Éduquer à l'anthropocène,  Jean-Marie Le Boiteux,  Numéro 27

Bien manger dans un cadre de vie préservé. Reportage à Mouans-Sartoux

C’est dans l’effervescence des préparatifs du 36ème festival du livre de Mouans-Sartoux que j’arrive dans cette ville de l’arrière-pays Cannois, connue pour son dynamisme et son engagement culturel, social et écologique. Je suis venu pour comprendre la genèse, l’évolution et les perspectives de son projet communal d’éducation citoyenne à une alimentation saine et respectueuse de l’environnement.

Le choix d’une alimentation 100 % bio dans les cantines

Pour Gilles Pérole, adjoint au maire à l’Enfance, à l’Éducation et à l’Alimentation, le déclic a eu lieu au sein du Conseil Municipal en 1998 où la crise de la vache folle a fait prendre conscience qu’en nourrissant des herbivores avec de la farine animale, on était entré dans un monde qui « marchait sur la tête ». Plutôt que de bannir totalement la viande bovine dans les cantines scolaires, comme l’ont fait nombre de communes, Mouans-Sartoux, sous l’impulsion de son maire à l’époque, André Aschiéri[1]André Aschieri (1937-2021) a été maire (Les Verts) de Mouans-Sartoux de 1974 à 2015. Il a été Député des Alpes-Maritimes et Conseiller Régional de PACA. Il est le créateur de l’Agence française de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail (AFSSET). C’est son fils Pierre qui est aujourd’hui maire de Mouans-Sartoux., fait alors le choix de n’approvisionner ses 3 cantines d’écoles primaires qu’avec de la viande bovine issue de l’agriculture biologique. Anecdotique au départ, cette décision a cheminé dans les esprits et entraîné mécaniquement une augmentation constante de la part du bio dans le repas des élèves de primaire, jusqu’à atteindre 100 % en 2012[2]Pour comparaison, le Grenelle de l’Environnement a fixé, en 2008, à 20 % la part du bio dans la restauration scolaire..

Gilles Pérole balaye d’un revers de main ma question « comment la commune ou les familles en ont assumé le surcoût. » : « Le prix de revient du repas n’a non seulement pas augmenté, mais il a même diminué : Entre 2008 et 2012 la part du bio est passée de 25 % à 100 %. Dans le même temps le coût des aliments est passé de 1,92€ à 1,86€ par repas ». Comment est-ce possible ? C’est parce que le passage en bio s’est accompagné d’une réflexion plus globale et la commune a agi sur plusieurs leviers :

  • Une diminution de la part de viande dans les rations (la viande et le poisson représentent un coût largement supérieur à d’autres sources protéiques). Ainsi, les repas végétariens représentent aujourd’hui 50 % des repas servis.
  • Un effort à tous les niveaux, jusqu’à la responsabilisation de l’enfant, pour limiter le gaspillage alimentaire. Par exemple, des rations de tailles différentes sont proposées aux enfants. À eux de choisir celle qu’ils souhaitent prendre, sachant qu’ils peuvent revenir à tout moment pour demander un complément. Autre exemple, lorsque des pommes sont au menu, elles ne sont pas servies entières mais en quartiers.
  • Enfin, la commune a fait le choix de maintenir une cuisine (et le personnel qui va avec) dans chacune des écoles, au lieu de faire une cuisine centrale. Cela permet de cuisiner par exemple des frites ou une omelette en direct, en s’adaptant donc au plus juste à la demande du jour.

La lutte contre le gaspillage a permis d’économiser 20cts par repas, les restes alimentaires passant de 140g/repas à 25g en 5 ans. J’ai pu observer, de visu, l’efficacité de ces mesures lors du repas partagé avec les 300 élèves de l’école l’Orée du Bois, auquel j’ai été convié pour conclure ma visite. J’y ai vu la macédoine de légume en entrée disposée dans des ramequins de 3 tailles différentes ou la cuisinière apporter dans sa poêle l’omelette et, lors du retour des plateaux par les enfants, j’ai pu constater qu’ils étaient vides !

