Des savoirs émancipateurs à construire par les élèves en géographie : pour une approche réflexive et ancrée dans les pratiques sociales
Lorsque l’École revendique de former les futurs citoyens, l’acquisition des savoirs par les élèves peut-elle se limiter à l’apprentissage passif de notions et de concepts ? A partir de la géographie scolaire, cet article propose une construction active des savoirs en référant aux pratiques sociales et en favorisant une réflexivité sur l’apprentissage.
L’enseignement de la géographie en France, tel que défini par les programmes officiels publiés dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale (programmes de 2015 pour les cycles 3 et 4 et de 2018 pour le lycée), vise à développer chez les élèves une compréhension approfondie du monde contemporain. Les finalités de cet enseignement incluent la formation de citoyens éclairés et responsables, capables de réfléchir de manière critique sur les enjeux globaux et locaux, notamment ceux liés au développement durable et aux dynamiques socio-économiques. Les programmes insistent également sur l’importance de la conscience géographique, en sensibilisant les élèves à la diversité des espaces et des sociétés ainsi qu’aux inégalités qui les traversent. Parmi les compétences visées, l’accent est mis sur l’acquisition de connaissances spatiales et temporelles, la maîtrise des outils et langages spécifiques de la géographie, tels que les cartes et les graphiques, ainsi que l’analyse critique des phénomènes géographiques. Les élèves doivent apprendre à développer une capacité à argumenter et à communiquer efficacement leurs analyses, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. Ces finalités et compétences sont explicitement formulées dans les différents cycles d’enseignement, depuis l’école primaire jusqu’au lycée, et visent à préparer les élèves à une participation active et éclairée à la société.
Pourtant, plusieurs recherches1 ont mis en évidence que les pratiques ordinaires dans les classes de géographie s’écartaient de ces finalités en étant le plus souvent caractérisées par des exercices-type basés sur les manuels – questions sur plusieurs documents, suivies d’une trace écrite formalisée par un (bon) élève ou par le professeur. Cette approche privilégie la simplification et la présentation de connaissances comme des vérités établies, où des définitions sont données à apprendre « par cœur ». L’espace, en tant que dimension active de la production des apprentissages et des rapports sociaux, est souvent sous-utilisé dans ces pratiques ordinaires. La géographie enseignée en classe se limite également à la connaissance des territoires et des lieux emblématiques, sans intégrer la réflexion sur les expériences spatiales individuelles des élèves.
Référer aux pratiques sociales du quotidien
Nous postulons, après d’autres2, que l’espace est une dimension du social par laquelle les individus se construisent et que les rapports sociaux fonctionnent dans la classe de géographie comme à l’extérieur de celle-ci. Dès lors, il apparaît pertinent d’envisager les opérations de pensée en classe dans la continuité de celles de la vie courante et qu’il est possible, pour expliciter les savoirs géographiques, de se référer en classe aux pratiques sociales. Les pratiques spatiales individuelles, telles que les déplacements quotidiens, les interactions avec l’environnement local constituent une base précieuse pour l’enseignement de la géographie. La thèse de L. Cailly3 met en lumière ces pratiques en soulignant leur importance tant matérielle (habiter, se déplacer, communiquer) qu’immatérielle (jugements sur l’espace).
La distinction entre géographie spontanée et géographie raisonnée, développée par D. Retaillé4, offre un cadre pertinent pour comprendre comment les savoirs géographiques peuvent être construits. La géographie spontanée repose sur les expériences quotidiennes et personnelles des individus, tandis que la géographie raisonnée se base sur l’analyse scientifique et la formalisation des savoirs. Pour les élèves, partir de leur géographie spontanée, c’est-à-dire leur perception directe et sensorielle de l’espace, peut constituer un puissant levier de conceptualisation. Cela implique de reconnaître et de valoriser leurs expériences spatiales quotidiennes comme un point de départ légitime pour l’apprentissage. L’utilisation des pratiques spatiales individuelles en classe donne un appui pour comprendre des concepts abstraits s’ils sont abordés à une échelle globale et qui deviennent plus concrets à l’échelle locale. L’expérience spatiale peut également être mise en perspective dans le cadre scolaire pour développer une capabilité spatiale, c’est-à-dire la capacité à utiliser et à comprendre l’espace de manière informée et critique. Ces compétences sont souvent acquises de manière intuitive et inégale parmi les élèves, ce qui nécessite une intervention éducative pour les démocratiser et les enrichir.
La démarche dite de « géographie expérientielle » formalisée au sein du groupe « pensée spatiale » de l’Institut de recherche pour l’enseignement des mathématiques et les sciences (IREMS) de Paris permet d’identifier quatre étapes clés pour construire les savoirs: 1/immersion ; 2/interaction ; 3/institutionnalisation ; 4/implémentation.
La phase d’immersion, à partir d’une situation problématique, aspire à cet ancrage dans les pratiques spatiales du quotidien. Ces scénarios permettent de travailler la tension entre géographie spontanée et géographie raisonnée en amenant les élèves à réfléchir sur leurs propres expériences spatiales et à les formaliser en savoirs structurants. Par exemple, une sortie de terrain peut être utilisée pour recueillir des données spatiales que les élèves analysent ensuite en classe, en les confrontant à des concepts géographiques plus formels.
