation »Peillon » de juillet 2013 votée par toute la gauche (socialistes, Europe écologie-Les Verts et les communistes), toute la droite votant contre.
La loi « Blanquer » semble faite de bric et de broc, une loi fourre-tout et attrape-tout composée de 25 articles hétéroclites : les uns apparaissant comme de simples commodités, d’autres pouvant être considérés comme potentiellement lourds de menaces, sans compter certains articles pouvant soigner avant tout la vanité du ministre en manque de reconnaissance et d’autorité.
Le manque de »colonne vertébrale » (et de sens d’ensemble explicitement revendiqué) du projet de loi »Blanquer » a favorisé la prolifération et la diversité échevelée des amendements déposés. On n’avait jamais vu cela, pour une loi de cet ordre. Et beaucoup de commentateurs l’ont relevé à leur façon.
Le degré d’impréparation a été patent pour certains articles ou amendements retenus (confinant parfois au ridicule voire à l’ubuesque ; mais ce n’est sans doute parfois qu’une »ruse de l’Histoire » ou de son auteur…). On peut citer, entre autres, certains exemples qui resteront dans les mémoires sinon dans l’Histoire. Drapeaux et cartes de France dans toutes les classes. Texte de tous les couplets de la Marseillaise (certains sont quasiment indéchiffrables par la plupart des élèves concernés) devant être affichés dans chaque classe. Dénominations balancées des parents (dont »parent n°1 » et »parent n°2 »). Acceptation, puis vote dans la précipitation de la création d »’écoles publiques des savoirs fondamentaux » dans un grand flou artistique. Mais chacun peut avoir d’autres exemples en tête, parfois fort préoccupants tant ils ne s’inscrivent pas dans le cercle vertueux de la »confiance » invoquée, loin s’en faut.
CR : Le recours à la caution scientifique pour justifier une politique scolaire a-t-il déjà connu une telle instrumentalisation ?
Claude Lelièvre : Il est pour le moins paradoxal qu’un homme politique prétende fonder sa politique sur la »science » comme l’a répété maintes fois Jean-Michel Blanquer depuis son arrivée à la tête du ministère de l’Education nationale (« la science » et »le pragmatisme », martèle-t-il). Qu’il tienne compte de résultats de la science en cours, cela est évidemment souhaitable. Mais qu’il laisse entendre qu’une politique puisse être dûment fondée de cette façon-là (et bien sûr en particulier la sienne !) n’est pas tenable car toute politique renvoie en dernière analyse à des valeurs et à des hiérarchies de valeurs qui ne peuvent être tranchées »scientifiquement ».
Mais c’est une façon (très idéologique en réalité) de présenter ses opposants éventuels comme des défenseurs attardés de postures idéologiques face à la »science » ( »en marche »). Une version typiquement »technocratique » très opportune dès lors qu’il s’agit d’effacer (pour des raisons très politiques) des clivages politiques »droite »- « gauche » (pour être »en même temps » »en marche »).
Il n’est donc pas très étonnant, dans cette conjoncture politique bien précise, que l’on ait cette instrumentalisation sans précédent du »recours à des cautions scientifiques ». Et il s’agit bien d’une simple instrumentalisation, car le ministre Jean-Michel Blanquer laisse superbement de côté de nombreuses données scientifiques pour ne reprendre à son compte que celles qui peuvent aller dans son sens (partiellement le plus souvent). On peut songer notamment à sa façon très particulière d’évoquer les »neurosciences » (sans compter, par exemple, son black-out quasi total sur les résultats des travaux des »chrono biologistes »)
CR : L’obligation scolaire à trois ans bouleverse l’équilibre tacite entre public et privé. Est-ce le début d’une politique qui deviendrait clairement favorable au développement du privé ?
Claude Lelièvre : On peut en effet soutenir que le résultat le plus effectif de l »’obligation d’instruction à partir de trois ans » sera une aide financière accrue aux établissements privés sous contrat. Une manne estimée au niveau national à 150 millions d’euros par le CNAL (à environ 100 millions par le ministère). On peut noter à cet égard que les demandes réitérées du CNAL auprès du ministère de l’Education nationale, afin que soient chiffrées précisément les aides financières de toutes sortes dédiées aux établissements privés sous contrat, sont restées sans réponses. Il y a donc un black-out sur les évolutions en cours.
