Jean-Louis Martinand,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Penser la culture technique pour l’école obligatoire ?

Le thème de cet article est celui de la culture technique, envisagée comme composante de la culture générale. Dans la mesure où l’action technique, les œuvres et la pensée techniciennes sont des caractéristiques de l’humanité, la question des rapports entre technique et école du point de vue de la culture est un enjeu éducatif fondamental.

De multiples enjeux.

1.Les discours sur la technique ou les techniques sont fréquents ; et parler de la culture technique est assez commun aujourd’hui. Mais les discours sont convenus : « mutation des techniques », « retard de la conscience », « écart entre l’école et la réalité ». Ces propos sont contestables, sous-estimant aussi bien la radicalité de certaines mutations (techniques de l’information et de la communication), que la durée de vie de certaines réalisations (aviation). Surtout l’idée de culture technique est l’objet de restrictions : d’un côté la plupart des cultures techniques vivantes de groupes professionnels ou d’affinité sont peu prisées, de l’autre si un « technicien » qui s’intéresse à la littérature ou à la musique est habituellement considéré comme « cultivé », un artiste qui ne s’intéresse qu’aux techniques de son art est aussi cultivé : dissymétrie qui interroge. Alors que les cultures techniques sont plus répandues que les cultures artistiques ou scientifiques, elles sont reléguées : elles ne sont pas nobles.

2. L’idée de culture technique à l’école est dans ce contexte une idée dérangeante, surtout si elle implique les deux significations sans lesquelles elle ne bouleverse rien : 1) celle d’appropriation de techniques comme composante de toute éducation générale ; 2) celle de maîtrise réfléchie de techniques spécialisées, par la formation spécialisée technologique et professionnelle, comme constitutive de culture.

Les réactions sont alors très fortes en France (et ailleurs) ; leur motif, le plus souvent implicite est la vieille idée constitutive de la culture classique : la culture doit permettre l’accès à « l’essence éternelle de l’homme » telle qu’elle s’est manifestée par les grands chefs d’œuvres justement devenus les « classiques ». Face à ces résistances, les protagonistes d’une culture technique sont hésitants ; ils se contentent d’un discours de promotion de « la » technique, vaguement général et mal articulé à des « exemples » répétitifs et singuliers. Faible, ce discours se heurte aux conceptions dominantes de la culture générale qui l’ignorent et l’excluent.

3. La clé d’une réévaluation est la mise en lumière des technicités qui sont à la base des cultures. On oublie trop, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement, ces technicités qu’il faut s’approprier pour participer à la culture littéraire, comme à la culture théâtrale, musicale ou plastique, à la culture scientifique, comme à la culture politique, juridique ou économique, à la culture sportive, aux cultures techniques enfin.

“ La question décisive, c’est celle du choix des technicités privilégiées dans une visée de culture personnelle ou collective : quelles technicités convient-il de maîtriser, partager, valoriser aujourd’hui,
et pourquoi ? ”

La question décisive, c’est celle du choix des technicités privilégiées dans une visée de culture personnelle ou collective : quelles technicités convient-il de maîtriser, partager, valoriser aujourd’hui, et pourquoi ? Plus précisément, quels modes de pensées spécifiques, quels outils matériels et symboliques caractéristiques, quelles pratiques spécialisées faut-
il mettre en avant, en se donnant les moyens de leur partage ?

Posée ainsi, la question entraîne à envisager toutes les technicités : pourquoi, en effet, les nombreuses techniques rencontrées dans les pratiques de métier et de loisir ne pourraient-elle avoir vocation à constituer des composantes de culture générale ? Seul l’a priori d’une stigmatisation idéologique et sociale les élimine sans examen.

4. Bien sûr, il y a quelque paradoxe à parler de culture « technique » pour ces cultures à base de technicités « techniciennes », puisque du point de vue « technicité », les autres sont comme elles. Car il est clair qu’une culture mécanicienne ou informatique, ou agronomique n’a pas de mode de définition fondamentalement différent que celui d’une culture mathématique, ou juridique. Et qu’au delà, comme il n’y a pas de culture artistique ou littéraire sans leurs technicités spécifiques, c’est un même espace de technicités diverses qui doit être envisagé. Il importe cependant de maintenir cette caractérisation, pour des raisons polémiques qu’on doit espérer provisoires.

5. En même temps, apparaissent la vraie difficulté, et de nouveaux enjeux : ne pouvant multiplier les technicités comme bases de culture générale et commune, il faut à l’évidence faire des choix. Et il faut s’interroger sur cette idée de culture générale « commune » : son interprétation immédiate et égalitariste est un des arguments pour refuser les cultures techniques, « trop techniques » et « trop spécialisées » , et même les cultures scientifiques, « trop particulières » et « trop difficiles », les cultures de loisir, « trop futiles »….

Une idée très récente.

Il n’est pas possible dans cet article de remonter très loin dans le temps, ni de s’intéresser à tous les niveaux ou à tous les ordres d’enseignement. Mais ce n’est sans doute pas nécessaire. En réalité, si l’on se reporte un peu plus de 70 ans en arrière, l’idée de culture technique à l’école est pratiquement inexistante, et les premières tentatives au collège unique ont environ 40 ans.

1. Exemplaire est à ce propos le Plan de réforme de l’enseignement français (1947), connu sous le nom de Plan Langevin-Wallon (texte réédité Etya Sorel en 1997). Son triple souci est : « adapter la structure de l’enseignement à la structure sociale » (machinisme, industrie, travail des femmes, multiplication des cadres et techniciens) ; tirer « profit du progrès scientifique » pour la pédagogie ; faire accéder « à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux », éduquer à « la citoyenneté » par une culture méthodique de l’esprit critique, par une formation à l’ « énergie », la « liberté », la « responsabilité ».

