Benoit Hubert,  Corps, éducation et société,  Numéro 15

En quoi l’EPS participe à l’éducation citoyenne ?

Dans leur préambule, les programmes d’Education Physique et Sportive fixent comme finalité aux apprentissages de former un citoyen lucide, autonome, physiquement et socialement éduqué, dans le souci du vivre ensemble[1]BO spécial n°11 du 26 novembre 2015. Cette finalité reconduite avec quelques variantes de réforme en réforme est perçue comme un allant de soi sans qu’à aucun moment les termes en aient été définis, la vision politique éclairée et le travail didactique et pédagogique réfléchi à cet aune. Ainsi, cette visée serait toujours possible dans une société, une école qui ne viseraient pas la démocratisation de la réussite scolaire et l’émancipation de la jeunesse. Quel sens donner à cette finalité ? Quelle définition du citoyen à former pour demain ?

Retour sur une histoire récente

La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole de la République précise les choses en indiquant qu’au titre de sa mission d’éducation à la citoyenneté, le service public de l’éducation prépare les élèves à vivre en société et à devenir des citoyens responsables et libres, conscients des principes et des règles qui fondent la démocratie. La loi invite donc à la « préparation » de l’élève dans un processus éducatif à devenir citoyen quand, en EPS, injonction est faite de « former » le citoyen. Nuance, jeu de mot ? Pas seulement, car nous verrons que cela produit quelques dérives disciplinaires. Car si l’Ecole a pour mission de préparer les élèves à devenir citoyen, l’EPS est la seule discipline scolaire à être aussi fortement marquée par cette nécessité. Les autres disciplines scolaires indiquent comment, par l’acquisition de compétences, de connaissances, de techniques relatives à leur champ propre et participant de la construction d’une culture commune émancipatrice indispensable à l’exercice d’une citoyenneté, elles participent à cette préparation. Par ailleurs, il faut rappeler qu’au-delà, il existe un champ entier du socle commun de connaissances, de compétences et de culture qui y est consacré et qu’un enseignement spécifique intitulé « éducation morale et civique » a été créé et vise concrètement cet objectif. Pourquoi donc, alors que les dispositifs existants ne permettent pas d’échapper à cette visée, l’EPS doit-elle en faire son contenu principal ?
Cette injonction d’éducation, de formation du citoyen a bouleversé complètement ces dernières années les rapports aux savoirs de la discipline.

Jusqu’au début des années 2000, l’EPS était organisée sur l’enseignement de compétences et savoirs liés aux pratiques sportives et artistiques : apprendre à nager, à courir plus vite et plus loin, à jouer aux différents sports collectifs, à danser… Puis la politique éducative des « compétences » a focalisé le travail sur un morcellement de celles-ci (produisant parfois des usines à gaz difficilement compréhensibles). Dans ce contexte, et pour viser la finalité annoncée, l’institution a formalisé deux types de compétences : celles liées au champ culturel de référence (sports et arts corporels) et celles qui ont été appelées « méthodologiques et sociales », dans lesquelles on range notamment des attitudes « citoyennes » : par exemple, « Agir dans le respect de soi, des autres, et de l’environnement par l’appropriation de règles. » (programme collège 2008). Une première bascule s’est opérée, sous pression de l’institution pédagogique, qui en scindant l’EPS en deux parties égales, a réduit les savoirs disciplinaires à la moitié de son corpus. Puis dans un deuxième temps, toujours sous les mêmes pressions, en considérant que l’EPS était définie d’abord par ses compétences méthodologiques et sociales, les autres étant simplement un support, un contexte, voire comme c’est annoncé aujourd’hui dans certains documents pédagogiques, un « prétexte ».

“ Loin de nous l’idée que l’EPS n’aurait rien à voir avec la citoyenneté, mais le problème c’est qu’on l’a vidée de sa substance, de ce qui en a fait une discipline à part entière. ”

Une troisième bascule émerge à l’occasion des nouveaux programmes collège (2015) qui renforce la notion d’une EPS simplement contributive à des savoirs bien plus larges. Les finalités jusqu’alors poursuivies deviennent objet d’enseignement étudié par la médiation de pratiques physiques sportives et artistiques, quelles qu’elles soient. Une évaluation certificative des savoirs enseignés dans les pratiques lors du Diplôme National du Brevet devient dès lors obsolète et l’EPS n’a plus comme mission que de participer à l’acquisition des grandes compétences du socle commun.

“ La préparation à la citoyenneté, à laquelle chaque discipline contribue par ses savoirs, connaissances et compétences spécifiques, n’a de sens que si elle se fait par des apprentissages concrets dans le champ culturel qui structure chaque discipline. ”

En clair, l’EPS a perdu sa spécificité disciplinaire, au profit d’une formation générale et soi-disant citoyenne… Loin de nous l’idée que l’EPS n’aurait rien à voir avec la citoyenneté, mais le problème c’est qu’on l’a vidée de sa substance, de ce qui en a fait une discipline à part entière. Or la préparation à la citoyenneté, à laquelle chaque discipline contribue par ses savoirs, connaissances et compétences spécifiques, n’a de sens que si elle se fait par des apprentissages concrets dans le champ culturel qui structure chaque discipline. Pour exemplifier cette approche de la citoyenneté en EPS, qui pour le coup devient une citoyenneté en acte, il nous faut repartir de quelques mots clefs qualifiant la citoyenneté dans les textes officiels : liberté, émancipation, intégration par exemple.

Quelles approches originales possibles pour l’EPS et à quelles conditions ?

