Jean-Paul Jouary,  La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?,  Numéro 4

Croyance et croyance

Tout enseignant attentif a fait l’expérience d’obstacles intériorisés par les élèves et qui ne se réduisent ni à des difficultés de compréhension ni à des lacunes culturelles, mais tiennent à des convictions plus ou moins conscientes, plus ou moins réfléchies, des croyances vécues comme extérieures ou contraires aux contenus de l’enseignement. Ces croyances sont d’ordres divers, mais certaines s’avèrent rapidement incompatibles avec telle ou telle affirmation, ou telle ou telle façon d’organiser la réflexion. Il faut croire que ces convictions sont nombreuses et puissantes, puisque toutes les enquêtes montrent que dans un pays aussi scolarisé que la France, plus de 50 % des personnes ayant suivi des études d’ordre scientifique admettent croire à l’astrologie prédictive, la numérologie, les rêves prémonitoires et autres superstitions naïves. Il semblerait que le système éducatif, si efficace pour former des compétences socialement et économiquement rentables, le soit beaucoup moins pour créer les conditions d’une représentation cohérente du monde et des savoirs. C’est sans doute pourquoi l’on peut voir voisiner chez tant d’élèves une grande capacité scientifique par exemple et des superstitions qui peuvent paraître absurdes et qui, si elles sont liées à des croyances religieuses, apparaissent comme des refus du principe de laïcité.

“ Il semblerait que le système éducatif, si efficace pour former des compétences socialement et économiquement rentables, le soit beaucoup moins pour créer les conditions d’une représentation cohérente du monde et des savoirs. ”

C’est pourquoi, lorsque de tels obstacles surgissent, la tentation est grande de les repousser comme inacceptables – ce qu’ils sont – sans se demander quels en sont les ressorts réels, les racines subjectives, mais aussi sans s’interroger sur ce qui, dans le système éducatif lui-même, pourrait paradoxalement les alimenter. Il en résulte pour l’enseignant une double exigence : à la fois développer l’intériorisation des savoirs et de démarches rationnelles propres à faire reculer les superstitions et croyances naïves, et le faire de sorte qu’aucun élève ne se sente attaqué dans sa foi, alors qu’à son insu celle-ci est empêtrée dans ces convictions régressives. Cela suppose que l’on distingue clairement les divers types de ce qu’on appelle des croyances.

Toute croyance est une conviction intime, dans un sujet. En ce sens, lorsqu’un élève demande par exemple à son professeur s’il «croit» à l’évolution des espèces, il demande si ce professeur adhère à cette représentation du monde biologique. Pourtant, la question est incohérente, et le professeur devrait répondre « non, je n’y crois pas, je le sais ». Car «  croire » c’est n’être pas certain, c’est douter. En ce sens, depuis Platon, on doit bien admettre une différence essentielle entre croyance et connaissance, et il faudrait commencer par établir clairement cette distinction chez tout élève. Le principe de la connaissance, c’est un certain lien entre d’un côté une conviction subjective, et de l’autre une confirmation expérimentale et rationnelle objective. C’est justement ce en quoi ce n’est pas une croyance mais une connaissance. Et la laïcité consiste à faire acquérir cet héritage toujours en devenir sans lequel il n’y a pas d’humanité. Face à ses juges par exemple, au XVIIe siècle, Galilée a une attitude laïque tout en étant aussi catholique que ses juges de l’Inquisition. Il démarque clairement ce qui relève en lui de la connaissance et ce qui relève de sa croyance religieuse. Mais, allant plus loin à l’aube des Lumières, il démarque aussi ce qui relève de sa croyance en Dieu, c’est-à-dire de sa foi, et ce qui relève des dogmes et superstitions qu’alors l’Église (quelle qu’en soit l’obédience) attache à cette foi comme autant de croyances naïves.

“ Le principe de la connaissance, c’est un certain lien entre d’un côté une conviction subjective, et de l’autre une confirmation expérimentale et rationnelle objective. ”

Face à ses élèves, tout enseignant se doit de même d’établir clairement cette double distinction. Croire en Dieu (comme en soi, ou en l’homme, etc.) c’est avoir une conviction subjective à laquelle ne peut correspondre aucune validation objective. Jamais la science ne pourra ni réfuter ni démontrer ce genre de croyance « en ». La foi est donc totalement extérieure à l’enseignement laïque, étrangère et protégée en même temps. Hors sujet parce que hors objet. En revanche, croire au Père noël, croire à la création de l’homme par Dieu, croire aux horoscopes, c’est avoir une conviction subjective irréversiblement réfutée objectivement. C’est pourquoi ce genre de croyance doit être exclue de l’espace laïque, non pas en tant que religion, mais en tant que superstition artificiellement liée à une foi par exemple. Si bien qu’en les critiquant on ne critique en rien la foi religieuse. Si cette distinction n’est pas claire chez l’enseignant elle le sera encore moins chez l’élève, et alors le conflit intime et parfois extérieur crée un problème, devient obstacle. La résistance obstinée de l’élève face aux propos de l’enseignant est vécue par les deux comme une agression, ce qui empêche en profondeur l’assimilation des démarches cognitives.

Ce genre de confusion, on l’ignore trop souvent, est aussi rendu possible par la logique dominante elle-même du système éducatif. Car l’essentiel des programmes, surtout scientifiques, est conçu comme une logique de la croyance : parce qu’il est rigoureusement impossible de reprendre toute l’histoire qui a conduit aux connaissances actuelles, celles-ci sont présentées comme des vérités à apprendre et utiliser pour résoudre des problèmes. Mais le processus complexe qui y a conduit, le contexte culturel qui les a rendues possibles, les contradictions et conflits qui continuent de les traverser, tout cela disparaît dans le cours, dans le manuel, dans le mode d’évaluation. Pour l’essentiel. Et faute d’introduire un minimum de ces processus dans l’enseignement, à aucun niveau, les connaissances apparaissent donc comme des croyances, des « vérités » auxquelles il faut croire. Croyance contre croyance : au nom de quoi devrait-on trancher ?

Cela entraîne très généralement une tendance contradictoire à considérer les connaissances à la fois comme « indiscutables » (« est-ce que c’est scientifique ? ») et totalement relatives (« mais si cela se trouve, demain on démontrera le contraire ! »), et entre ces conceptions dogmatiques et relativistes l’élève ne pourra se situer qu’en termes de croyances naïves (« moi je ne crois pas à l’évolution »). C’est pourquoi cette logique dominante du système éducatif, associée à une non compréhension de ce qui distingue ces croyances naïves et superstitieuses de la foi religieuse proprement dite, peut conduire à des conflits parfois et à des incohérences toujours. On ne pourra jamais dépasser ces obstacles sans une véritable révolution dans la façon de concevoir les programmes, les pédagogies, les modes d’évaluation.

Jean-Paul Jouary
Philosophe,
agrégé et docteur d’État