Former les enseignants pour que les élèves apprennent
Longtemps les enseignants, ceux du second degré en particulier, ont perçu et organisé leur métier dans la continuité de leurs propres études. Généralement bons ou très bons élèves eux-mêmes, ils s’adressaient à des publics qui faisaient une confiance totale à l’école et qui, au collège et au lycée, possédaient, avant même d’entrer en classe, les codes des apprentissages auxquels ils allaient se livrer. Leur formation académique, agrémentée de quelques conseils de bon sens, suffisait à les armer pour la suite de leur carrière. La création des IUFM, vers le début des années 90, a pris acte de transformations profondes liées au rôle de l’école dans la préparation à la vie sociale et professionnelle ainsi qu’à la massification du second degré. Plusieurs fois remaniée depuis, notamment avec la « mastérisation » et la récente création des ESPE[1]Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation, la formation des enseignants est régulièrement critiquée, notamment pour ses difficultés à préparer les débutants à affronter l’hétérogénéité de leurs publics et à assurer la réussite des élèves issus de milieux populaires.
L’organisation de la formation
Les raisons de ces difficultés sont nombreuses et à rechercher aussi bien dans l’histoire longue de l’institution scolaire que dans les décisions politiques récentes qui organisent la formation. L’idée selon laquelle une formation par alternance entre des séquences de pratique accompagnée auprès d’élèves et des moments de réflexion, éclairés notamment par des savoirs issus de la recherche, doit enrichir la formation académique disciplinaire, s’est progressivement imposée. Elle peine cependant à se réaliser.
La place du concours de recrutement fait débat. On peut se féliciter de la nécessité de l’obtention d’un master qui signe un niveau de certification. Dans cette optique, l’organisation d’un concours puisant parmi des étudiants déjà mastérisés a du sens. On peut, à l’inverse, préconiser un recrutement après obtention de la licence pour permettre aux fonctionnaires stagiaires de se consacrer pleinement à une formation qui prenne en compte les enjeux professionnels du métier. Les choix ministériels ont été différents puisque le concours intervient au cours de la première année. Pendant celle-ci les étudiants ont donc à se former tout à la fois aux disciplines qu’ils enseigneront et à leur examen critique en même temps qu’ils découvrent les exigences d’un travail de recherche. De fait cette solution ne satisfait personne et procède davantage de choix budgétaires (il faudrait en effet payer dès l’année 1 du master les lauréats du concours si celui-ci se passait plus tôt) que de la prise en compte des réalités du métier. La difficile conciliation, la même année, des exigences d’un concours et de celles de postures de recherche met nombre d’étudiants en difficulté et les incite plus à assurer leur propre succès qu’à réfléchir aux pédagogies à mettre en œuvre pour accueillir et faire réussir tous leurs élèves.
Alors même que d’autres formations professionnelles permettent aux futurs praticiens de se former à la fois à des savoirs universitaires de haut niveau et de développer une expertise professionnelle, comme celle des médecins qui circulent entre les bancs des amphithéâtres et le lit des patients, celle des enseignants s’obstine à dissocier les temps, les lieux et les modes de formation dans un jeu à trois acteurs : l’employeur éducation nationale, les centres de formation (même institutionnellement intégrés à une université) et les unités universitaires de recherche et de formation. Cette division non surmontée n’a pas que des inconvénients matériels pour les étudiants qui doivent jongler entre différents emplois du temps et effectuer parfois de longs déplacements d’un site à l’autre. Elle juxtapose et parfois met en concurrence des cultures professionnelles qui ne sont que rarement en situation de dialoguer. Loin d’être une alternance intégrée, cette formation met les étudiants dans l’obligation de réaliser eux-mêmes la synthèse des enseignements qu’ils reçoivent, voire d’arbitrer dans les querelles entre tenants de la diffusion non critique de « bonnes pratiques » ou défenseurs d’une recherche qui ne doit surtout pas se compromettre en s’intéressant aux réalités quotidiennes de la classe.