Par contre, si l’objectif de 100 % bio a bien été atteint, le bilan est un peu moins bon pour la question d’une production locale. En effet, malgré la production de fruits et légumes directement sur place, grâce à la régie municipale agricole, l’approvisionnement en viande, poisson, œufs ou produits laitiers vient de l’extérieur. L’autosuffisance du département des Alpes-Maritimes en produits agricoles s’élevant à peine à 1 % (en particulier en ce qui concerne l’élevage), ces produits proviennent forcément de beaucoup plus loin. C’est une des pistes d’amélioration en cours de réflexion.

Une régie agricole municipale

Quand, en 2005, un domaine de quatre hectares avec bâtiments est mis en vente dans cette zone à forte emprise touristique et est convoité par un gros promoteur immobiliser, la commune décide d’user de son droit de préemption pour s’en porter acquéreuse. Cela s’inscrit dans sa volonté de résister à la pression foncière à visée touristique et de développer les espaces agricoles[3]En octobre 2012, les surfaces agricoles de la commune ont triplé, passant de 40 à 112 hectares. sur la commune pour préserver le cadre de vie. Traînée devant les tribunaux, elle a néanmoins gain de cause en justifiant cette acquisition par un projet environnemental. Dès 2008, la commune décide de recruter du personnel pour mettre en culture ces quatre hectares, afin de produire, en agriculture biologique, la majorité des légumes et quelques fruits pour alimenter ses cantines. Et en 2012 le Conseil Municipal modifie le plan local d’urbanisme pour classer ce domaine en terres agricoles. Le domaine de la Haute-Combe, qui s’est depuis agrandi de deux ha, emploie aujourd’hui trois salariés (dont deux fonctionnaires territoriaux) et produit 85 % des légumes consommés par les crèches, maternelles et écoles primaires.

En 2019, intriguée par les interrogations répétées des élèves arrivant des écoles primaires de Mouans-Sartoux ou de leurs parents, sur l’origine (bio ou non, locale ou non) des produits servis à la cantine, la Principale du collège a découvert le fonctionnement des cantines communales et l’existence de la régie municipale agricole. Elle convainc alors le Conseil d’Administration de convertir la cantine en 100% bio tout en restant dans l’enveloppe de financement que le département alloue au collège.

Pour optimiser les récoltes et absorber les surplus de production (notamment pendant les vacances scolaires), la commune a investi dans une unité de surgélation, qui permet de diversifier l’alimentation aux périodes de faible production. Enfin l’excès de production est livré à l’« épicerie du square[4]La dénomination de cette épicerie et sa localisation en centre-ville sont des décisions délibérées du CCAS pour contrer la stigmatisation et la culpabilisation dont souffrent souvent les bénéficiaires de l’aide alimentaire. », épicerie sociale gérée par le CCAS (Comité Communal d’Action Sociale) et qui distribue l’aide alimentaire. Cette « épicerie » mène également un certain nombre d’actions éducatives, notamment sur deux thématiques : la cuisine et la gestion du budget, ainsi qu’un accompagnement social des publics qu’elle accueille.

2016 : création de la MEAD pour animer un projet alimentaire territorial (PAT)

Soucieuse de faire connaître et reconnaître son expérience, la commune de Mouans-Sartoux obtient, en 2016 sa labellisation PAT[5]La reconnaissance des projets alimentaires territoriaux s’inscrit dans les objectifs de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13/10/2014. Elle permet d’identifier et recenser les démarches de PAT mises en œuvre dans les territoires et d’en assurer la visibilité au niveau national et régional. (Programme Alimentaire Territorial). Pour mettre en œuvre cette démarche, elle décide, alors que cela ne constitue pas une de ses compétences, de créer un service municipal dédié, qu’elle intitule « Maison d’Éducation à l’Alimentation Durable (MEAD)). C’est Thibaud Lalanne, coordinateur de la MEAD, qui m’en décrit ses objectifs et son fonctionnement. La MEAD, c’est aujourd’hui une équipe permanente de huit agents, l’un financé par le budget municipal, les autres sur la base d’appels à projet. Elle sert aussi de support de stage à des étudiant·es d’écoles d’ingénieur·es. Son activité s’articule autour de cinq pôles :

