Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme
« Tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. » Que cette évidence encore si disputée figure depuis 2013 dans la loi est un acquis de singulière importance. Acquis de haute lutte, beaucoup aujourd’hui n’imaginent plus à quel point. Lorsque je l’engageai dans L’Ecole et la Nation avec ma longue étude de 1964 « Les «dons» n’existent pas », je ne rencontrai d’abord presque que des critiques, même chez les esprits les plus avancés – je «niais les gènes», comme Lyssenko… – au point que la revue du PCF hésita à la publier. Même un psychologue proche de Wallon comme Zazzo haussait ouvertement les épaules. Et si au même moment Bourdieu et Passeron faisaient l’importante théorie du capital culturel familialement transmis, ils prenaient soin de souligner que leur intention n’était pas «de contester l’inégalité naturelle des aptitudes humaines».[1]P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964, p. 111, note. Je me suis senti bien seul, jusqu’au moment inattendu où en 1966 Jean Rostand, alors autorité biologique incontestée, me donna raison devant des enseignants socialistes. L’engagement du GFEN dans la bataille à son congrès de 1971, puis nombre de recherches savantes et d’expériences pédagogiques ont peu à peu changé la donne en un bon sens. Mais on le voit bien aujourd’hui : tant qu’existeront des forces sociales dirigeantes intéressées à conserver une inégalité de masse face à l’école, combattre la perverse idéologie justificatrice des «dons» inégaux restera une tâche de salubrité publique.
La place étant limitée, je n’ai ici qu’un but : mettre en relief la criante fausseté de deux vues générales aujourd’hui ressassées comme des dogmes et qui passent pour asseoir scientifiquement la récusation du «tous capables».[2]J’ai réexposé ma radicale critique de la croyance aux «dons» dans le livre du GFEN Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009.
Non, le monde humain n’est pas un «environnement»
On nous enfonce de cent façons dans la tête cette vue d’allure très matérialiste : Homo sapiens n’est rien d’autre qu’un vertébré supérieur, la frontière supposée entre nous et les grands singes est pur préjugé. Conséquence : animaux et hommes sont à penser dans les mêmes termes généraux, ceux de nature et d’environnement. Le schéma de base serait le même chez tous : des modes de comportement à base innée – une nature – modulés dans leur expression par les conditions du milieu – l’environnement. Certes la part de l’acquis par rapport à l’inné grandit beaucoup de l’insecte au primate, bien plus encore chez l’être humain avec son gros cerveau dont la plasticité est extrême. Mais resterait pleinement valable le schéma d’ensemble: il y a une nature humaine – tous les humains marchent debout, manient des outils, parlent, rient, prévoient… –, qui se manifeste de manières variées chez les individus en fonction de leur milieu social – ce qui appelle le correctif de l’approche environnementale. La métaphore informatique paraît s’imposer : la nature humaine est notre hardware, unité centrale régie par le génome producteur de notre cerveau avec ses fonctions communes et ses particularités individuelles ; l’environnement nous apporte le software, somme des acquis venus personnaliser le disque dur de notre moi psychique. Conclusion : le savoir-clef pour connaître l’homme général et l’individu singulier en leur nature, c’est la science du cerveau, supposée science du hardware, ce pourquoi il est question de lui consacrer un milliard d’euros…
“ Pour pensée conceptuelle, calcul mental, création artistique, sens civique, et tant d’autres capacités qui ne proviennent pas du dedans biologique mais du dehors
social – la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du dialogue. ”
L’ennui est que quelque chose cloche ici gravement : nos capacités psychiques supérieures n’ont pas du tout leur origine dans le cerveau. Ainsi le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà d’elle le monde social. De même pour pensée conceptuelle, calcul mental, création artistique, sens civique, et tant d’autres capacités qui ne proviennent pas du dedans biologique mais du dehors social – la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du dialogue. Preuve frappante, entre autres : les enfants sauvages, grandis hors monde social[3]Par exemple Victor de l’Aveyron, grandi en solitaire dans les bois (cf. L. Malson, Les enfants sauvages, UGE, 1964) ou Amala et Kamala, fillettes-louves de Midnapore (cf. R. Zingg, L’Homme en friche – De l’enfant-loup à Kaspar Hauser, Ed. Complexe, 1980)., ne manifestent aucune de ces capacités, ni langage humain, ni rire, ni même, chez les fillettes-louves, marche debout. Que se passe-t-il ? Ceci qui est fondamental, mais qui échappe à un matérialisme fruste : les capacités complexes qu’a formées l’humanité des derniers dix ou vingt millénaires ne se sont pas stockées sous forme d’innéismes dans le génome mais, à une vitesse inconnue de l’évolution biologique, en des pratiques sociales et acquis culturels extérieurs aux organismes. Fait sans précédent : des activités mentales se sont cumulativement objectivées dans des matérialités sociales – livres, calculettes, écoles, musées, tribunaux, débats d’idées… – à partir desquelles se forment en chacun-e des activités cérébrales correspondantes.