“ Il manque dans les plans de formation d’apports qui attirent davantage l’attention des futurs professionnels non pas sur les leçons qu’ils devront faire, mais sur ce qu’ils devront mettre en place pour que les élèves, tous les élèves, apprennent. ”
Sur le fond, ces calculs à court terme ou ces conflits de préséance laissent de côté une question majeure qui est de savoir comment l’école républicaine peut non seulement accueillir la quasi totalité d’une classe d’âge, mais aussi lui donner les moyens de réussir. Or les modalités de formation en vigueur continuent d’être centrées sur la prise en compte des acteurs et groupes d’acteurs adultes et de leurs intérêts plus que sur celle des élèves, en particulier de ceux pour qui, aujourd’hui plus qu’hier, s’amenuisent les possibilités de réussir dans des voies toujours réservées aux élites sociales. Malgré parfois des dénonciations réciproques (« certains élèves ne sont pas à leur place » ; « certains professeurs ne font pas apprendre »), élèves et enseignants font quotidiennement une expérience du « travail empêché »[2]Clot, Y. « Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux ». La Découverte, 2010. qui procède des mêmes causes. Les enseignants ne sont souvent pas plus étayés par leur formation pour faire réussir tous leurs élèves que ceux-ci ne le sont pour acquérir les arrière-plans nécessaires aux apprentissages[3]Rayou, P., Sensevy, G. . « Contrat didactique et contextes sociaux. La structure d’arrière-plans des apprentissages ». Revue française de pédagogie, 2014, n°188, 23-38..
Les contenus de la formation
Si l’organisation de la formation des enseignants est peu propice à une préparation aux réalités du métier, celle de ses contenus laisse elle-même beaucoup à désirer. Même si de grandes disparités sont aujourd’hui notables d’une académie ou d’un site à l’autre, il manque dans les plans de formation d’apports qui attirent davantage l’attention des futurs professionnels non pas sur les leçons qu’ils devront faire, mais sur ce qu’ils devront mettre en place pour que les élèves, tous les élèves, apprennent.
Une des difficultés pour que les ambitions des enseignants et celles des élèves se rejoignent est, du côté des premiers, d’opérer la transition identitaire qui doit faire passer de bon étudiant à bon praticien. Or, du fait des aspects organisationnels et curriculaires ci-dessus mentionnés, un tel passage est peu accompagné. Les raisons pour lesquelles on devient enseignant sont, majoritairement pour le second degré, liées à l’amour d’une discipline que l’on compte transmettre à des jeunes. Cet objectif tout à fait louable se heurte cependant, au collège surtout, au scepticisme d’élèves, en particulier de ceux qui avaient mis tous leurs espoirs dans l’école, face au fléchissement souvent spectaculaire de leurs résultats qui ne récompensent pas, selon eux, leurs efforts. Ne parvenant pas à apprendre correctement, ils tendent à adopter des comportements déviants pour ne pas perdre la face et à introduire dans l’établissement et dans les classes une vie juvénile qui freine leurs apprentissages et rend très ardue l’action des enseignants. L’enjeu pour ceux-ci est de comprendre et d’admettre que ces comportements découlent des difficultés d’apprentissage plus qu’ils ne les engendrent et que ce qui est mis en cause dans ces moments d’épreuve ce n’est pas tant leur personne privée que l’institution qu’ils représentent nécessairement et dont ces élèves estiment qu’elle ne les comprend, voire qu’elle ne les aime pas.
“ Une des difficultés pour que les ambitions des enseignants et celles des élèves se rejoignent est, du côté des premiers, d’opérer la transition identitaire qui doit faire passer de bon étudiant à bon praticien.”
Aider à entrer dans une identité professionnelle qui permette d’analyser ce phénomène et de trouver des solutions est un enjeu majeur de la formation. Or les candidats, puis stagiaires, critiquent souvent celle qu’ils reçoivent parce qu’elle serait trop théorique. Poussés à expliciter leur jugement, ils disent en général que les contenus didactiques appris, qui leur permettent de mettre au point des séquences logiquement consistantes, se fracassent souvent au contact d’élèves réels qui ne se mettent pas au travail. Il leur manque de fait d’autres apports, « théoriques » eux aussi, qui les aident à comprendre qu’un véritable fossé sépare le modèle d’élève idéal qu’ils ont eux-mêmes visé, fait pour intégrer les formations réservées à l’élite, et les élèves réels qu’ils ont face à eux. Car apprendre à l’école n’est pas apprendre tout court. Lorsque la socialisation familiale n’y a pas préparé, bien des attentes scolaires (répondre à des questions posées par quelqu’un qui connaît les réponses, accepter de faire des erreurs, ramener du travail à la maison, se projeter dans la longue durée…) peuvent paraître incongrues.
