Jérôme Martin,  Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?

L’orientation au service de la 
démocratisation scolaire (1890-1980) ?

En France, l’accord à propos de l’orientation prend forme à la fin du XIXe siècle dans l’idée d’une société juste, organisée selon les lois de la science où chacun trouverait sa place. Dans ce cadre, l’histoire de l’orientation est la résultante de plusieurs histoires qui interagissent. S’intéresser à la question de l’orientation implique d’interroger ces histoires pour mieux comprendre ce qui s’est joué et se joue aujourd’hui au niveau de l’orientation.

L’orientation instrument de réforme sociale

Des années 1890 aux années 1950, on peut dire sans trop forcer le trait que la notion d’orientation, professionnelle et scolaire, est construite par les milieux républicains, progressistes et socialistes. À la fin du XIXe, deux problématiques convergent pour donner naissance à la matrice de l’orientation. La première concerne l’encadrement social des adolescents : entre la fin de la scolarité obligatoire et le service militaire, ils ne sont pris en charge par aucune structure. Il s’agit alors de faciliter l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Au tournant du XXe siècle, les œuvres postscolaires de la Ligue de l’Enseignement s’emparent de ce problème (comités de patronage d’apprentis, amicales scolaires), mobilisent le tissu social républicain composé d’instituteurs, de directeurs d’écoles ou d’élus locaux. Une seconde problématique concerne la formation professionnelle. Dans les années 1890, tous les pays industriels sont confrontés au problème de la formation professionnelle de la jeunesse après l’école primaire obligatoire (Martin, 2020).

Le développement de la psychologie scientifique joue un rôle déterminant dans la naissance de l’orientation et lui confère son originalité. Son autonomisation s’inscrit en partie dans le sillage des « sciences du travail » qui, au tournant du siècle, s’attachent à mettre la science au service de l’analyse du travail et de la réforme sociale. « L’école française de psychotechnique[1]Consulter sur ce sujet : Michel Huteau, L’École française de psychotechnique, 1900-1940. Dans Yves Clot (dir.), Les histoires de la psychologie du travail. Approche pluridisciplinaire, Toulouse, Octares Éditions, 1999. » élabore le concept d’aptitudes – paradigme de ce nouveau savoir – mesurables par des tests. Elle se propose de comprendre le fonctionnement des facultés mobilisées par les individus dans les différentes activités humaines et d’expliquer les différences d’efficacité et de réussite observables d’un individu à un autre. Cet objet est scientifiquement construit par le recours à la méthode expérimentale en laboratoire promue par Édouard Toulouse (1865-1947) et Alfred Binet (1857-1911). Parfois francs-maçons, souvent proches des socialistes et surtout des radicaux, ces scientifiques partagent une même matrice idéologique, rationaliste et matérialiste, républicaine et dreyfusarde, mais aussi positiviste, la science pouvant apporter la solution des problèmes sociaux. Ils promeuvent l’orientation comme instrument de réforme sociale au profit du monde du travail : pour les psychologues, l’analyse des aptitudes et l’affectation rationnelle des individus à telle ou telle tâche permet de lutter contre les pathologies du travail (accidents, fatigue, maladies, etc.), accroîtrait la productivité et introduirait un principe de justice dans la répartition sociale des individus. Très tôt, la « nébuleuse réformatrice » s’intéresse aux usages de la psychotechnique au travail même s’ils restent modestes. L’orientation professionnelle reçoit un soutien important de la part de l’enseignement technique. En atteste le décret du 22 septembre 1922 qui place sous sa tutelle les offices d’orientation professionnelle et la création de l’Institut national d’orientation professionnelle (INOP) en 1928, à la fois centre de recherche et de formation des conseillers d’orientation dont la direction est confiée à Henri Piéron (1881-1964), éminent représentant de la psychologie expérimentale et d’une conception diagnostique de l’orientation[2]Voir : Laurent Gutierrez, Jérôme Martin et Régis Ouvrier-Bonnaz. Henri Piéron (1881-1964). Psychologie, orientation et éducation, Toulouse, Éditions Octares, 2016..

L’essor du mouvement en faveur de l’école unique, porté par les Compagnons de l’université, déplace la notion d’orientation vers les débats scolaires. Dès lors que tous les élèves seraient scolarisés ensemble dans les mêmes classes du primaire, la question de leur devenir se pose : comment répartir les élèves entre l’enseignement secondaire, l’enseignement technique ou encore l’apprentissage ? Le recours aux tests psychotechniques, considérés comme objectifs et justes, est envisagé par certains pour procéder à l’orientation.

Le consensus sur l’école unique qui réunit partis de gauche, syndicats et associations masque toutefois des divergences. Deux débats traversent les promoteurs de l’école unique. La première porte sur la signification donnée à “l’égalité devant l’instruction”. Pour les uns, il s’agit de promouvoir les enfants méritants des classes populaires vers le lycée et le baccalauréat. Dans cette conception, l’orientation est articulée à une sélection qui se veut juste puisque reposant sur les aptitudes scolaires. À l’inverse, pour d’autres, minoritaires, il s’agit de renoncer à la sélection et de promouvoir la totalité des élèves et de les préparer à leurs futures fonctions de travailleurs et de citoyens.

