Entretien avec Axel Benoist, Sigrid Girardin et Christian Sauce
Axel Benoist et Sigrid Gerardin sont co-secrétaires nationaux du Syndicat national unitaire de l’enseignement professionnel (SNUEP-FSU). Christian Sauce est membre du bureau académique de Bordeaux du SNUEP-FSU.
Carnets Rouges : Comment est né l’enseignement professionnel public ? Dans quel projet politique ?
SNUEP : Au XIXème siècle, se former à un métier manuel dans l’artisanat ou dans l’industrie consistait uniquement à apprendre les gestes techniques avec un maître d’apprentissage ou un patron. Les lieux d’apprentissage étaient les usines et les ateliers. Grace à des luttes sociales importantes et des rapports de force favorables entre les pouvoirs publics et les syndicats, la scolarisation de la formation professionnelle a pu voir le jour. L’enseignement professionnel public est né et c’est aujourd’hui une spécificité française.
Le patronat de l’époque prétendait que seul l’enseignement des gestes devait prévaloir pour répondre aux besoins économiques. De son coté la direction de l’enseignement primaire estimait qu’une école professionnelle « c’est avant tout un établissement d’éducation et d’instruction et que la meilleure école d’apprentissage est une école primaire supérieure (EPS) où l’apprentissage est comme encadré dans la culture générale ». Ce combat idéologique entre les scolaristes et les professionnalistes traverse toujours les projets politiques et éducatifs à l’oeuvre aujourd’hui concernant la formation professionnelle des jeunes.
Au cours du XXème siècle, la direction de l’enseignement technique a fini par porter « un projet éducatif dans lequel la formation professionnelle et les diplômes qui la certifient ne valent pas seulement pour leurs performances sur le marché du travail mais sont aussi sources d’intégration sociale… C’est un choix philosophique et politique qui fonde le refus de réduire les salarié-es à leur seule dimension économique et celui d’enfermer leurs savoirs au seul statut de marchandises vendables sur le marché du travail »… Cette conception humaniste de l’enseignement professionnel public s’est concrétisée à la Libération, en droite ligne du programme du CNR et du plan Langevin-Wallon par la création de centres, « foyers d’humanité techniques intégrés dans l’ensemble du système éducatif de la nation », chargés de former ouvrier-es et employé-es qualifié-es. La formation générale, technique et professionnelle devient alors nationale. En 1959 la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans permet d’intégrer les centres d’apprentissage dans un système éducatif unifié avec un enseignement technique long (4 ou 5 ans) dans des lycées techniques et un enseignement technique court (3 ans sanctionnés par un CAP) dans des CET qui deviendront des LEP puis des LP en 1985 avec la création du baccalauréat professionnel.
Depuis une dizaine d’années, la priorisation de la formation par apprentissage au détriment de l’enseignement professionnel public, représente des régressions historiques sans précédent. Les arguments d’une prétendue meilleure insertion professionnelle pour développer l’apprentissage cache l’abandon d’un projet éducatif équilibré pour les jeunes qui se destinent aux emplois de salariés et d’ouvriers.
CR : L’orientation dans les filières d’enseignement professionnel remplit souvent une fonction de relégation scolaire. Qu’est-ce qui a, au fil du temps, transformé (ou pas) le projet initial ?
SNUEP : Cette fonction de relégation scolaire a débuté dans les années 70 et s’est affirmée à mesure que la voie générale a été confirmée comme « la » voie d’excellence, puis s’est renforcée dès le milieu des années 80 par des politiques scolaires qui ont développé les filières technologiques au détriment des filières professionnelles, où les jeunes n’ont plus été orientés majoritairement sur la base de leur projet professionnel mais sur celle de leurs résultats scolaires trop fragiles. Ainsi, les élèves qui s’orientaient vers l’enseignement professionnel dans les années 60-70, vont aujourd’hui dans les filières technologiques, tandis que les élèves qui quittaient l’école à l’issue du collège, entrent aujourd’hui en LP.
