Hélène Romian,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Questionner la notion de «culture commune» de la maternelle au lycée

Le terme de «culture commune» fait problème – tout comme «démocratie», «socialisme», et d’autres. Guère défini, il réfère à des conceptions de la fonction politique, culturelle, pédagogique de l’Ecole fondamentalement différentes.

Il importe donc de questionner ces conceptions. Je ne pourrai ici que proposer quelques jalons pour la discussion.

1. Quel projet politique pour l’École ?

Au-delà des déclarations d’intention consensuelles sur des objectifs de réussite scolaire pour les jeunes, sur la nécessité de former des individus épanouis, quels travailleurs, quels citoyens veut-on former, et pour quelle société ?

Comment parvenir à réduire les inégalités scolaires liées à l’origine sociale ? Peut-on en limiter les effets en instituant l’égalité des chances ? Ou bien pose-t-on le principe de l’éducabilité de tous et d’un nécessaire combat de justice sociale – où l’Ecole a sa place – contre les inégalités ? Quelle est la marge de liberté d’action des acteurs du système éducatif ?

“ L’exigence d’une formation initiale de haut niveau pour tous répondant à une double finalité de personnalisation et de socialisation. ”

S’agit-il dans le cadre d’une économie ultra libérale, de sélectionner l’élite des futurs «décideurs», sur fond de guerre économique mondiale, de recherche du profit maximal, et de (con)former à moindres frais de futurs salariés employables, flexibles, jetables, des consommateurs gobe-tout, des citoyens aux abonnés abstentionnistes ? Une École duelle, au service de l’Entreprise réifiée. Ou bien s’agit-il, dans le contexte actuel, mais dans la perspective d’une évolution vers une démocratie sociale, politique, d’une économie finalisée par les besoins de la population, de préparer tous les jeunes à une élévation prévisible du niveau d’exigence des situations sociales, des emplois, des qualifications dans des systèmes de production où la maîtrise des savoirs devient un facteur décisif de dynamisme, dans le cadre de coopérations solidaires et d’un développement durable des sociétés, des économies, de la connaissance ?

D’où l’exigence d’une formation initiale de haut niveau pour tous répondant à une double finalité de personnalisation et de socialisation, selon l’expression de P. Langevin, où l’épanouissement de la personne, du travailleur, du citoyen sont étroitement liés. Une Ecole démocratique dont la visée rejoindrait celle du Plan Langevin-Wallon de 1945 : élever le niveau culturel de l’ensemble de la population. Les réflexions qui suivent tendent à esquisser des perspectives en ce sens.

2. Quel projet culturel pour l’École ?

Les finalités de l’Ecole s’expriment couramment en termes de «transmission des savoirs». Mais guère en termes de culture, et encore moins de culture pour tous. Ceci étant, le projet du Conseil supérieur des programmes publié en juillet 2014, affirme pour la première fois que la «culture commune doit devenir une référence centrale pour la nation, en ce qu’elle définit les finalités de l’éducation dans le monde contemporain et qu’elle a pour exigence que l’école tienne ses promesses pour tous les élèves».

2.1. Quelles conceptions de la culture

On peut distinguer deux pôles : culture classique (humanités) fondée sur les chefs d’œuvre du patrimoine littéraire, artistique / cultures de groupes sociaux donnés, en référence à l’anthropologie, la sociologie, telles qu’elles se manifestent dans leurs activités et les «œuvres» qu’elles produisent (savoirs, idéologie compris) et qui, exprimant l’identité de chaque groupe comme son appartenance à la condition humaine, donnent sens, valeur à leurs modes de vie, de travailler, de ressentir, de penser…. Quelle conception est la plus susceptible de faire sens pour nos élèves, de tisser du commun entre eux quelles que soient leurs cultures d’origine ? Culture de l’élite pour tous et/ou mise en commun des cultures de tous ?

2. 2. Quelles implications d’une conception sociologique de la culture scolaire ?

Une culture qui ne privilégie ou n’exclut rien a priori

Alors tout se vaut ? D’un point de vue éthique,, intellectuel ou esthétique, évidemment non. Et il importe de le donner à voir, à réfléchir aux élèves, ne serait-ce que pour exercer leur esprit critique. De les amener à comprendre par exemple comment telle publicité les manipule ou les informe, de quelles instances elle provient, et ce qu’elle dit de notre société. L’activité, l’«oeuvre» la plus banale peut devenir objet de culture.