“ Les capacités complexes qu’a formées l’humanité des derniers dix ou vingt millénaires ne se sont pas stockées sous forme d’innéismes dans le génome mais, à une vitesse inconnue de l’évolution biologique, en des pratiques sociales et acquis culturels extérieurs aux organismes. ”
Le monde socioculturel humain est donc infiniment plus qu’un simple environnement de l’individu : c’est l’humanité même objectivée d’une deuxième et tout autre façon que le génome d’Homo sapiens, et donc source majeure de notre personnalité. Des animaux aux humains évolués s’est ainsi opérée une foncière inversion : ce qui fait d’un chimpanzé un chimpanzé vient pour l’essentiel de son génome, et se voit seulement moduler par l’environnement ; ce qui fait de nous des humains évolués tous semblables et tous différents vient au contraire pour l’essentiel de notre monde social externe. Qualifier identiquement la forêt équatoriale où vit le chimpanzé et l’univers socioculturel du petit d’homme d’environnement, pratique quasi universelle dans les neurosciences d’aujourd’hui[4]Exemple entre tant d’autres: Dr Catherine Guéguen, Pour une enfance heureuse – Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Robert Laffont, 2014, où le monde social est sans cesse appelé «environnement». Et cela même chez les meilleurs, tel Jean-Pierre Changeux, cf. de bout en bout L’Homme de vérité, Odile Jacob, 2002., trahit donc une complète incompréhension de ce qui fait de nous tout autre chose que des vertébrés supérieurs – que bien sûr nous restons cependant à la base. Et on conçoit que la science du cerveau humain puisse être, selon qu’elle a ou n’a pas compris ce qui précède, un savoir majeur ou une redoutable mystification.
Non, les destins scolaires ne sont pas une «fonction du cerveau»
Le point capital est donc ceci : nos capacités supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis d’histoire hors de nous que nous avons à nous approprier. Bien différent d’un pur environnement, le monde socioculturel est pour chacun-e de nous un capital milieu formateur, et ce qui décide de notre personnalité biographique, par exemple de notre destin scolaire, est la façon singulière dont se nouent nos relations formatrices avec lui. On a beaucoup débattu sur ce qui est déterminant dans cette façon, et il est devenu clair que le plus décisif est le sens personnel vécu que prennent ou ne prennent pas pour l’individu, dès sa prime enfance, telles ou telles activités d’apprentissage. Ici les attentes familiales jouent un fort rôle, mais complexe, et pas seulement elles. Chez qui ne prennent pas sens des apprentissages donnés, ils demeurent une corvée – les capacités correspondantes ne se forment pas, ou mal. Chez qui ils font sens, vécus comme un agrandissement de soi-même, ils sont intériorisés avec faveur et peuvent même devenir passion – ainsi prennent corps les prétendus «dons». S’imaginer qu’on en trouvera la source «dans le cerveau» est débile.
“ Nos capacités supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis d’histoire hors de nous que nous avons à nous approprier. ”
Mais nulle capacité, bien sûr, ne se forme sans en passer par le cerveau. De sorte que si ses caractéristiques générales et personnelles ne peuvent expliquer les capacités psychiques supérieures, elles ont une part dans leur genèse. Du point de vue biologique, nous sommes tous différents à la naissance ; très tôt se manifeste par exemple un tempérament nerveux singulier, qui par lui-même ne décide pas d’un destin mais va durablement marquer une idiosyncrasie. Tel enfant «pense vite», tel autre «réfléchit longtemps», or les parents vous le diront: «tout petit déjà…». Et à qui «pense vite» ou «réfléchit longtemps» il y a des choses que vous ferez plus difficilement faire. «Tous capables» n’a rien de commun avec «tous pareils». Disons même que favorise la croyance aux «dons» une manière trop sommaire de les nier. Oui, chacun-e a sa complexion propre, dans la formation de laquelle du biologique natif a sa part – majeure même, dans des cas pathologiques[5]C’est pourquoi dès mon étude de 1964 j’ai toujours mis le mot contesté de «dons» entre guillemets : ce qu’on nie n’est pas bien sûr le fait des inégales facilités à la réussite scolaire, c’est le mythe selon lequel elles seraient un irréformable «donné» de nature.. Aussi importe-t-il de bien préciser ce qu’on récuse dans l’idéologie des «dons» : la conviction sauvage que beaucoup seraient «bêtes de naissance» – ou fermés par nature à certaines capacités mentales –, de sorte qu’il faudrait renoncer à vouloir qu’ils deviennent des personnes humaines à part entière. Ici éclate que la croyance aux «dons» inégaux n’est pas que théoriquement débile : elle est pratiquement odieuse. C’est l’alibi de politiques réactionnaires.
