Chloé Alexandre,  Éduquer à l'anthropocène,  Numéro 27

Peut-on parler de génération climat ?
Quatre questions à Chloé Alexandre

Chloé Alexandre est doctorante en science politique à Sciences Po Grenoble – Université Grenoble Alpes et chercheure au laboratoire PACTE. Elle a codirigé une enquête en 2019-2020 sur le mouvement climat en France.

Depuis l’appel de Greta Thunberg et les marches des jeunes pour le climat qui ont suivi, on entend beaucoup parler de la « génération climat ». Au-delà du slogan, à quelle réalité renvoie cette expression ?

La période atteste clairement d’une inquiétude et d’un intérêt croissant vis-à-vis des questions climatiques et environnementales. La mobilisation pour l’écologie n’est pas nouvelle, mais l’ampleur est inédite depuis quelques années. Par le passé il s’agissait de convaincre de la pertinence de cette cause, aujourd’hui c’est une question d’urgence. On l’observe à travers l’engouement pour les « Marches climat », mais aussi plus largement lorsque l’on sonde l’opinion, y compris quand l’agenda médiatique et politique est occupé par d’autres sujets. Le climato-scepticisme[1]Soit la remise en cause de l’idée selon laquelle le changement climatique est dû à l’activité humaine. est désormais résiduel, sauf à l’extrême droite, et dans les différentes enquêtes, l’environnement est systématiquement cité dans les trois premières priorités des français avec une nette tendance à la hausse dans la dernière décennie[2]Voir par exemple l’enquête condition de vie et aspirations des français du CREDOC..

Parler de « génération climat » renvoie bien sûr à l’idée supplémentaire que cette dynamique est en grande partie portée par des jeunes. Les enquêtes qui se sont intéressées à la composition sociologique des marches climat estiment que la moitié des participants a moins de 35 ans, aussi bien en France qu’à l’étranger[3]Enquête PACTE sur les soutiens au mouvement climat (https://reporterre.net/Tres-jeune-feminin-et-diplome-le-profil-du-mouvement-climat), enquête quantité critique sur les manifestants pour le climat (https://reporterre.net/Qui-manifeste-pour-le-climat-Des-sociologues-repondent), enquête de l’institut Oïbo sur les signataires de l’Affaire du siècle (https://laffairedusiecle.net/etude-signataires-resultats/), enquête « Protest for a future » sur les marches à travers l’Europe coordonnée par Mattias Wahlström pour la Scuela Normale de Florence en Italie., avec une proportion importante de mineurs. Cependant, il importe de ne pas essentialiser cette information, et de ne pas l’interpréter en termes de « fracture générationnelle ». D’abord, il n’y a pas que des jeunes qui se mobilisent même s’ils sont nombreux. On recense des français de tous âges, certains ayant des années d’engagement à leur actif. Leur expérience ainsi que celle des bénévoles et professionnels des ONG et associations qui préexistent au mouvement a d’ailleurs facilité sa structuration rapide.

Ensuite, l’aspect « conflit générationnel » reste limité. Dans l’enquête que j’ai menée avec mes collègues sur les soutiens au mouvement climat, les 15-17 ans sont plus susceptibles que les autres de penser que « les jeunes sont les premières victimes » de la crise écologique (70%), mais la moyenne des répondants se situe à peine 10 points en dessous, donc on observe surtout un accord général avec le constat, peu importe l’âge. De même, l’idée que « les opinions des plus jeunes devraient peser davantage » contre le principe actuel « un homme égal une voix » est plus soutenue par les plus jeunes[4]Jusqu’à 40% d’accord chez les plus jeunes contre 10% chez les plus de 65 ans., mais les écarts restent relatifs et dans l’ensemble cette suggestion ne rencontre pas d’adhésion majoritaire. Enfin, l’enjeu climatique mobilise surtout le segment le plus aisé et éduqué de la jeunesse française. D’ailleurs, hormis l’âge, les soutiens du mouvement climat sont très homogènes sur le plan social, et aussi politique[5]Deux tiers se disent de gauche selon les chiffres convergents du collectif Quantité Critique, du laboratoire PACTE et de l’institut Oïbo, alors que seulement 20% des français en général se disent de gauche pour comparaison. !