D’importants malentendus peuvent se tisser entre les conceptions des enfants issus de milieux populaires, a fortiori immigrés, et ce que l’école attend d’eux. Les recherches en éducation[4]Parmi elles, celles du réseau Reseida (Recherches sur la Socialisation, l’Enseignement, les Inégalités et les Différenciations dans les Apprentissages). Rochex, J.-Y. & Crinon, J. (Dirs.), La construction des inégalités scolaires. Rennes, PUR, 2011 ; Rayou, P. (Dir.) Aux frontières de l’école. Institutions, acteurs et objets. St Denis : PUV, 2015. montrent que ce qui est exigé par l’école pour y réussir n’y est pas forcément enseigné, ainsi que les difficultés à identifier la manière proprement scolaire de traiter des objets et des pratiques qui circulent aujourd’hui davantage entre elle-même et son extérieur. Les élèves qui suivent mal, voire décrochent, sont souvent des élèves qui, pleins de bonne volonté, ne parviennent néanmoins pas à construire l’autonomie nécessaire à l’acquisition de savoirs qui exigent désormais à tous les niveaux du système éducatif, davantage de prise d’initiative, d’aptitude à comprendre en quoi les apprentissages spécifiques sont porteurs de savoirs génériques, de compétences à utiliser ses connaissances dans des situations nouvelles. Les enquêtes internationales montrent régulièrement que l’école française ne se contente pas de reproduire les inégalités sociales qui prévalent dans la société, mais qu’elle les accroît. Les implicites signalés ci-dessus y contribuent sans doute grandement car, autour d’eux, se nouent des connivences entre les familles en fonction de leur plus ou moins grand éloignement des codes scolaires. Il paraît décisif que la formation éclaire davantage tous ces présupposés en ne prenant pas comme des allants de soi des questions apparemment anodines, mais en réalité porteuses de différenciations sociales, comme la façon d’apprendre une leçon, de faire des brouillons ou de s’acquitter de ses devoirs… Savoir comment les élèves apprennent (ou n’apprennent pas), que des conflits de loyauté peuvent les assaillir lorsqu’ils voient bien que la langue parlée à l’école n’est pas celle de la maison, qu’il n’est pas évident pour tout le monde qu’une femme puisse vous apprendre quelque chose, que les élèves peuvent être spontanément plus sensibles aux questions de la justice qu’à celles de la justesse des concepts… devrait pouvoir faire partie de formations qui intègrent davantage le point de vue des élèves et aident à diminuer la violence institutionnelle dont certains se sentent victimes.
L’obsession de l’école française pour dégager une élite malgré le caractère relativement tardif de la sélection se traduit inévitablement dans la formation des enseignants. Celle-ci ne peut à elle seule instaurer les changements curriculaires qui aideraient à ce que la quasi totalité d’une classe d’âge s’approprie réellement les programmes et nourrisse des projets qui ne soient pas par défaut. Elle peut néanmoins aider, même dans le cadre actuel, les jeunes enseignants à mieux identifier les blocages et à mettre en œuvre des solutions. Cela passe vraisemblablement par un réaménagement des conditions de la formation. Il est en effet illusoire de penser qu’un enseignant est formé en deux ans à un métier devenu plus difficile et exigeant davantage de ressources didactiques et pédagogiques qu’auparavant. La mise en place, en amont du master, de situations d’alternance entre terrain et réflexivité semble tout indiquée pour qui se destine à ce métier, de même que le renforcement et l’extension de la formation continue. Mais les contenus de cette formation doivent emprunter davantage à ce que les recherches en éducation nous apprennent des univers de vie des élèves et de la façon dont l’école peut les prendre en compte si nous ne voulons pas que les promesses déçues débouchent sur davantage de souffrances au travail et de résignation pour les uns et les autres.
Patrick Rayou
Professeur émérite en sciences de l’éducation,
Paris 8, équipe Circeft-Escol
Notes[+]
↑1 | Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation |
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↑2 | Clot, Y. « Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux ». La Découverte, 2010. |
↑3 | Rayou, P., Sensevy, G. . « Contrat didactique et contextes sociaux. La structure d’arrière-plans des apprentissages ». Revue française de pédagogie, 2014, n°188, 23-38. |
↑4 | Parmi elles, celles du réseau Reseida (Recherches sur la Socialisation, l’Enseignement, les Inégalités et les Différenciations dans les Apprentissages). Rochex, J.-Y. & Crinon, J. (Dirs.), La construction des inégalités scolaires. Rennes, PUR, 2011 ; Rayou, P. (Dir.) Aux frontières de l’école. Institutions, acteurs et objets. St Denis : PUV, 2015. |
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