Dans un contexte de pilotage de l’action éducative par les chiffres, les ministres imposent aux recteurs des indicateurs de performance scolaire. Parmi eux l’orientation en seconde générale et technologique : moins une académie oriente vers la voie professionnelle plus elle est performante. Cette orientation sur la base de « l’échec scolaire » orchestrée par les services de l’état est aggravée par les mesures d’affectation par défaut organisées par les régions. Les régions qui ont en charge la carte des formations, c’est à dire les ouvertures et fermetures de sections professionnelles, la conçoivent sous le seul prisme des besoins immédiats des entreprises locales et jamais en fonction des choix des élèves. Faute d’accueil suffisant dans les filières de leurs choix 42 % des jeunes orientés en CAP le sont sur une filière non choisie et idem pour 28% des jeunes orientés en 2nde BP. Ces affectations et orientation subies impactent de fait le décrochage scolaire. Le SNUEP-FSU revendique une carte des formations équilibrée qui prenne en compte les vœux des jeunes.
De surcroît, face au problème majeur des 1 million de jeunes de 16 à 25 ans sans solution d’emploi ni de formation, il y a urgence à mettre en œuvre un vaste plan de rescolarisation pour leur permettre d’acquérir un premier niveau de qualification par l’obtention d’un diplôme. Et les lycées professionnels doivent être financés à la hauteur de cet enjeu de société car, d’une part, ils sont souvent le dernier rempart aux sorties sans qualification, et d’autre part, ils sont les seuls à même d’offrir une formation ambitieuse équilibrée entre savoirs généraux, savoirs professionnels et gestes techniques.
La réforme dite « du bac pro 3 ans » a eu pour conséquence de baisser le niveau d’exigence des contenus de formation entravant de fait la réussite des poursuites d’études des bachelier-es professionnel-les. Si ceux-ci ont été l’alibi du ministre pour imposer une sélection à l’entrée à l’université, ils/elles en seront les premièr-es victimes. Est-il nécessaire de rappeler que les 14 000 bachelier-es professionnel-les qui s’orientaient chaque année depuis 2014 à l’université le faisaient quasiment tout-es par défaut – au regard de leur résultats scolaires ils n’étaient pas sélectionnés pour une entrée en section de technicien supérieur (STS).
Malgré un investissement professionnel très important des PLP, les lycées professionnels, devenus progressivement le lieu de la relégation scolaire, sont maintenant sommés de mettre en œuvre cette sélection à l’entrée à l’université, donc de participer officiellement au tri social pour l’accès aux études supérieures.
CR : Le gouvernement annonce une réforme de l’apprentissage et de la formation professionnelle. Le SNUEP-FSU dénonce un recul sans précédent. Où sont les menaces ?
SNUEP : Régions et patronat veulent récupérer la formation dans un contexte où le gouvernement est prêt à se désengager pour faire des économies et poursuivre sa logique élitiste. Une telle réforme, soutenue par le MEDEF aggraverait le destin scolaire et salarial des jeunes, entérinant les tous pouvoirs d’une classe sociale sur les autres. Dans le paysage de la formation professionnelle des jeunes, l’apprentissage et l’enseignement professionnel sous statut scolaire se côtoient avec des caractéristiques différentes. Si tous les jeunes orientés vers ces 2 systèmes sont majoritairement issus de milieux populaires, l’apprentissage recrute à 70 % des garçons, peu de jeunes issus de l’immigration, coûte 20 000 euros pour un-e apprenti-e. Le taux de rupture de contrat d’apprentissage est très alarmant puisqu’il est de presque 4 élèves sur 10 – atteignant 5 sur 10 dans la filière de l’hôtellerie et de la restauration. La dépense pour un élève de LP est de 12 000 euros par an, le taux de décrochage scolaire est assez important mais moindre puisqu’environ 1 jeune sur 10 abandonne en cours de formation. Le taux d’accès au diplôme est largement supérieur (de 8 à 20 points) en lycée professionnel qu’en apprentissage.
