Numéro 13,  Paul Devin,  Quelques idées communistes pour l'éducation

Émanciper par la culture et les savoirs

La vision d’une école capable de construire une société égalitaire par la démocratisation des savoirs et de la culture commune pourrait passer pour une illusion impuissante face au constat d’une fonction scolaire dominatrice et reproductrice, servant essentiellement la conservation d’un ordre social et la valorisation du capital culturel dominant.

Assumer une contradiction fondamentale

La crainte d’une telle chimère pourrait nous conduire à nous retrancher derrière une radicalité qui, affirmant l’impossibilité d’une éducation égalitaire dans une société capitaliste, attendrait la transformation radicale de la société pour investir un projet d’éducation. Mais nous nous condamnerions alors à croire que l’intransigeance de nos discours pourrait se substituer à la pratique sociale. Car si l’éducation est fondamentalement reproductrice, elle est aussi porteuse des conditions nécessaires pour que la lutte puisse prendre sens, pour que les perspectives de la transformation sociale puissent s’envisager et s’espérer avant de pouvoir se construire. L’école permet l’éducation intellectuelle qui est nécessaire pour prendre conscience des rapports sociaux qui organisent la domination culturelle. Le paradoxe est que la lucidité de l’analyse bourdieusienne est produite par une construction intellectuelle permise par l’école et l’université capitalistes qui ont formé Bourdieu.

Marx, s’il n’a jamais théorisé la question éducative au travers d’un texte qui lui soit spécifiquement consacré, l’a questionnée dans l’ensemble de son œuvre et justement à la fois dans le constat de l’impossibilité à concevoir une éducation émancipatrice dans une société capitaliste et dans l’affirmation de la nécessité d’arracher l’éducation à l’influence de la classe sociale dominante[1]Karl MARX, Friedrich ENGELS, Le Manifeste du parti communiste, 1847, II. Voilà bien le dilemme que nous ne pouvons pas éviter : quand bien même nous connaissons la finalité éducative de l’école capitaliste où la domination est apprise comme résultant d’un ordre naturel[2]Karl MARX, Le Capital, I, VII, 24, nous ne pouvons pour autant renoncer à affirmer le droit à l’éducation et à en revendiquer la nécessité. C’est pourquoi, devant l’Association Internationale des Travailleurs, Marx affirmait l’interdépendance du changement des conditions sociales et de la création d’un système d’instruction nouveau[3]Cité par Robert DANGEVILLE, Critique de l’éducation et de l’enseignement, textes de Marx et Engels, 1976, p.227 et ne renonçait pas à ce que l’éducation puisse agir sur l’histoire de la transformation sociale.

Vouloir l’émancipation collective

Dans ces mêmes Carnets Rouges qui interrogent sans discontinuer les relations entre transformation sociale et éducation, Lucien Sève[4]Lucien SEVE, « Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme », Carnets Rouges, n°5, décembre 2015 rappelait récemment que nos capacités supérieures n’étaient pas des données de nature mais des acquis d’histoire, n’étant pas en nous comme un dedans biologique mais hors de nous comme un dehors social. Le long combat qui fut le sien pour convaincre que les destins scolaires n’inscrivent pas leurs inégalités dans des justifications innéistes, s’articule avec l’affirmation de la VIème thèse sur Feuerbach : L’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux[5]Karl MARX, Thèses sur Feuerbach, VI. C’est cette conception matérialiste de l’humanité, celle qui fait de nous les produits d’une histoire, qui doit nous convaincre que l’émancipation ne peut être que collective. Notre époque ressasse au contraire les obsessions de l’épanouissement individuel sans même toujours percevoir qu’elles nourrissent à nouveau le fantasme des dons et l’inscription des inégalités dans un ordre naturel, sans comprendre que les générosités de l’individualisation se heurtent aux fondements même de l’égalité qu’elles prétendent servir. De l’émancipation individuelle, nous connaissons l’usage essentiel qui en sera fait, celui de la production d’élites dont nous célèbrerons les exceptions méritocratiques pour mieux oublier qu’elles servent les intérêts particuliers des classes possédantes. Quelques individus y trouveront l’opportunité de modifier leur destin scolaire, parfois même l’institution en organisera la promotion mais l’ordre social restera inchangé.

Lutter contre l’aliénation par l’association et la coopération

L’éducation est une lutte contre l’aliénation qu’il faut alors définir non pas dans la seule dimension de l’exploitation économique mais dans celles d’organisations sociales où l’individu isolé ne parvient plus à maîtriser le sens et les finalités de son activité. C’est pourquoi l’école doit s’intéresser aux formes avec lesquelles elle organise le travail scolaire, déjà pour éviter celles qui reproduisent la division du travail mais, au-delà, pour fonder les perspectives de l’association et de la coopération dans leurs capacités émancipatrices, celles qui nous permettent d’élaborer les finalités de nos activités. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de nourrir le fantasme d’une richesse spontanée du travail collectif ou de jouir des douceurs du sentiment groupal, il s’agit de construire les conditions les plus favorables pour que l’école contribue à lutter contre l’aliénation dans l’espoir qui était celui de Freinet d’une harmonie nouvelle produite par une lente mais souveraine imprégnation culturelle[6]Célestin FREINET, L’aliénation, L’Educateur, février 1966. C’est bien de cela dont témoigne le quotidien de nombre de classes où les élèves découvrent, dans l’échange, la coopération et le travail commun, les vertus libératrices de la littérature, de la production d’écrits, de la découverte scientifique…

“ L’éducation est une lutte contre l’aliénation qu’il faut alors définir non pas dans la seule dimension de l’exploitation économique mais dans celles d’organisations sociales où l’individu isolé ne parvient plus à maîtriser le sens et les finalités de son activité. ”

La technocratisation a fini par faire perdre aux projets les vertus fondamentales qui auraient pu en faire les supports de conditions nouvelles de l’accès aux savoirs. Encore aurait-il fallu qu’on ne se méprenne pas en voulant les sacrifier aux apparences de la modernité et aux illusions de l’innovation. Notre école s’est peuplée de gadgets et conduit les enseignants à renoncer aux élaborations didactiques complexes mais nécessaires pour se transformer en producteurs d’objets séduisants et motivants.