Adopter un regard réflexif sur l’apprentissage
La deuxième phase explorée pour travailler à l’explicitation des savoirs géographiques est celle de l’interaction. Elle permet d’intégrer une réflexion métacognitive dans le processus d’apprentissage l’adoption d’un regard réflexif sur l’apprentissage. La métacognition, ou la capacité d’un individu à contrôler et à réfléchir sur ses propres processus cognitifs, est essentielle dans ce contexte. J.H. Flavell5 définit la métacognition comme la capacité à surveiller et à réguler ses propres pensées et apprentissages. Dans un scénario de géographie expérientielle, cela signifie prendre du recul sur les pratiques spatiales et comprendre comment ces expériences peuvent être formalisées en savoirs géographiques.
Les approches participatives et collaboratives en géographie sont particulièrement efficaces pour intégrer les pratiques spatiales individuelles et encourager la réflexion métacognitive. Elles permettent de créer un environnement d’apprentissage dynamique où les élèves sont actifs dans la co-construction des savoirs. Les travaux de groupe, les débats, et les projets collaboratifs sont des méthodes pédagogiques qui favorisent l’engagement des élèves et les aident à comprendre la géographie comme une discipline vivante et pertinente.
Enfin les deux dernières phases de la démarche de géographie expérientielle permettent de formaliser le savoir de la géographe spontanée. Les concepts et les notions sont identifiés dans la phase d’institutionnalisation puis réutilisées dans la phase d’implémentation.
Quelques exemples de mise en œuvre
L’intégration des pratiques sociales et du regard réflexif dans l’enseignement de la géographie peut être illustrée par plusieurs exemples pratiques.
Pour travailler le concept abstrait de métropolisation, une sortie de terrain dans le quartier des affaires de la Défense est organisée (immersion). Les élèves y collectent des données pour comprendre qui fréquente le lieu et quels types d’activité peuvent s’observer. Par ailleurs, ils peuvent aussi interviewer des proches qui exprimeraient dans leur propos le pouvoir d’attraction économique, culturelle et politique de la métropole (par exemple s’ils ont dû déménager pour trouver un emploi ou s’ ils profitent régulièrement des services culturels de la métropole). Ces corpus sont ensuite mis à la discussion collective en classe, afin d’illustrer la pluralité des pratiques spatiales (interaction). Les données sont ensuite exposées sous forme d’un tableau récapitulatif rapproché avec les critères de rayonnement d’une métropole (institutionnalisation) qui sont ensuite réinvestis pour identifier d’autres métropoles dans le monde (implémentation).
L’aménagement du territoire peut être appréhendé par une sortie de terrain dans laquelle les élèves collectent des données sur un chantier comme ceux du Grand Paris (immersion) puis utilisent des outils SIG pour analyser ces données et se positionner dans le débat politique sur les avantages et les inconvénients de tels aménagements (interaction). Le cas étudié peut ensuite être comparé et élargir sur d’autres aménagements puis permettre de définir la notion d’aménagement du territoire (institutionnalisation et implémentation).
Les débats autour d’un concept abstrait comme le changement climatique peuvent également être saisis en présentant la complexité des positions des différents acteurs. Il s’agit de fournir aux élèves des clés pour comprendre les débats contradictoires autour du climat, en expliquant les blocages politiques tout en restant fidèles à l’objectivité scientifique et en encourageant l’esprit critique. Un dispositif pédagogique centré sur un débat à propos des Jeux asiatiques d’hiver de 2029 explore les perspectives des divers acteurs impliqués (immersion). Des outils de métacognition aident les élèves à formaliser une compréhension des tensions politiques et les dynamiques complexes (interaction et institutionnalisation). Cette situation permet de définir la notion de climatoscepticisme.
Ainsi, contrairement à une approche de l’éducation qui viserait uniquement l’employabilité via l’acquisition de compétences socio-économiques, et où la géographie ne servirait qu’à localiser et connaître le territoire national ou à présenter des concepts et des notions abstraits, il est nécessaire d’aller plus loin. La géographie scolaire peut permettre de développer des compétences critiques et des valeurs citoyennes en aidant les élèves à comprendre leur propre rapport à l’espace. L’ouverture sur les spatialités d’autres acteurs peut également remettre en question les certitudes en présentant d’autres rapports au monde.
Cédric Naudet
Maître de conférence en sciences de l’éducation et de la formation
Laboratoire CIRCEFT-ESCOL
Inspé de Créteil-Université Paris Est-Créteil
- Pascal Clerc, La culture scolaire en géographie, le monde à l’école, PUR, 2002 ; Jacky Fontanabona & Jean-François Thémines, Innovation et histoire-géographie dans l’enseignement secondaire : analyses didactiques, INRP, 2005 ; Nicole Tutiaux-Guillon, Chapitre 6. « Interpréter la stabilité d’une discipline scolaire : l’histoire-géographie dans le secondaire français ». Dans : François Audigier éd., Compétences et contenus: Les curriculums en questions, De Boeck Supérieur, 2008, pp. 117-146. ↩︎
- Jean-François Thémines. Propositions pour un programme d’agir spatial : la didactique de la géographie à l’épreuve de changements curriculaires. Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 49, n° 4, 2016, pp. 117-150. ↩︎
- Laurent Cailly, Pratiques spatiales, identités sociales et processus d’individualisation. Étude sur la constitution des identités spatiales individuelles au sein des classes moyennes salariées du secteur public hospitalier dans une ville intermédiaire : L’exemple de Tours [Thèse de doctorat], Université François Rabelais, Tours, 2004. ↩︎
- Denis Retaillé, Le monde du géographe, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. ↩︎
- John H. Flavell, **Metacognitive aspects of problem solving, 1976. ↩︎