Cultures techniques et professionnelles dans l’école de demain : quelques enjeux et problèmes
Avec le passage au XXIè siècle, sous l’influence de l’Organisation de Coopération pour le Développement économique et les injonctions de la Commission européenne, les décisions de politique éducative touchant à l’organisation et aux programmes des enseignements primaires et secondaires ont généralisé une conception économiste de l’école, vue comme une organisation de production de compétences évaluables. S’y ajoute un discours moderniste sur les méthodes et les outils, en particulier numériques, devant permettre de remplir cette fonction, et une multitude de « valeurs » pour modeler les comportements. La question des connaissances est relativisée, et celle de la (ou des) culture(s) ainsi transmise(s) ou reproduite(s) est occultée. Bien sûr, les enjeux de connaissances et de culture(s) n’ont jamais complètement disparu des débats ni des motifs d’oppositions réactivés par les changements imposés.
Cependant, depuis 2014, le Conseil supérieur des programmes n’a pu éviter de revenir sur ces impasses concernant les connaissances et la (les) culture(s) : la charte des programmes, comme le « socle commun de connaissances, de compétences et de culture », prenant acte de l’impossibilité politique et éducative de penser les programmes sans ces notions de connaissances et de culture, rouvre de fait le débat à tous les niveaux, et dans tous les domaines, d’autant que s’agissant de culture(s), les programmes élaborés et publiés sont très insuffisants dans leurs argumentation sur les visées « culturelles ».
Culture technique à l’école obligatoire
Dans ce numéro de Carnets rouges où l’on s’interroge sur « l’école de demain », cet article souhaite poser quelques jalons pour mieux caractériser les enjeux et les problèmes majeurs de la (des) culture(s) technique(s) et professionnelle(s). En un sens, il prend la suite du texte « Penser la culture technique pour l’école obligatoire ? »[1]Carnets rouges n°1, sept. 2014, p27-29. L’enjeu est double, lorsqu’il s’agit de l’école élémentaire, où les domaines d’étude doivent être abordés dans toutes les écoles et sont encore assez indifférenciés (cycle 2), ou bien maintiennent l’indifférenciation « Sciences et technologie » à propos des « systèmes naturels » et des « systèmes techniques » (cycle 3). Il importe alors que les professeurs des écoles soient préparés à encadrer une approche encore essentiellement non-disciplinaire d’objets et de systèmes techniques selon un point de vue d’attention aux questions techniques et pas seulement aux interrogations scientifiques possibles ; mais il importe aussi qu’ils ne soient pas tentés de sacrifier ce domaine d’étude pour des apprentissages jugés plus importants par les autres enseignants, les autorités scolaires et les parents.
Le collège pose un problème plus important, dans le cadre d’un système de disciplines du secondaire nettement identifiables, si ce n’est toujours aux yeux des élèves en tout cas pour les enseignants qui « représentent » ces disciplines. D’une certaine manière une discipline comme la technologie entre en concurrence avec des disciplines jugées plus importantes ou plus « évidentes », pour son statut dans l’établissement, son image auprès des élèves et de leurs parents, et pour les moyens de son enseignement (équipements et « consommables »). Il n’est ainsi pas évident que le prochain programme de technologie du cycle 4, faisant suite à ceux qui avaient transformé une discipline originale de « réalisation collective sur projet technique » en introduction aux sciences de l’ingénieur « pour apprendre des connaissances, comme dans les autres disciplines », puisse convaincre de son caractère irremplaçable et de son intérêt intellectuel face à d’autres disciplines bien installées et bien plus légitimes aux yeux des parents et des autres enseignants de la classe.
Une question de « technicité »
C’est la raison qui nous avait conduit il y a déjà vingt ans à attacher une certaine importance à la défense de la technologie comme base pour le développement d’une « culture technique », face aux résistances anciennes et récurrentes : les lettres, les arts, les sciences, l’histoire, ce sont des apports évidents de culture légitime ; l’anglais, c’est indispensable ; mais l’éducation physique et sportive, la technologie ? Un tel enjeu pour la technologie (ou l’EPS) suppose de ne pas laisser s’exprimer les opinions communes, y compris professorales sur les apports comparés des différentes disciplines du collège sans réagir sur le terrain-même de la « culture », où s’expriment habituellement sans opposition les hiérarchies bien établies des discours dominants des élites politiques, administratives, médiatiques et même économiques qui sont implicitement au fondement des opinions.