L’idée de génération, néanmoins, peut aussi être entendue dans un autre sens. En sociologie politique, on considère que certains évènements sont sources de socialisation politique et peuvent orienter les opinions et les comportements futurs. Pour 40% de soutiens du mouvement climat, et plus encore chez les plus jeunes, les marches ont constitué le premier engagement politique, voire le premier contact avec la vie politique tout court : ce ne sera pas sans effet pour cette cohorte à l’avenir.

Schématiquement, on serait tenté d’opposer les jeunes issus des milieux populaires, moins préoccupés par les enjeux environnementaux, aux jeunes issus des couches moyennes et supérieures. A un niveau plus fin d’analyse, quels autres contrastes observe-t-on ?

On ne peut nier ces marqueurs sociaux, que cela concerne les jeunes ou non. 45% des cadres classent l’environnement dans leur top 3 des priorités politiques, contre 35% des employés et 27% des ouvriers selon les chiffres de la dernière enquête Fractures françaises[6]Enquête Fractures françaises 2022 pour la Fondation Jean Jaurès et le CEVIPOF.. De même, les soutiens du mouvement climat sont composés à 40 ou 50% de cadres ou enfants de cadres alors qu’ils ne représentent que 20% dans la population française. Au statut économique et social, se superpose un autre élément, peut-être plus déterminant encore : le niveau de diplôme. Toujours selon l’enquête Fractures, 47% des Bac+5 placent dans leur top 3 l’environnement, contre 33% des individus qui se sont arrêtés au Bac, et même 26% pour les détenteurs d’un CAP ou BEP. Pareillement, 50 à 60% des soutiens au mouvement climat ont un diplôme universitaire[7]Ou, pour les plus jeunes, des parents diplômés de l’enseignement supérieur. contre seulement 20% de la population française.

Ces fortes surreprésentations des classe moyennes et supérieures et des très éduqués ne sont pas spécifiques à la France et cela a forcément des conséquences sur la manière de construire le problème public autour des questions environnementales. D’abord cela alimente une vision assez manichéenne, entre les « éclairés » qui portent des solutions et les autres. Les soutiens du mouvement climat se distinguent par exemple du reste de la population en accueillant positivement l’idée d’un gouvernement des experts et des scientifiques pour choisir les solutions à mettre en œuvre face à la crise, quitte à ce que cela prenne le pas sur le débat démocratique. Ils semblent aussi penser que si les français étaient mieux éduqués aux enjeux environnementaux, il y aurait rapidement consensus sur les mesures à prendre.

Ensuite, la surreprésentation des diplômés dans le mouvement favorise la technicisation des débats. Ceci tend à cultiver l’entre soi et à déposséder du sujet celles et ceux qui n’en maîtrisent pas les termes, même si du point de vue des valeurs ils pourraient sympathiser à la cause. Les classes populaires et les moins éduqués, qui se sentent souvent moins compétents et légitimes pour intervenir en politique et essayer d’influencer les décisions collectives, se voient confortés dans leurs impressions. À l’inverse les militants diplômés sont bien plus armés pour intervenir dans un débat technique et cela renforce leur sentiment de légitimité.

D’autres spécificités sont intéressantes. La préoccupation pour les enjeux environnementaux est davantage un fait féminin, ce que l’on retrouve chez les leaders et porte-parole connues des organisations environnementales et des marches climat en France et Europe et, plus généralement, parmi les soutiens au mouvement : deux tiers sont des femmes pour ce qui concerne la France. Une autre caractéristique a priori discriminante concerne les trajectoires migratoires. Il n’existe pas de données chiffrées, mais nombre de récits corroborent la faible représentativité des français issus de l’immigration dans ce mouvement[8]https://reporterre.net/Le-mouvement-ecolo-ne-reflete-pas-la-diversite-de-la-population.

