Édito | « L’orientation est un levier pour promouvoir une école très libérale »
L’unification progressive du système scolaire s’est accompagnée d’une conception nouvelle de l’orientation, où l’élève, supposé libre de ses choix d’avenir, devient entrepreneur de lui-même et responsable de son parcours. Un « idéal » qui n’empêche pas la reproduction et même l’exacerbation des inégalités à l’école. Année après année, les statistiques sont implacables : les élèves issus des classes populaires, sont largement majoritaires dans les filières professionnelles et technologiques, devenues, de réforme en réforme, des voies de relégation.
Les causes sont multiples et de nombreux travaux ont montré, à juste titre, que l’inégale connaissance du fonctionnement de l’école, renforcée par la complexité de l’offre éducative, et la compréhension différente des enjeux scolaires amènent les élèves et leur famille à faire des choix d’orientation socialement différenciés. Face à ce constat, divers programmes ont été successivement mis en place, dans le but d’informer et d’accompagner les jeunes dans la construction de leur projet d’orientation. Or, le fondement même de ces politiques de type compensatoire reste peu discuté, comme s’il relevait de l’évidence.
C’est précisément cette évidence que ce numéro de carnets rouges entend interroger. En accompagnant chaque jeune dans l’élaboration de son projet « personnel », ces divers programmes ne participent-t-ils pas à naturaliser les goûts et les intérêts, évacuant ainsi la question sociale ? Sont en revanche ignorés des effets de structure, tels que l’exacerbation de la hiérarchie entre établissements, ou encore l’insuffisance du nombre de places dans l’enseignement supérieur public. En outre, à voir d’abord les inégalités scolaires comme le résultat d’un problème d’orientation, on relativise l’importance des inégalités d’apprentissage, pourtant premières. Ce faisant, ces politiques d’orientation contribuent à institutionnaliser des différenciations dans les apprentissages qui empêchent toute perspective de culture commune, garantie d’une démocratisation possible de l’orientation.
Un retour sur l’histoire de l’orientation scolaire professionnelle met en évidence la tension qui persiste entre une orientation pensée comme instrument de gestion des flux et une orientation qui laisserait place à la réflexion des jeunes, à l’expression de leurs questionnements, afin de construire un projet et de faire des choix pour leur avenir. Or, cette tension met en difficulté autant les élèves que les professionnels.
Pour les psychologues de l’Éducation nationale, anciennement conseillers d’orientation, ces difficultés sont renforcées par des conditions de travail dégradées, alors même que leurs missions sont de plus en plus nombreuses. Au point que leur rôle en matière d’orientation semble remis en cause, au profit des enseignants, et en particulier les professeurs principaux, et de partenaires extérieurs à l’école. Ce processus interroge la manière dont ces différents acteurs s’emparent de ces missions nouvelles, d’autant que leurs pratiques en la matière sont peu encadrées, et qu’ils sont rarement formés. En dehors de l’institution, une majorité d’acteurs privés, issus d’associations, de certaines collectivités, en particulier les régions, sont désormais présents dans les établissements mêmes. Derrière un discours assez consensuel, ces acteurs défendent pour beaucoup une conception de l’orientation qui en transforme sa fonction initiale : au lycée, l’enjeu principal est-il encore d’apprendre, de comprendre, de s’approprier des savoirs, ou bien de répondre aux exigences du marché ? in fine, l’orientation est l’un des leviers pour promouvoir une école très libérale.
S’il est indispensable de remettre la question des apprentissages au centre des débats sur l’école, il importe aussi de rouvrir une réflexion collective sur l’orientation pour élaborer un contre-projet ambitieux. Ce qui est aujourd’hui en jeu, c’est une véritable politique d’orientation égalitaire et émancipatrice, qui engage non pas seulement le futur des élèves, mais aussi leur passé et leur présent, leur rapport au savoir et le sens qu’ils donnent à leur scolarité, ainsi que leur conception du travail. Cette perspective suppose aussi d’interroger le curriculum et plus particulièrement la place du travail dans l’école.
Erwan Lehoux
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