Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Christian Maroy,  Numéro 20

Preuve

Les autorités éducatives comme certains experts en éducation défendent depuis quelques années des idées nées en Angleterre ou aux États-Unis dans le domaine de la médecine. Pour être plus efficaces, les politiques comme les pratiques pédagogiques des intervenants de terrain devraient être « fondées sur des preuves » ou sur des « données ou résultats probants ».

Cet appel à des « pratiques qui basent la prise de décision ou l’action sur les meilleures preuves scientifiques » (Gouvernement du Québec, 2017) est associé à un discours de la réforme nécessaire de l’école pour améliorer la « réussite de tous les élèves » ou « l’excellence », dans un environnement mondial changeant. La qualité du système éducatif (tout au long de la vie) est en effet considérée comme un atout dans l’économie (du savoir) et un gage de cohésion sociale. L’argumentaire politique met dès lors en avant la nécessité de réformes et de pratiques « qui marchent » car elles seraient fondées sur des connaissances établies.

Un premier enjeu est évidemment de savoir à partir de quelles épistémologies, disciplines, ou méthodologies on définit les connaissances avérées, dans le champ très diversifié et débattu qu’est celui des sciences de l’éducation. Les promoteurs anglo-saxons de l’evidence-based education ne font pas mystère de leur vision hiérarchique des « niveaux de preuves » avec au plus haut les résultats des « méta-analyses » ou « essais comparatifs hasardisés » attestant d’une relation de causalité et au plus bas, les études de cas ou les études descriptives.

Mais il est plus crucial de souligner un paradoxe : alors que l’enjeu politique de l’éducation est perçu comme central et motive une volonté politique de piloter davantage le système pour l’améliorer, la légitimité de l’action publique et des gouvernements est de plus en plus problématique, en particulier dans le domaine éducatif. A mon sens, ce n’est pas tant la recherche de meilleures connaissances scientifiques en éducation, ni la mobilisation de ces connaissances par les politiques qui pose problème que leur usage (un peu désespéré) de « la » science pour se justifier, à défaut de renouveler les bases démocratiques de leur autorité politique.

La tentation est en effet grande pour ces acteurs de réduire les débats scientifiques, d’instrumentaliser les connaissances établies, de clôturer les controverses inachevées ou de prendre parti pour telle ou telle discipline, méthodologie ou courant dans « la science en train de s’élaborer ». Penser par exemple que la source des inégalités éducatives peut réellement être réduite à et compensée par l’action locale des écoles et des enseignants plus « efficaces » car orientée par les savoirs managériaux ou pédagogiques « probants »… Une telle tendance pourrait favoriser une standardisation des pratiques de l’enseignement, sous-tendue par la vision d’une école réduite à un système de production des compétences de chaque élève, un système qui s’offrirait à la maîtrise d’une ingénierie étatique fondée sur un savoir instrumental.

L’alternative est peut-être de conjuguer davantage sciences et démocratie, expertises plurielles et débats professionnels et citoyens. Oui, cherchons les meilleures pratiques ou politiques en mettant en dialogue les travaux des chercheurs dans des forums professionnels ouverts aux usagers. Privilégions des lieux de transfert, débat et traduction des recherches avec les professionnels, citoyens et usagers de l’éducation en veillant à ne pas figer définitivement les connaissances et la réflexion. A cet égard, les leçons et expériences des « assemblées citoyennes délibératives » ou des « conférences de consensus » mériteraient d’être approfondies et développées.

Christian Maroy
UCLouvain et Université de Montréal

Ressource

Saussez, F., & Lessard, C., Entre orthodoxie et pluralisme, les enjeux de l’éducation basée sur la preuve. Revue Française de Pédagogie, 168 (juillet-septembre), 2009, p 111-136.