Une culture qui considère les disciplines comme également fondamentales

L’idéologie culturelle dominante a longtemps refoulé les disciplines liées au corps, au «faire», à la production, aux savoirs d’expérience (EPS, enseignements artistiques, professionnels, technologiques …) dans l’enfer des disciplines non fondamentales. Le projet du CSP ouvre une brèche dans la hiérarchie des disciplines en posant comme principe, dans la visée d’une culture commune, que chaque discipline devrait contribuer, selon ses modes propres, à l’ensemble des domaines de formation, et inversement.

Une culture qui intègre les savoirs dans des cultures

Considérant qu’il importe non moins d’intégrer les informations dans des savoirs, penser la «mise en culture» des savoirs du point de vue de leur valeur, leur signification humaines, implique de les inscrire dans l’activité – physique, matérielle, intellectuelle, artistique… – qui les produit, son contexte social, économique, intellectuel, psychologique…, ses finalités d’action et/ou de connaissance ; de les ouvrir sur leur potentiel de changements de la vie sur terre, de savoirs nouveaux. C’est par là les rendre plus proches, plus accessibles, leur donner chair et vie.

Quelles pourraient être, de ce point de vue, les dimensions possibles des objets scolaires de travail, observables, interprétables par les élèves et significatives de leur «densité» culturelle ? On peut envisager :

  • l’enracinement des pratiques, des «œuvres» dans la culture de groupes humains donnés, identifiables dans leur identité singulière mais aussi leur part d’universalité ;
  • les besoins, les problèmes d’ordre social et politique, économique, technique et scientifique, sportif et artistique … auxquels elles répondent, auxquels elles ouvrent ;
  • leurs conditions de production d’ordre matériel, socio-économique, technique, intellectuel …, le travail et les «arts de faire» plus ou moins théorisés dont ils procèdent ;
  • leur part de tradition et d’innovation, de création, d’invention ;
  • leur apport potentiel à la personnalisation/socialisation de chacun ;
  • leur inscription dans l’évolution de la connaissance et des pratiques sociales, leur pouvoir de rupture avec l’ordre établi, la pensée unique du moment, leur apport au progrès – ou à la régression de l’humanité ; sachant que «science sans conscience n’est que ruine de l’’âme», et que la connaissance est un combat contre tous les obscurantismes, les intégrismes.

Mettre les savoirs scolaires «en culture» impliquerait donc, entre autres, d’inscrire les objets scolaires de travail, d’étude et les savoirs construits dans des problématiques historiques et géographiques, éthiques et citoyennes, mais aussi économiques et sociologiques, épistémologiques.

3. Quel projet d’enseignement/apprentissage ?

Mettre les savoirs scolaires «en culture» impliquerait également de travailler leurs interférences, leurs relations possibles d’un point de vue humaniste, épistémologique.

3.1. Vers une culture des cultures humaines

De nombreux jeunes rejettent la culture de l’École. Faut-il donc l’adapter aux jeunes tels qu’ils sont, quitte à les enfermer un peu plus dans un ghetto ? Ou bien prendre leurs cultures propres en compte, les intégrer et les dépasser ? Ils se trouvent confrontés à des repères, des référents pluriels, voire conflictuels, entre leurs expériences de vie et celles que l’École leur propose : des représentations négatives de la société et du travail, une culture de l’immédiateté, du zapping, voire de la violence / une culture du vivre ensemble, du travail, de la prise de distance, de l’ouverture à autrui… ; une culture de communauté plus ou moins restreinte (familiale, religieuse, philosophique, régionale, nationale, ethnique…) / une culture voulue commune, laïque, nationale… Comment s’y (re)trouver ?

Pour apprendre aux jeunes à vivre ensemble, à affronter une société conflictuelle, à agir collectivement pour la transformer, faut-il les «arracher» à leurs cultures propres, chercher à les «assimiler», les conformer à la culture des élites ? Ou faire construire – par tous – une culture des cultures humaines ? Les principes en seraient les suivants :

  • partir des cultures des jeunes telles qu’ils les vivent, pour leur faire observer les pratiques de leurs environnements, les «œuvres» produites, leur faire expliciter les différences et les convergences entre cultures représentées en classe, les normes sociales et les codes sémiotiques, linguistiques en jeu ; c’est à la fois légitimer ces cultures comme objets de connaissance communs, contribuer à tisser des liens entre l’Ecole et leurs vies, à former leur esprit scientifique, leur esprit critique ;
  • leur faire connaître, comprendre et analyser d’autres pratiques, d’autres «œuvres», leur faire construire des concepts intégrateurs d’une mise en relation des cultures, notamment le double concept de variation dans le temps, l’espace / d’universalité (relative) des cultures humaines ; ce serait contribuer à ouvrir leur horizon d’attente culturel, à fonder une mise en question éclairée de coutumes barbares, de la culture marchande mondialisée, des communautarismes, des intégrismes…

Relativisme ? Une culture commune qui ouvre à la diversité / universalité des cultures – comme à la diversité / unité des formes du vivant. Si jugement de valeur il y a, encore faut-il pouvoir le faire étayer par des arguments rationnels. Une culture qui tisse des liens entre disciplines.

