Édito | Pour retrouver la fonction libératrice des savoirs
En 2000, la stratégie de Lisbonne fixait aux pays européens un axe majeur de développement : l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Son objectif essentiel était d’asservir l’éducation et la formation à une finalité de croissance économique tout en considérant que les vertus régulatrices des marchés suffiraient à en définir les lignes essentielles. L’impact majeur de cette orientation a maintes fois été souligné, mais comment a-t-elle modifié la conception scolaire des savoirs ?
Le discours néolibéral se veut toujours rassurant et la stratégie de Lisbonne affirmait les perspectives d’une amélioration qualitative de l’emploi et d’une meilleure cohésion sociale. Force est de constater que ses effets ont été, d’abord et avant tout, assujettir l’éducation aux impératifs de la compétitivité, de la concurrence et de la rentabilité financière. Une telle perspective ne pouvait se satisfaire d’une conception sociale et culturelle des savoirs centrée sur l’émancipation des citoyennes et des citoyens. Elle conduisait à renoncer au postulat de la vertu intrinsèque de la démocratisation des connaissances dont les Lumières et la Révolution française avaient affirmé la capacité à fonder l’égalité et à éclairer la liberté par la raison.
Les enjeux matériels de ce que le néolibéralisme considérait être une nécessaire rationalisation économique ne se limitent pas à la recherche d’une politique éducative rentable, capable de produire des profits. Ils transforment profondément la nature des savoirs et des connaissances pour les mettre au service des besoins capitalistes.
La récente réforme de l’enseignement professionnel en est l’inquiétant témoignage en le recentrant sur une réponse aux besoins immédiats de l’emploi, quitte à sacrifier la part émancipatrice de l’enseignement. Le « choc des savoirs » induit une dangereuse régression où le pari d’une démocratisation de l’allongement des études cède sous les impératifs d’une orientation précoce. S’instaure, dans les programmes scolaires, une vision comportementaliste du développement des compétences sociales qui renonce à une conception de la liberté construite par une culture commune fondatrice de la cohésion sociale pour lui préférer la prescription d’un agir conforme aux intérêts dominants.
Serions-nous contraints à cette économie de la connaissance dont on discerne déjà avec grande inquiétude les effets et que nous pourrions percevoir, avec pessimisme, comme une évolution irrémédiable ?
Ce numéro de carnets rouges fait un autre choix. Celui de penser qu’en comprenant mieux ce que le libéralisme fait aux savoirs, nous trouverons la volonté et les arguments d’une bataille des idées capable de faire de la démocratisation des connaissances l’arme essentielle d’une lutte contre une vision marchande de l’éducation et de la formation. Il faut que nous inversions la question pour se demander ce que les savoirs peuvent faire à l’économie de la connaissance.
Nous ne renoncerons jamais à lutter avec détermination pour retrouver la fonction libératrice des savoirs que Condorcet donnait à l’école afin que chacun puisse « se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits ».
Paul Devin
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