“ Quelles technicités convient-il de s’approprier, de partager, de discuter, de valoriser aujourd’hui ? ”
« La clé pour une réévaluation est la mise en lumière des technicités qui sont à la base des cultures »[2]Ce paragraphe est tiré avec quelques modifications de : « Penser la culture technique pour l’école obligatoire », Carnets rouges n°1, 2014, p. 28. et qu’il faut s’approprier pour participer à ces cultures (qu’elles soient littéraires, musicales, scientifiques, juridiques, ou sportives…). La question décisive pour la conception d’une école de demain, c’est donc celle du choix des technicités privilégiées dans une visée de culture individuelle ou collective, pour le travail, la vie familiale, le développement personnel, l’exercice de la citoyenneté… Quelles technicités convient-il de s’approprier, de partager, de discuter, de valoriser aujourd’hui ? Et quels modes de penser spécifiques, quels outils matériels et symboliques caractéristiques, quelles pratiques spécialisées faut-il mettre en avant ?[3]Pour une réflexion sur la notion de « technicité » : Combarnous, M. (1984), Les techniques et la technicité. Messidor-éditions sociales. En particulier la deuxième partie, p. 69-120 : « Les composants premiers de la technicité ».
Gardons alors en tête cette « clé » des composantes d’une technicité pour aborder les questions de culture technique au lycée « général et technologique » et de culture technique et de métier au lycée professionnel. Complétons-la toutefois en attirant l’attention sur les divers types de rapports à une technicité ou les divers « registres de technicité » qu’on peut distinguer : registre de l’appropriation (dont le plus haut niveau est la « maîtrise »), registre de la « participation » (sur un mode d’abord expérientiel, important pour les débuts d’une formation), registre de l’interprétation (essentiel pour la formation à l’enseignement d’une technicité), registre de la transgression (fondamental pour apporter de la créativité dans une pratique). Dans chacun de ces registres, des « niveaux » peuvent être distingués, et donc des critères de progressivité selon une pluralité de visées formatrices. La restriction au registre de l’appropriation vers une maîtrise, comme les « approches par compétences » le font habituellement, est un obstacle à la conception et à l’ajustement des formations aux fonctions de celles-ci dans la formation d’ensemble, en laissant croire qu’il n’y qu’une seule voie de formation à une technicité, et que toute culture a d’abord pour condition d’atteindre la maîtrise.
Lycées professionnels : cultures technologique et professionnelle
Abordons alors la question des cultures technologiques et professionnelles au lycée professionnel, c’est à dire dans ces filières de formation secondaire qui débouchent sur un brevet d’études professionnelles ou un baccalauréat professionnel. En quoi ces établissements sont-ils des lieux de culture ?[4]Pour un des rares textes abordant ces questions : « Compétences et culture professionnelles » in Raulin, D. (2006), L’enseignement professionnel aujourd’hui. ESF éditeur. p. 139 – 148. La réponse a fait longtemps consensus : c’est par les disciplines « générales » qui y sont enseignées, et l’ouverture aux arts, que le lycée professionnel peut être un lieu de culture. Il y a plus qu’une réticence à parler des apports des « disciplines de métier », des stages en entreprises ou en administrations et même des disciplines technologiques comme disciplines et activités développant une culture.
Dans sa conférence d’ouverture au Congrès international de l’Éducation nouvelle en 1932 , Langevin disait : « Nous concevons plutôt aujourd’hui la culture générale comme une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, aux divers moyens d’expression et d’action, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient et de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble[5]Cette caractérisation de la culture générale vient en contestation de la culture des seules « humanités classiques ».. Déjà sous cette forme, la culture générale apparaît comme dynamique puisqu’elle exige, pour assurer la permanence de la liaison, une mise au courant continue et réciproque entre les représentants des diverses activités.
Nous pouvons dire que la culture générale représente ce qui unit les hommes, tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare… »[6]Pour l’ère nouvelle n° 81 (oct. 1932), p. 239-252.
“ L’enjeu, de caractère démocratique est de valoriser comme culture les maîtrises professionnelles qui sont développées dans ces lycées,
les technicités de métier ”
Peut-être cette conception nouvelle à l’époque, indéniablement progressiste, mais qui tend à disqualifier les pratiques de métier comme la culture qui peut leur être associée, est-elle liée à la prépondérance des métiers manuels, et au privilège accordé par Langevin à la culture scientifique ; mais elle sous-estimait déjà l’intelligence et la technicité mises en œuvre dans leur exercice socialisé. Elle est en tout cas incongrue aujourd’hui avec les niveaux d’études atteints par la grande majorité des jeunes ; rappelons d’ailleurs que de nombreux élèves des lycées professionnels sont majeurs et citoyens. Maintenir le jugement, c’est tenir pour rien les apports culturels aux autres et à soi-même d’une maîtrise professionnelle, avec ses nécessités d’interprétation et de transgression dans le travail. Autrement dit, l’enjeu, de caractère démocratique est bien de valoriser comme culture les maîtrises professionnelles qui sont développées dans ces lycées, les technicités de métier ; il y va aujourd’hui de la crédibilité des formations professionnelles et des établissements qui les abritent. Au-delà, il serait bien sûr insoutenable de refuser aux lycéens et personnels des lycées professionnels des possibilités d’accès aux autres formes de culture, technologiques, scientifiques, artistiques ou sportives.