3.2. Vers une culture des cultures disciplinaires

Quelle démarche d’enseignement/apprentissage est la plus compatible avec une visée de culture, la plus favorable au partage des savoirs par tous ? Comment faire apprendre aux élèves à construire des savoirs ouverts sur une culture, c’est-à-dire des ensembles de connaissances organisés, structurés, conceptualisés, évolutifs, à contre-courant de connaissances parcellisées qui dominent dans le flux des médias hors de toute problématique, de tout débat susceptibles d’en éclairer les tenants et aboutissants ? Par la transmission/rétention de savoirs abstraits pré-élaborés, figés une fois pour toutes ? Les propositions qui précèdent et qui suivent s’inspirent d’un modèle appropriatif d’enseignement/apprentissage en référence à une épistémologie constructiviste. Procédant de savoirs d’expérience, il les dépasse par l’élaboration progressive de savoirs opératoires et conceptuels d’ordre théorique.

“ Quelle démarche d’enseignement/apprentissage est la plus compatible avec une visée de culture, la plus favorable au partage des savoirs par tous ? ”

Comment les élèves comprendraient-ils que l’abstraction est un détour pour agir et connaître de manière plus intelligente, plus efficiente ? Que les savoirs d’aujourd’hui, issus des savoirs du passé, seront approfondis, voire remis en question, vers des problématiques nouvelles, dans le futur ? Comment le comprendraient-ils s’ils n’en n’ont pas l’expérience sous des formes – selon leur niveau de «croissance» – de plus en plus explicites, de plus en plus problématisées, de plus en plus conceptualisées ?

Comment les élèves comprendraient-ils que les savoirs, la culture sont le produit d’un travail personnel et collectif sans une démarche en projet qui sollicite et renforce «en actes» et en «connaissance» leur maîtrise de modes de communication et de représentation diversifiés (dont le langage), d’outils matériels et conceptuels de plus en plus complexes, de relations sociales de plus en plus diversifiés, leurs capacités d’organisation, de coopération, d’engagement responsable, d’adaptation, de réactivité à l’imprévu, d’innovation, leurs compétences de traitement et d’usage critique de l’information, de problématisation ? Voire des compétences de recueil de données par enquête, observation, expérimentation, puis de traitement – informatisé et/ou qualitatif – de ces données impliquant et appelant des opérations de classement, catégorisation, mise en relation, généralisation, conceptualisation, théorisation, voire modélisation … Une culture de l’intelligibilité qui n’est pas sans présenter des interférences avec la culture du sensible, de l’imaginaire comme mode de connaissance (mais aussi des spécificités). Le rapport aux savoirs construit par là unit la dynamique émotionnelle et l’intelligibilité rationnelle dans un processus de recherche qui, certes n’est pas de la recherche scientifique mais s’en inspire et peut y conduire plus tard.

Des savoirs qui vont se réinvestir dans d’autres projets qui poseront de nouveaux problèmes dont la résolution appellera une reformulation ou une remise en question des savoirs disponibles initialement, vers des savoirs nouveaux. Ainsi se construit la connaissance humaine.

Que conclure ?

Oui, un projet d’École visant une culture commune de haut niveau pour tous les jeunes peut paraître utopique dans le contexte socio-économique, politique, idéologique actuel. Mais sans perspectives, voire sans utopie, nous ne ferons jamais que rénover à la marge sans rien changer fondamentalement au fait que les inégalités scolaires perdurent, voire se creusent.

La réflexion collective, le débat sur ce qui est faisable dans le contexte actuel, le travail des mouvements pédagogiques sont nécessaires. La remise à flot, la refondation de la formation des acteurs de l’Éducation, la (re)création d’un Institut national de recherche en Éducation ne le sont pas moins. Formation et Recherche autonomes d’un point de vue institutionnel, indépendantes scientifiquement, fonctionnant en coopération selon des missions d’intérêt national avec des réseaux d’équipes universitaires à la fois décentralisées et coordonnées… et dotées des moyens nécessaires, pérennes. Un double levier institutionnel indispensable à une démocratisation effective du système éducatif.

Hélène Romian
Chercheure (retraitée) à l’ex INRP

Bibliographie

Voir l’ouvrage collectif publié par l’Institut de la FSU : Romian H. (dir), Pour une culture commune, de la maternelle à l’université, Hachette Education, 2000.