L’innéisme, justificatif idéologique majeur du néolibéralisme
Et voilà pourquoi prétendre éclairer les destins scolaires par la moderne «science du cerveau» participe d’une vraie imposture idéologique : la biologisation du psychique, qui maquille en données natives auxquelles nous ne pourrions rien des effets de structures et décisions sociopolitiques par quoi d’innombrables enfants sont privés de leur droit concret à un plein développement humain. On méconnaît trop souvent à quel point de profondeur cette naturalisation fait corps avec la façon libérale, au sens anglo-américain aujourd’hui omniprésent du terme, de penser l’humain. Un dogme de cette pensée est l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire la thèse de principe que tout fait social doit être réduit au comportement des individus et à leurs relations interpersonnelles. N’existerait donc rien de tel que rapports d’exploitation économique, classes sociales, pouvoirs étatiques ; et l’idée de les changer serait une dangereuse utopie : l’homo economicus, calculateur égoïste, ne fait qu’exprimer l’universelle et éternelle nature humaine. La conviction innéiste, qui sous-tend la croyance en l’inégalité des «dons», la disparité des «races», l’infériorité des femmes, n’est donc pas fortuitement entretenue par l’idéologie néolibérale : c’est le justificatif imaginaire majeur de l’apologie du capitalisme comme forme insubstituable des rapports sociaux – qu’on la donne pour voulue par Dieu ou imposée par la nature.
“ Se battre intelligemment dans le champ des idées est de capitale importance politique. ”
Combattre avec exigence argumentative et esprit de suite la croyance aux «dons», ce sans quoi on aurait peine à faire prévaloir une politique scolaire de vraie gauche, s’inscrit donc dans une bien plus vaste et nécessaire lutte d’idées pour que la «science du cerveau» prenne sa juste place dans la science bien plus générale de l’humain. Lutte qui fait aujourd’hui rage. Par exemple avec l’incessante campagne pour nous persuader qu’entre les grands singes et nous il n’y aurait nulle différence qualitative, oubliant ce petit détail qu’est l’existence sans équivalent animal du monde social humain, donné pour un simple «environnement» naturel. Ou pour réduire à la bibliographie de langue anglaise ce qui a valeur scientifique en matière de science de l’humain, tout ce que lui a déjà apporté la culture marxienne européenne étant passé sous silence. Se battre intelligemment dans le champ des idées est de capitale importance politique.
Lucien Sève
Philosophe
Notes[+]
↑1 | P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964, p. 111, note. |
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↑2 | J’ai réexposé ma radicale critique de la croyance aux «dons» dans le livre du GFEN Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009. |
↑3 | Par exemple Victor de l’Aveyron, grandi en solitaire dans les bois (cf. L. Malson, Les enfants sauvages, UGE, 1964) ou Amala et Kamala, fillettes-louves de Midnapore (cf. R. Zingg, L’Homme en friche – De l’enfant-loup à Kaspar Hauser, Ed. Complexe, 1980). |
↑4 | Exemple entre tant d’autres: Dr Catherine Guéguen, Pour une enfance heureuse – Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Robert Laffont, 2014, où le monde social est sans cesse appelé «environnement». Et cela même chez les meilleurs, tel Jean-Pierre Changeux, cf. de bout en bout L’Homme de vérité, Odile Jacob, 2002. |
↑5 | C’est pourquoi dès mon étude de 1964 j’ai toujours mis le mot contesté de «dons» entre guillemets : ce qu’on nie n’est pas bien sûr le fait des inégales facilités à la réussite scolaire, c’est le mythe selon lequel elles seraient un irréformable «donné» de nature. |
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