L’émancipation : Être citoyen c’est pouvoir comprendre et agir sur le monde. Cette compréhension nécessite l’acquisition d’éléments significatifs de la culture dans une perspective critique. Ainsi les pratiques physiques sportives et artistiques doivent être étudiées pour ce qu’elles sont, des pratiques sociales, des éléments de culture, un construit humain. Il y a donc nécessité de reconstruire des programmes qui se centrent sur l’étude pratique des APSA pour apprendre « par corps » ce qu’elles construisent comme relations sociales entre les individus pratiquants, les techniques dont s’est doté l’homme pour répondre aux problématiques soulevées pour réussir cette pratique, ce qu’elle génère comme sensations (positives ou négatives)… Ces acquisitions qui visent à appréhender quelques éléments d’un vaste champ de culture permettent de s’émanciper d’une relation ordinaire à son corps mais aussi de changer le regard porté sur ces activités humaines. L’exemple de la natation est sans doute le plus compréhensible par tout un chacun : son apprentissage participe du bien-être social de chacun-e, de l’augmentation des pouvoirs d’agir pour soi ou pour les autres, d’une amélioration de l’estime de soi. De la même façon savoir courir est aujourd’hui, par rapport aux problèmes de santé publique, un acte citoyen en soi.

“ Ainsi les pratiques physiques sportives et artistiques doivent être étudiées pour ce qu’elles sont, des pratiques sociales, des éléments de culture, un construit humain. ”

L’intégration : Cette question de l’intégration est une constante pour l’enseignant d’EPS confronté à bien des problématiques comme la mixité, le respect de l’autre dans toutes ses dimensions, le refus de toute forme de discrimination, le handicap ou encore de façon plus épineuse et nouvelle la question des jeunes qui changent de sexe… Ces sujets tous plus sensibles les uns que les autres, le rapport au corps proposé par l’EPS les met en exergue et rend parfois très compliquées les réponses à y apporter. Constitution des équipes en prenant en compte toutes les dimensions (sexe, corpulence, expertise…), choix des APSA à enseigner sans tomber dans le piège de la réponse aux « envies » des jeunes, intégration des élèves en situation de handicap pour qu’ils puissent entrer dans les apprentissages… Ces questions sont au cœur de l’activité enseignante mais relèvent parfois d’impensés qui nuisent à la construction des liens sociaux indispensables à la projection vers un « vivre ensemble » pour « faire société ».

S’intégrer dans un collectif relève aussi d’une dimension plus subjective liée à la perception que l’on a de soi, et de l’image que l’on a des autres et de ce qu’ils renvoient de nous mêmes. Si être citoyen c’est respecter l’autre dans sa singularité, sa spécificité, ce respect ne peut être corrélé qu’à une image non dégradée de soi. La gymnastique par exemple travaille ce rapport dialectique de soi à l’autre. Là encore, c’est par l’entrée dans la culture, gymnique en l’occurrence, dans toutes ses dimensions, motrices, émotionnelles, relationnelles que l’on peut « préparer » à… Mais, s’intégrer dans un collectif et participer de sa vie nécessite également la construction, l’acceptation et le respect de règles communes. Les sports, de ce point de vue, par les règlements qui les fondent et qui permettent le jeu sont de véritables vecteurs pour apprendre la fonction de la règle. Dans un processus didactique, cette règle doit pouvoir vivre sans que l’élève en éprouve la contrainte mais bien les capacités d’action encadrées qui lui sont offertes. Qu’est ce que les règles me permettent de faire ? Dans un processus pédagogique, en sport collectif par exemple, la règle ne doit pas être posée comme un préalable dogmatique au jeu, mais doit être amenée par touches pour faire prendre conscience à l’élève que cette dernière vise à rééquilibrer constamment les rapports de force pour permettre au jeu de se développer, de se déployer. Respecter la règle c’est quelque part respecter l’adversaire, le partenaire et permettre la vie d’un projet collectif (comme par transfert est celui d’une société).

La liberté est aussi à ce prix. Qu’elle soit d’expression, de conscience… elle est encadrée par un ensemble de règles. Nous l’avons évoqué plus haut s’agissant de l’enseignement des APSA, les règles doivent être considérées non comme autant d’interdits mais comme liberté, de pouvoir d’agir dans une certaine mesure.

Par ces quelques exemples, il est possible d’envisager une sorte de citoyenneté incarnée par un apprentissage en acte au sein de l’EPS. Cette « préparation » à la citoyenneté peut prendre corps dans notre discipline sans qu’il soit besoin d’en changer fondamentalement les contenus et objectifs mais ne peut être réalisée que sous certaines conditions qui relèvent de processus didactiques et pédagogiques. Pour être explorée plus finement et se traduire de manière raisonnée et plus explicite, cette dimension éducative reposant sur une discipline exige du temps et des échanges au sein des équipes. L’analyse des pratiques, la formation, des temps de concertation sont indispensables pour mettre en mots et en actes volontaires des actes professionnels qui relèvent pour beaucoup du quotidien d’un enseignant d’EPS. Les orientations poursuivies par le ministère de l’Education nationale qui fixe comme objectif à l’Ecole les fondamentaux « écrire, lire, compter et respecter autrui » et qui construit un système éducatif basé sur la sélection, le tri en partitionnant de plus en plus tôt les élèves, restreignent des dimensions essentielles au devenir citoyen : l’acculturation, la mixité sociale, le respect de la personne quand on ne pense pas que tous les élèves sont capables… Faire société dans une société de plus en plus fractionnée, divisée avec des orientations éducatives de ce genre relève de la gageure. Pour autant, il est du rôle de chaque enseignant de faire grandir ses élèves et de leur donner les clefs d’une citoyenneté pour qu’ils soient en capacité de construire la société de demain.

Benoit Hubert
Secrétaire National du SNEP-FSU

Notes[+]