Alors qu’on nous rabache ne pas connaître les métiers de demain, qu’il y a nécessité à relever les défis liés à la transition écologique et au numérique, c’est une formation professionnelle ambitieuse et émancipatrice qui est nécessaire et non une formation au rabais comme le prône le gouvernement et les organisations patronales en promouvant l’apprentissage. Seuls, les LP peuvent réellement prétendre à mettre en œuvre des savoirs généraux et professionnels pour des formations de qualité à destination de tous les jeunes. Il y a donc urgence à leur donner les moyens de cette mission d’ampleur.
Dans ce contexte, ministre du travail et ministre de l’Education nationale appellent de leur vœu une « révolution copernicienne de l’apprentissage » avec pour objectif d’attirer les jeunes de 16 ans vers l’apprentissage quitte à déstructurer les lycées professionnels. Les organisations patronales, dans la lignée de la loi travail proposent l’entrée en apprentissage dès 14 ans, d’en finir avec les diplômes, d’élaborer la carte des formations (scolaires compris), de caler les salaires des apprenti-es sur le niveau préparé et non plus en fonction de l’âge, de lever le frein réglementaire qui interdit le travail de nuit des mineur-es, de pouvoir licencier les apprenti-es encore plus facilement… en réalité c’est d’un « sous-salariat » non formé dont ils rêvent. Ce projet est d’ailleurs largement amorcé : incitations financières auprès des entreprises dans le recrutement d’apprentis (4000 euros par l’état, de 1000 à 2000 par la région), revendication de diplômes locaux par les régions, la charge de la totalité de la formation professionnelle enseignant-es compris, la fusion des CFA et des lycées professionnels…
Pour nous syndicalistes, il est hors de question de réduire notre projet de formation professionnelle, équilibrée et complète, au simple enseignement des gestes techniques : c’est un projet de société dont il s’agit. C’est pourquoi nous avons intitulé notre livre : Valoriser l’enseignement professionnel public : une exigence sociale
CR : Quelles sont les priorités voire les urgences en termes de démocratisation scolaire et d’égalité
SNUEP : Des mesures urgentes doivent être prises. On ne peut revaloriser la voie professionnelle sans revaloriser les métiers auxquels elle prépare pour enfin attirer tous les jeunes qui auraient un projet en ce sens. L’orientation et les affectations sont aussi des leviers de démocratisation scolaire. Il faut revoir les pratiques et arrêter d’orienter des élèves vers la voie professionnelle sur la base de leurs résultats scolaires fragiles, surtout s’ils/elles ne le souhaitent pas et ne pas dissuader celles et ceux aux bons résultats qui ont un projet professionnel. L’Etat doit reprendre la main sur la carte des formations de façon à en élargir et équilibrer l’offre sur tout le territoire. Il est inconcevable que cette carte soit décidée au seul prisme des besoins en main d’œuvre des entreprises.
Il est nécessaire de ré-instaurer des parcours en 4 ans vers le baccalauréat professionnel et de revisiter les contenus pour permettre des passerelles entre les 3 voies du lycée : il n’est pas acceptable que l’orientation en fin de troisième scelle ainsi les parcours scolaires. Les revisiter est nécessaire aussi pour concrétiser une des fonctions du baccalauréat, celle de premier grade universitaire, et ainsi permettre à tous les bachelier-es professionnel-les un égal accès aux études supérieures.
Enfin l’apprentissage pour les jeunes qui préparent une première qualification est loin d’être un système qui répondra aux enjeux de demain – les enseignements généraux et professionnels théoriques sont très légers. Pire, ce système façonne les jeunes à l’esprit d’entreprise et les cloisonne dans un comportement de soumission vis à vis du patronat. Ce n’est pas l’apprentissage qu’il faut valoriser mais bien l’enseignement professionnel public sous statut scolaire si l’on porte toujours le projet de démocratisation scolaire et d’émancipation.
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