En moyenne, les jeunes des classes populaires restent donc bien les plus éloignés de la cause climatique. Comment l’expliquer ?

En plus des effets liés au diplôme, mentionnés précédemment, on peut l’imputer plus largement à une incompréhension mutuelle entre les acteurs impliqués dans la cause climatique qui ont une sociologie bien particulière, et les classes populaires. Écartons de suite l’idée que par essence ces dernières ne s’intéresseraient pas à l’environnement. En revanche, elles ont du mal à s’identifier à la manière dont le problème environnemental est posé, parce que le lien aux inégalités sociales n’est pas au cœur – ou en tout cas de manière insuffisante et encore trop récente. De fait, le prisme principal est celui de la responsabilité humaine dans les transformations de son environnement et des conséquences néfastes pour la nature[9]Voir les récents ouvrages de Alexis Vrignon et celui de Arthur Nazaret., et plus récemment des risques qui en découlent pour les humains eux-mêmes. Identifier parmi la population qui porte le plus de responsabilités dans cette situation, et qui subit le plus les effets des transformations ne fait pas partie du cadrage initial. La rencontre qui s’opère aujourd’hui entre l’écologie politique, et les partis de gauche historiquement productivistes et attachés à la question sociale, permettra sans doute des évolutions mais c’est encore tôt.

Le travail de redéfinition du problème environnemental est aussi ralenti par la sociologie des cadres de ces partis et organisations, qui sont à l’image des militants et des soutiens au mouvement climat : des classes supérieures et diplômés[10]Voir les récents ouvrages de Vanessa Jérôme et celui de Bruno Villialba.. Le fait que le mouvement climat soit aujourd’hui porté par des jeunes issus de ce même milieu social ne risque pas d’accélérer les évolutions. On entend beaucoup le terme « d’éco-anxiété » ces derniers temps qui qualifie l’état d’esprit de ces jeunes qui militent pour la cause environnementale. Pour beaucoup d’entre eux, s’engager est un moyen de canaliser cette anxiété. Mais tous les jeunes peuvent-ils s’identifier à ce cadrage de discours qui tourne autour du « désespoir face à des perspectives d’avenir bouchées[11]Marie Caillaud et al., Dans la tête des éco-anxieux. Une génération face au dérèglement climatique, Étude pour la Fondation Jean Jaurès et le Forum français de la jeunesse, octobre 2022. En ligne : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2022/10/jeunes-eco-anxiete.pdf », notamment quand on appartient à un milieu social qui fait que ses projections personnelles sont déjà potentiellement entravées pour d’autres raisons ?

De manière générale, la plupart des discours qui s’adressent aux « écocitoyens », depuis ceux du gouvernement, jusqu’à ceux des militants écologistes, et qui ont pour but de faire changer les comportements (pour enjoindre à se mobiliser ou à adopter soi-même des comportements « responsables »), s’appuient implicitement sur l’idée que les individus sont libres des carcans sociaux et qu’il ne tient qu’à eux d’agir. Il y a sûrement derrière une volonté sincère de conscientisation écologique, mais dans le même temps cela a des effets contreproductifs[12]Hadrien Malier, No (sociological) excuses for not going green: How do environmental activists make sense of social inequalities and relate to the working class? European Journal of Social Theory, 24(3), 411–430, 2021 ; Jean-Baptiste Comby, La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris : Raisons d’agir. C’est dépolitisant, car on exclut l’aspect structurel et la prise en compte des inégalités sociales et environnementales. Cela contribue aussi aux représentations sociales selon lesquelles les enjeux écologiques seraient l’apanage des plus aisés et des plus diplômés. Ces derniers peuvent se satisfaire de démontrer leur capacité à mettre en œuvre des écogestes, voire de faire des sacrifices personnels, tandis qu’ils ont l’impression que les classes populaires se désintéressent. Inversement, les personnes issues des couches les plus défavorisées ont le sentiment d’être déconsidérées, voire victimes d’injustices, et rencontrent des obstacles pour s’approprier le sujet qui ne colle pas à leur réalité quotidienne formulé ainsi.