  • Un pôle Agriculture, qui organise le soutien et le développement de l’agriculture biologique sur le territoire de la commune à partir d’espaces tests et de procédures d’aide à l’installation des porteurs de projets candidats.
  • Un pôle Activité économique, qui accompagne le développement économique local autour de l’alimentation durable, à travers l’implantation de divers commerces, du tourisme durable ou d’une démarche d’alimentation durable dans les entreprises implantées dans la commune.
  • Un pôle Sensibilisation et éducation qui organise des activités (jardinage, cuisine, écogestes …) destinées à toutes les catégories de publics de la commune (familles, élèves, seniors, publics précaires …) et toutes sortes de manifestations. Comme, par exemple, le projet « Le citoyen nourrit la ville » qui a développé des jardins partagés sur dix lieux publics délaissés, choisis après un recensement participatif par les habitants, réalisé au printemps 2021. Les citoyen·nes qui les cultivent peuvent ainsi profiter de leur propre production, dont elles se sont engagé·es à reverser une part à l’épicerie solidaire.
  • Une Recherche action, qui travaille à l’évaluation des impacts sur l’environnement et la santé des actions de la MEAD. Ont ainsi été étudiées l’évolution des habitudes alimentaires, des pratiques en termes de mobilité, la réduction des déchets ou du bilan carbone. Dans une enquête menée cette année par exemple sur 214 familles, représentatives de la population, 75 % ont indiqué avoir modifié leurs habitudes alimentaires, 40 % ont augmenté leur consommation de légumineuses, de fruits et légumes, fruits à coques et de cuisiné maison. Ainsi leur production de gaz à effet de serre liée à l’alimentation a été de 1,7 teq CO2 par an contre 2,35 en moyenne en France.
  • Un pôle Dissémination, essaimage du PAT. C’est dans ce cadre qu’a été mis en place un diplôme universitaire, en lien avec l’Université Côte d’Azur, destiné à la formation ou à la reconversion des cadres des collectivités territoriales.

C’est aussi dans cet objectif que la municipalité de Mouans-Sartoux a été signataire du Pacte de Milan[6]Lancé lors de l’Exposition universelle de 2015 à Milan, ce pacte initialement signé par 45 villes, a depuis rallié plus de 200 édiles autour de trois engagements principaux : préserver les terres agricoles, favoriser les circuits de proximité et ne pas gaspiller l’alimentation. et a été couronnée d’une mention spéciale de la cérémonie des “Milan Pact Awards 2022” à Rio de Janeiro, quelques jours après ma visite.

Pour conclure cette visite, je laisse le mot de la fin à Gilles Pérole, qui ambitionne que les initiatives de villes comme Mouans-Sartoux puissent servir d’aiguillon à une vraie politique au niveau national (voire plus) : « La transition alimentaire doit être déployée à tous les niveaux, par toutes les collectivités, qu’elles soient rurales ou urbaines, grandes ou petites. Ce n’est pas une question d’échelle mais d’engagement politique. Avec ses cantines scolaires 100% bio, sa ferme municipale, un service municipal dédié, Mouans-Sartoux s’est très tôt positionnée comme un laboratoire d’innovation des politiques alimentaires locales. Notre ville est aujourd’hui reconnue pour son effort à partager son savoir-faire avec de nombreux autres territoires. Parce que nous croyons que les villes sont les moteurs de la transition vers des systèmes alimentaires durables, soyons ambitieux et continuons à construire un mouvement fort de villes engagées pour la souveraineté et la démocratie alimentaires ! »

Jean-Marie Le Boiteux
Professeur de Biologie/Écologie dans l’enseignement agricole public
Membre de l’Institut de Recherches de la FSU (chantier Écologie et Justice Sociale).

Notes[+]