Ceci dit, sauf dans les lycées agricoles qui gardent encore quelques liens avec l’exploitation ou l’atelier agro-alimentaire associés, ce qui se fait comme enseignement au lycée professionnel, est fondamentalement d’ordre technologique, et scientifique, bien plus abstrait que ce qui existait il y a cinquante ans. C’est donc surtout dans le milieu professionnel, avec les relations socio-techniques de travail, qu’il peut y avoir véritablement formation et acculturation professionnelles. Mais l’établissement « professionnel » n’a pas de sens sans maintien par les élèves et par les enseignants des liens vitaux avec les cultures professionnelles.
Lycées technologiques : cultures technologiques et scientifiques
Avec les lycées technologiques, il faut reposer la question des relations des disciplines « générales », dont les sciences avec les disciplines technologiques principales de chaque filière, base de ce qui fait culture dans les formations qui y sont faites. En réalité, lycées technologiques et lycées généraux se rapprochent de plus en plus et même fusionnent, approchant paradoxalement l’idéal de Langevin. Dans les diverses filières qu’ils contiennent, il y a donc de moins en moins de raisons de penser différemment disciplines « générales » et disciplines « technologiques » : quelles qu’elles soient, dans chaque filière c’est la discipline de « cœur de formation » qui doit être considérée comme porteuse majeure de la culture caractéristique de la filière. En ce sens la discipline de formation fondamentale doit être réellement discipline de culture.
“ C’est sans doute dans cette présence des disciplines sous forme de fonctions différentes que peut être pensée dans les lycées de demain une véritable et réalisable « culture commune ». ”
Mais chaque discipline, technologique ou non, peut aussi jouer le rôle de « discipline de service » dans une filière où elle n’est pas principale. Et elle peut jouer encore le rôle de « discipline d’ouverture » (permettant la réflexivité et la projection dans l’avenir) pour n’importe quelle filière. Autrement dit chaque discipline doit alors être pensée comme potentiellement apte à des fonctions différentes ; parmi ces fonctions, celle d’être la discipline principale de formation d’une filière, sa discipline de culture. Une discipline technologique ou une discipline « d’enseignement général » sont « égales » de ce point de vue. Dans la réalité, elles ont toutes à s’adapter à ces fonctions différentes : il ne peut plus y avoir une seule manière d’être une discipline. C’est sans doute dans cette présence des disciplines sous forme de fonctions différentes que peut être pensée dans les lycées de demain une véritable et réalisable « culture commune ».
Pour revenir à la question initiale, maintenant bien dépassée, et s’agissant des enseignements post-obligatoires, il n’y a aucune discipline qui serait par essence et définitivement porteuse de culture, et d’autres qui devraient être « assistées » pour l’être. Une science ou une technologie devrait être d’abord comprise, pensée et enseignée comme formatrice et culturelle par elle-même ; non pas en lui adjoignant son histoire ou sa philosophie…, qui risqueraient d’ailleurs d’être envisagées de manière dogmatique et « anti-culturelle », mais en la reconfigurant éventuellement à cet effet.
Jean-Louis Martinand
Professeur émérite de didactique et médiatique des sciences et techniques,
École normale supérieure de Cachan
Notes[+]
↑1 | Carnets rouges n°1, sept. 2014, p27-29 |
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↑2 | Ce paragraphe est tiré avec quelques modifications de : « Penser la culture technique pour l’école obligatoire », Carnets rouges n°1, 2014, p. 28. |
↑3 | Pour une réflexion sur la notion de « technicité » : Combarnous, M. (1984), Les techniques et la technicité. Messidor-éditions sociales. En particulier la deuxième partie, p. 69-120 : « Les composants premiers de la technicité ». |
↑4 | Pour un des rares textes abordant ces questions : « Compétences et culture professionnelles » in Raulin, D. (2006), L’enseignement professionnel aujourd’hui. ESF éditeur. p. 139 – 148. |
↑5 | Cette caractérisation de la culture générale vient en contestation de la culture des seules « humanités classiques ». |
↑6 | Pour l’ère nouvelle n° 81 (oct. 1932), p. 239-252. |
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