Parmi les « principes généraux » est affirmée « l’égale dignité de toutes les tâches sociales », la « haute valeur matérielle et morale des activités manuelles, de l’intelligence pratique », la « valeur de la technique ». L’esquisse de programme pour les adolescents met en avant « l’observation du milieu ». Et, dans le cadre de l’éducation morale et civique, le rapport propose de donner : « une place importante à la connaissance des professions, de leur évolution, des conditions où elles s’exercent ».

On peut retenir de ce Plan : 1) une revalorisation morale des métiers, de la pensée pratique, et une promotion démocratique plus déterminée; 2) une perspective scientifique beaucoup plus que technique et technologique; 3) une pédagogie de l’observation scientifique, plus que de l’action réalisatrice et réflexive. Au fond les propositions apparaissent dans leurs orientations et leur formulation, mise à part l’idée de « milieu », assez proches des « humanités scientifiques », fortement débattues avant et après.

2. Ce texte, devenu caduc avec la prolongation des études jusqu’à 16 ans officiellement, 18 ans, pour la majorité de la classe d’âge, reste cependant très actuel par son appel à modifier les hiérarchies de valeurs, et par ses limites et tensions internes, non surmontées à l’époque et toujours présentes aujourd’hui. Certes la locution « culture technique » est maintenant présente. Mais l’idée fait toujours l’objet d’une double contestation : au nom de la culture classique des humanités, et aussi au nom de la culture scientifique. Pour Langevin, et quelles qu’aient été ses contributions techniques (sonar, etc.), le patrimoine technique intéressant, formateur, c’est seulement celui qui peut être abordé comme application de la science. La culture moderne fondamentale, c’est la culture scientifique.

Les choses ont-elles vraiment changé aujourd’hui ? On pourrait le croire avec la locution souvent employée de « culture scientifique et technique ». Mais c’est en réalité une manière d’enrôler la technique (les applications qui améliorent le quotidien ou font rêver) au profit de la science (dont on laisse ainsi croire que c’est elle qui conduit directement aux progrès techniques), complétée le cas échéant de l’injonction aux scientifiques de « déboucher » sur l’innovation (révélant ainsi la triple ignorance des processus de découverte scientifique, d’invention technique et d’innovation socio-économique).

C’est pourquoi les questions de l’articulation technique/science, pensée technologique/pensée scientifique sont des questions majeures pour l’innovation économique, le développement social, la démocratie sans restrictions : ce sont des enjeux essentiels pour la culture d’une nation, la culture de ses élites, et donc la culture scolaire. Cette affirmation ne préjuge d’ailleurs pas des solutions pour l’école puisque des choix sont nécessaires, et les parcours possibles très variés.

3. Or il y a eu au cours du XXè siècle en France, des expériences très diverses de culture technique à l’école, en particulier pour les jeunes de 11 à 15 ans, mais dont les enseignements ont rarement été tirés et diffusés, alors que leurs apports et impasses, leurs avancées et échecs doivent être étudiés et médités, de manière historique et comparatiste. Sans développer, il convient de rappeler ici : 1) la « version encyclopédiste » (revue de produits, de matériels et de procédés) dans les Écoles primaires supérieures entre les deux guerres mondiales ; 2) la « version langage technique » comme matière fondamentale avec le français, les mathématiques et une langue vivante (dessin technique vu comme langage universel, étude structurales de fonctions techniques, rudiments d’électricité et de chimie expérimentales) dans les collèges entre 1960 et 1977 ; 3) la « version réalisatrice collective sur projet technique » (Technologie-Collèges 1985-2006, avec reconfiguration du curriculum de 1995 à 2000 : réalisations collectives en référence à des types d’entreprise industrielles ou de services, et Technologie de l’information et de la communication) ; 4) la « version savoirs scientifico-technologiques » actuelle (apprentissages de savoirs vus du côté « sciences et techniques industrielles »), qui prétend à la pertinence de l’école élémentaire au baccalauréat.

“ Les évolutions de la culture technique scolaire doivent s’inscrire dans les mouvements de l’innovation technique et des changements sociaux. ”

4. Peu de matières scolaires et de disciplines du secondaire ont dû faire face comme la technologie à autant de bouleversement radicaux, accompagnés de travaux théoriques curriculaires fondamentaux, et peu ont pourtant fait l’objet d’autant d’ignorance méprisante de la part de « hautes personnalités » politiques et administratives, intellectuelles et médiatiques. Cette ignorance est trop partagée, y compris par les porteurs de culture technique. Elle entrave :

  • le débat rationnel et public sur les missions que la collectivité nationale veut affecter à la culture technique et à l’éducation technologique ; c’est le plan des enjeux politiques, dont l’examen devrait être explicite, y compris si la conclusion était qu’après tout, on peut se passer de culture technique pour tous ;
  • la réélaboration permanente des figures scolaires que peut prendre l’éducation technologique, car les évolutions de la culture technique scolaire doivent s’inscrire dans les mouvements de l’innovation technique et des changements sociaux. C’est le plan des enjeux éducatifs (finalités, modalités institutionnelles, ressources humaines et matérielles), avec la formalisation des réponses en termes de « matrices curriculaires » et pas seulement de « programmes » ;
  • enfin la clarification des problèmes didactiques et pédagogiques qu’implique les matrices curriculaires, la production des ressources, les formations initiales et continuées des enseignants.

Jean-Louis Martinand
Professeur émérite de didactique
et médiatique des sciences et techniques
École normale supérieure de Cachan