Par ailleurs, le ministre Jean-Michel Blanquer a accordé une part de 10% au »vrai » contrôle continu et a donné un pourcentage de 30% à des examens se faisant au sein des établissements pour le baccalauréat. En conséquence les établissements privés ont reçu sans coup férir un cadeau important. Jusqu’alors, les dossiers de leurs élèves (les résultats du »vrai » contrôle continu) pouvaient certes avoir quelque poids lors des oraux de rattrapage ou surtout dans les candidatures à l’entrée en classes préparatoires aux grandes écoles, en IUT ou en STS. Mais il ne s’agissait pas à proprement parler d’épreuves d’examens ad hoc. Ce sera désormais le cas, et un précédent : les établissements privés vont participer es qualité à la tenue même d’examens conduisant à des « grades ». Il y avait certes des établissements secondaires privés qui contribuaient déjà à la délivrance du baccalauréat (pour l’EPS, et surtout jusqu’alors dans le cas spécial de baccalauréats professionnels). Mais il n’en reste pas moins que l’on a avec cette réforme des baccalauréats généraux et technologiques (ceux qui sont en pleine lumière et au centre du dispositif) une banalisation et un effet de seuil qui apparaît de nature à changer la donne.
CR : Que penser des options qui remplacent les filières du second degré ?
Claude Lelièvre : L’expansion d’un système généralisé d’enseignement tout au long de la cinquième République s’est accompagnée de nombreux changements qui portent – en dernière analyse – sur la modalité dominante de différenciation pour traiter les différences :
différenciation des établissements, différenciation des filières, différenciation de cursus plus ou moins individualisés dans un contexte plus ou moins »optionnel ». Certes, l’ensemble de ces modalités de traitement des différences est toujours en œuvre, au moins de façon embryonnaire ou résiduelle. Mais ce qui est en cause, c’est le degré de généralisation de tel ou tel vecteur ou principe institutionnel de différenciation.
On peut soutenir que dominait, avant la cinquième République, une différenciation fondée sur les types d’établissements. Au début de la cinquième République, une différenciation dominante selon les filières a été instituée dès 1965 (filières générales A, B, C, D, E ; et filières technologiques F, G, H). Les filières étaient présentées comme devant être un cadre fonctionnel pour une bonne orientation qui tienne compte des »aptitudes » et des »goûts » des élèves afin de les préparer, dans des cursus adaptés, à des sorties diversifiées du système scolaire.
Mais elles ont été de fait presque aussitôt hiérarchisées entre elles, les filières générales étant placées au-dessus des filières technologiques, et la filière « C » (dite maths-sciences, rebaptisée depuis « S » en intégrant la filière »D » en 1992) planant au-dessus des autres filières générales « A », littéraire, rebaptisée « L » ; et « B », sciences économiques et sociales, « SES »). La filière dominante a été convoitée bien au-delà de ce à quoi elle devait normalement (fonctionnellement) conduire, à savoir des orientations spécifiques requérant des capacités particulières dans le domaine mathématique et scientifique. Du fait de sa position dominante de filière d’excellence, elle a ouvert pratiquement à tout (et souvent en priorité), ce qui a conduit à un certain nombre de dysfonctionnements en chaîne du système.
Dès 1983, le rapport sur les seconds cycles a souligné que « les études à dominante scientifique, détournées de leur finalité, servent en fait à définir une élite ». Depuis cette date, tous les rapports, tous les projets de réforme ont voulu « rééquilibrer les filières et les séries » en luttant contre la prééminence du bac « scientifique » constitué en voie royale. Mais il faut bien constater que la série « S » est toujours prééminente au détriment des deux autre séries générales, en particulier de la série « L ». Sans compter, la domination « générale » sur les filières technologiques, qui a eu bien des effets pervers (en particulier en IUT où les bacheliers technologiques n’ont pas eu toute leur place, alors que les IUT leur étaient en principe destinés…)
La réforme actuellement en cours a pour originalité de combiner le principe du projet de réforme du baccalauréat de François Fillon en 2005 (avec intégration de contrôles continus »maison ») et le principe foncièrement »optionnel » du projet initial de réforme du lycée de Xavier Darcos de 2008 (deux réformes avortées en raison du »recul » des présidents de la République Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy face aux mobilisations massives de jeunes dans la rue). La réforme actuelle des lycées (généraux et technologiques) est fondée sur un nouveau paradigme qui met au premier plan les principes de »différenciation » les plus nouveaux (la combinaison du développement du système » optionnel » et de l »’effet établissement ») sur fond d’effacement relatif des deux principes de différenciation les plus anciens (le »type » d’établissement et les »filières » dûment constituées). A l’exception, une nouvelle fois, du « lycée professionnel », toujours à l’écart (sans que grand monde se préoccupe de cela). Une mise en valeur du principe dominant »optionnel » (sur fond d »’effet établissement » potentiellement concurrentiel).