Récemment, le mouvement des Gilets Jaunes, dont le déclencheur a été la réaction face à la taxe carbone, et qui s’est déroulé en partie en même temps que les marches pour le climat, est plein d’enseignements sur les rapprochements possibles entre les classes populaires et la cause environnementale. Malgré les appels aux classes populaires de certains leaders du mouvement climat, en articulant la « fin du monde et fin du mois », la convergence n’a pas eu lieu. Si certains manifestants ont participé aux deux et tentent de construire des ponts, ils sont numériquement peu nombreux et cela concerne les individus les plus à gauche et les plus activistes uniquement[13]Chloé Alexandre, Fin du monde, fin du mois, même combat ? Tracer les contours sociopolitiques du profil des militants jaunes et verts à partir d’une enquête quantitative en miroir entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat, Présentation au congrès 2022 de l’AFSP ; voir aussi Yann Le Lann et al., Faut-il soutenir les gilets jaunes ? Le rôle des positions de classe dans le mouvement climat, Écologie & politique n° 62/1, 2021 ainsi que Jean-Yves Dormagen et al., Quand le vert divise le jaune. Comment les clivages sur l’écologie opèrent au sein des Gilets jaunes, dans le même numéro..

Comment éviter la stigmatisation des jeunes issus des milieux populaires ? Par ailleurs, l’éducation apparait comme l’un des principaux instruments disponibles pour sensibiliser les jeunes à la cause climatique. Le risque n’est-il pas, cependant, de tomber dans un discours assez moralisateur et paternaliste ?

Pour limiter la dépossession du débat des classes populaires qui résulte en partie du niveau de diplôme, il est certain que l’école reste un outil indispensable pour fournir tôt, avant que les choix d’orientation ne se fassent, un socle commun de connaissance et de sensibilisation. Cependant, le problème principal se situe moins dans les modes d’accès aux connaissances et à la sensibilisation, que sur le cadrage du message. Il faudrait ainsi travailler à un changement de perspective pour être plus inclusif : en somme arrêter de traiter l’environnement comme un enjeu détaché des perspectives sociales et démocratiques. Selon notre enquête sur les soutiens du mouvement climat, seul un tiers des répondants considère que « les discours écologistes prennent suffisamment en compte la situation des français les plus modestes ».

Quelles seraient les pistes ? Outre des politiques publiques écologiques qui intègrent la dimension sociale, il s’agit surtout de faire évoluer les imaginaires et les représentations sociales pour que l’association entre la cause environnementale et le statut social privilégié s’estompe et que les classes populaires puissent prendre possession de l’enjeu en leurs termes. Pour cela il faut pouvoir rétablir le fait que à ce jour les classes populaires ont le mode de vie le plus compatible avec les objectifs écologistes car il existe une corrélation entre l’empreinte carbone et le niveau de richesse[14]Voir par exemple les travaux de Lucas Chancel.. On peut également souligner que ces mêmes classes populaires sont aussi celles qui subissent le plus leur environnement, qui ont le moins de marge de manœuvre financière et qui risquent le plus de subir la transition. Enfin, il faudrait davantage miser sur les rapports ordinaires à l’écologie plutôt que sur des approches très théoriques, ce qui permettrait de revaloriser des pratiques populaires et les projets de quartiers qui existent déjà, qui allient sobriété économique et écologique et dont on pourrait s’inspirer collectivement pour des politiques publiques à grande échelle[15]Guillaume Faburel et al., L’imaginaire écologique des gilets jaunes. Entre écologie populaire et écologie relationnelle, Écologie & politique, n° 62/1, 2021 ; Jean-Baptiste Comby, Hadrien Malier, Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses, Sociétés contemporaines, 124/4, 2021. Voir aussi les travaux de Léa Billien.

Notes[+]