Plutôt que la bienveillance, la certitude de la capacité de tous

L’affirmation du primat de la qualité relationnelle, celle qui prétend résumer la relation du maître à l’élève par la bienveillance, instaure un système de valeurs qui privilégie la satisfaction immédiate des demandes. Notre société porte une vision hédoniste de l’école qui voudrait que tout le monde puisse y vivre tranquillement, épargné de tout ce qui nuirait à la satisfaction immédiate de ses désirs. Nous savons comment les projets éducatifs utopiques du XIXème siècle, ceux de Cabet ou de Fourier ont misé sur la bonté des maîtres comme facteur essentiel de la transformation de l’école. Mais n’est-ce pas justement parce que ces projets, si critiques soient-ils de la société bourgeoise et de son école, s’avèrent incapables de penser le prolétariat comme acteur politique et veulent le conquérir par les séductions de l’utopie qu’ils ne peuvent proposer de projet éducatif convaincant ?

La première conséquence du primat de la positivité est la négation de la violence sociale. Il n’est guère éloigné en fait de la tartuferie conservatrice qui prétend effacer les inégalités par le port d’un uniforme commun.

“ Investir les apprentissages dans la perspective d’un projet social nécessite […] de prendre conscience du travail nécessaire, de construire la détermination du combat, de se forger la capacité des choix. ”

Nous savons les vertus étayantes de l’encouragement, nous savons les effets désastreux du mépris et il ne peut évidemment être question ici de nier l’évidente nécessité d’une relation respectueuse. Mais c’est avant tout la certitude de l’éducabilité, de la capacité de tous qui doit constituer le vecteur de l’émancipation et non les discours positifs du maître et de l’institution. Il y aurait une insupportable injustice à laisser la bienveillance du discours suppléer à la réussite effective de l’élève. Investir les apprentissages dans la perspective d’un projet social nécessite tout au contraire de prendre conscience du travail nécessaire, de construire la détermination du combat, de se forger la capacité des choix. Et renoncer aux pratiques méprisantes qui fustigent les difficultés de l’élève et dénigrent son activité scolaire ne peut se confondre avec un renoncement au travail et à l’exigence.

Réussite scolaire : ne pas être dupes des illusions de l’unanimisme…

Le contexte actuel voudrait nous faire croire que nous serions parvenus, après avoir développé les perspectives quantitatives de la massification, à transcender les clivages politiques pour affirmer, par l’usage consensuel de la notion de réussite, une finalité égalitaire. Mais sous cet usage consensuel se dissimulent mal des visions qui restent profondément divergentes.

Déjà parce que, pour ceux qui pensent que la perspective scolaire essentielle reste l’insertion économique et sociale par l’emploi, il ne pourrait être raisonnablement question d’uniformiser le niveau de qualification sans prendre le risque de menacer les hiérarchies de l’emploi. Pour ceux qui défendent ce point de vue, persiste une nécessité discriminatoire pour que soient évitées à la fois les illusions personnelles et l’ « absurdité sociale  » de qualifications scolaires qui ne seraient plus associées à la structure des emplois[7]Claude THELOT, Pour la réussite de tous les élèves, Paris, 2004, p.32.

Mais pour ceux qui nourrissent des visions moins adéquationnistes, le problème n’en est pas pour autant résolu. Le récent retour de la valorisation d’une pédagogie pratique[8]Voir par exemple les discours légitimant les « enseignements pratiques  » dans la réforme du collège de 2016., comme condition de la démocratisation de la réussite, montre combien restent clivées les finalités culturelles de l’école. Nombreux sont ceux qui persistent à vouloir distinguer les objets culturels spécifiques qui conviendraient aux élèves des milieux populaires, à construire sans fin la distinction aliénante entre l’activité intellectuelle et manuelle ou à confondre la nécessaire adaptation aux élèves avec un renoncement. Dans un contexte qui restreint souvent l’évaluation à la mesure chiffrée des effets apparents, il peut être tentant de substituer au travail intellectuel nécessaire à l’exercice de la pensée, quelques productions matérielles visibles, séduisantes et rassurantes.

“ Défendre la capacité de chacun à construire une pensée, à élaborer une représentation du monde forgée par la connaissance, à faire usage d’une raison critique capable de questionner les préjugés. ”

Même si nous ne pouvons évidemment pas prétendre le faire hors des normes culturelles dominantes, la première raison pour laquelle nous ne pourrons pas renoncer aux perspectives émancipatrices de l’école est celle-là : défendre la capacité de chacun à construire une pensée, à élaborer une représentation du monde forgée par la connaissance, à faire usage d’une raison critique capable de questionner les préjugés. Et c’est l’exercice même de nos métiers qui nous dit au quotidien qu’une telle ambition ne connaît aucune contrainte absolue ni par déterminisme social, ni par limitation naturelle même si la complexité des constructions pédagogiques et didactiques nécessaires pour la soutenir et la rendre effective est grande.

Paul Devin
Inspecteur de l’Education nationale,
Secrétaire général du SNPI-FSU

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