Un second débat, jamais tranché, porte sur la forme scolaire de l’orientation. Elle surgit notamment dans le cadre de l’expérimentation des classes d’orientation initiées par Jean Zay en 1937, ministre de l’Éducation Nationale du gouvernement du Front Populaire. Le ministère veille à distinguer orientation professionnelle et orientation scolaire mais les enseignants s’interrogent sur le rapport entre disciplines scolaires et aptitudes. Qu’est que l’aptitude au latin ou aux mathématiques ? Que dit-elle des caractéristiques d’un élève et de son avenir scolaire ? S’il n’est pas question de transférer dans l’enseignement général les méthodes psychotechniques, l’orientation est un défi pour les savoirs académiques[3]Voir les travaux de Jean-Yves Séguy sur les classes d’orientation et plus particulièrement Des idées à la réforme : Jean Zay et l’expérience des classes d’orientation, 1937-1939, Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2019.. À la Libération, ce débat affleure également au sein de la commission Langevin-Wallon. Le large consensus de la commission sur le rôle central de l’orientation dans la sélection juste coexiste avec une indétermination quant à la forme scolaire de l’orientation. Henri Piéron considère l’orientation scolaire comme préparation à l’orientation professionnelle que les tests permettent d’effectuer. Le psychologue Henri Wallon (1879-1962) de son côté, inclut l’orientation scolaire dans la psychologie scolaire qu’il s’attache à mettre en œuvre. Enfin, Roger Gal (1906-1966) veut faire de l’orientation une question éducative intéressant d’abord les pratiques pédagogiques (Martin, 2013).

Dans les années 1950 l’État éducateur nationalise les services d’orientation. Le réseau des offices s’étoffe et le nombre de conseillers augmente. Dans un contexte « d’économisation » de l’école (Bongrand, 2012), il y a urgence pour l’État à former aux métiers nécessaires à la reconstruction et à la croissance dans une conception adéquationniste alors que s’amorce l’allongement des scolarisations notamment dans les cours complémentaires.

Les tournant réformateur gaulliste des années 1960

Les réformes initiées par le pouvoir gaulliste transforment les termes du débat. La réforme Berthoin (1959) puis la réforme Fouchet instituant les collèges d’enseignement secondaire (CES) en 1963 font de l’orientation scolaire une fonction centrale de la mise en système des filières de formation et posent les bases d’une école moyenne. D’une part, au nom de la modernisation économique et sociale, il s’agit d’élargir le recrutement des élites (cadres, techniciens, ingénieurs) par une démocratisation de la sélection. Mais, d’autre part, l’orientation doit permettre d’endiguer les flux vers le lycée et l’enseignement supérieur. L’orientation devient alors un outil de gestion des flux d’élèves en accord avec les objectifs adéquationnistes fixés par les commissions du plan. L’État gaulliste manifeste la ferme intention d’instituer un barrage entre le secondaire et le supérieur (Prost, 2016). Il prépare une vaste réorganisation des services d’orientation et des mécanismes d’orientation connue sous le nom de « Plan Laurent », du nom du Secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, à l’issue de la 3e, les décisions seraient prises par un « conseil d’orientation interdistrict » et le « professeur-conseiller » serait chargé de piloter les conseils d’orientation. Le mouvement de mai 1968 balaye ces projets, même si certaines idées seront reprises plus tard, mais dans un sens nettement plus libéral avec la création de l’ONISEP (1970) et surtout les nouvelles procédures d’orientation (1973).

Dans les années 1970, les tensions autour de l’orientation se renforcent. La mise en place du collège unique (1975) et la montée d’un chômage de masse frappant particulièrement les jeunes conduisent les familles à préférer une poursuite d’études dans l’enseignement général plutôt que dans un enseignement technologique et professionnel dévalorisé et peu protecteur contre la précarité et le chômage.

Les espoirs déçus de la gauche au pouvoir

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a des effets ambivalents. Le ministère Savary ne modifie pas les procédures d’orientation de 1973 mais interdit les sorties précoces au collège, élargit le rôle des parents et renforce l’autorité des chefs d’établissement. La création du bac professionnel (1985) et l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau bac rencontrent les aspirations des familles à une prolongation des scolarisations dans l’enseignement secondaire perçu comme une protection contre le chômage. Le secondaire absorbe alors les “nouveaux lycéens” tout en hiérarchisant ses filières dans le cadre d’une démocratisation ségrégative. La loi d’orientation Jospin de 1989 est ambiguë : tout en reconnaissant un droit au conseil, elle consacre une injonction au projet tout en maintenant le cadre d’une orientation maîtrisée par l’offre de formation (le nombre de places dans telle ou telle classe ou filière) et la décision finale du chef d’établissement (Aebischer, 2012). L’orientation devient alors une longue négociation entre les parents et les équipes enseignantes débouchant sur des compromis locaux. Initiée dans les années 1990, l’éducation à l’orientation peine à devenir une réalité pédagogique. Alors que depuis les années 2000 la pression sélective se renforce, la démocratisation scolaire par l’orientation demeure un horizon qui semble toujours aussi lointain.

Jérôme Martin
Docteur en histoire contemporaine,
Membre du Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation (GRESHTO)
Chercheur associé au Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD).
Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)

Bibliographie

Sylvie Aebischer, Réinventer l’école, réinventer l’administration. Une loi pédagogique et managériale au prisme de ses producteurs, Politix, 2, 57-83, 2012. En ligne : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-2-page-57.htm

Philippe Bongrand, La mise en système et l’économicisation de l’enseignement en France au début des années 1950 : la fonctionnalisation d’une institution, Politix, 2, 35-56, 2012. En ligne : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-2-page-35.htm

Jérôme Martin, La naissance de l’orientation professionnelle en France (1900-1940). Aux origines de la profession du conseiller d’orientation, Paris, L’Harmattan, 2020.

Jérôme Martin, L’orientation scolaire dans la commission Langevin-Wallon : un objet en construction. Dans Laurent Gutierrez & Pierre Kahn (coord.). Le plan Langevin-Wallon, Histoire et actualité d’une réforme de l’enseignement (p. 109-129), Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, 2016.

Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2013.

Notes[+]