Marion van Brederode,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

Curriculum et inégalités

Un mouvement historique de diffusion de l’instruction, démarré dès la fin du XIXème siècle, a abouti à une explosion de la fréquentation scolaire, à un allongement important de la scolarité et à une élévation globale du niveau de formation de la population. Cependant, ce mouvement n’a pas réussi à relever le défi de réduire les inégalités de réussite à l’école liées à l’origine sociale des élèves malgré la mise en place, dès 1981 en France, d’une politique d’éducation prioritaire pouvant être considérée comme une réponse du ministère de l’Éducation Nationale (Kherroubi & Rochex, 2004) à l’émergence de l’échec scolaire comme problème social (Isambert-Jamati, 1985).

Cet article vise à expliciter en quoi tenir compte de ce qui fait la spécificité des institutions scolaires, soit la transmission de contenus cognitifs et culturels, peut aider à penser les processus qui conduisent à la production d’inégalités sociales de réussite scolaire, inégalités qui se révèlent de façon exacerbée dans les établissements de l’éducation prioritaire. Il s’agit de s’interroger plus particulièrement sur les processus qui conduisent les établissements de l’éducation prioritaire, mais plus largement tous les types d’établissement, à ne pas réussir à relever le défi de la réduction des inégalités.

Le curriculum, un analyseur privilégié des processus de production des inégalités sociales de réussite scolaire

Le terme de curriculum, issu de recherches anglo-saxonnes, est généralement traduit en français par programme d’études ou plan d’études. Ces traductions ne recouvrent pas l’étendue des significations possibles. Au sens strict, le curriculum correspond à « tout ce qui est censé être enseigné et appris, selon un ordre déterminé de programmation et de progression, dans le cadre d’un cycle d’études donné » (Forquin, 2008, p. 8). On peut alors le nommer curriculum prescrit. Par extension, il est possible de désigner un curriculum réel, c’est-à-dire ce qui est réellement enseigné et pratiqué dans les classes qui est souvent assez éloigné du curriculum prescrit mais aussi du curriculum fréquenté par chaque élève. Enfin, le curriculum caché correspond au contenu latent de la socialisation scolaire c’est-à-dire à un ensemble de dispositions qu’on acquiert de façon diffuse en fréquentant l’école.

“ La mise en place en France d’un curriculum prescrit quasiment uniforme pour tous les élèves jusqu’à la fin du collège ne suffit pas à annuler le rôle qu’il peut jouer dans la production des inégalités, en particulier de façon passive. ”

La notion de curriculum est donc centrée sur les contenus d’enseignement mais elle permet surtout de mettre l’accent sur leur caractère socialement construit. Les contenus d’enseignement ne vont pas de soi. Ils sont le produit de conflits de valeurs et d’enjeux de pouvoir. Une analyse de l’élaboration des programmes de formation des enseignants au Québec montre que les préoccupations et les marges de manœuvre des différentes instances participantes ont conféré à la sociologie de l’éducation une place relativement réduite alors même qu’il paraît indéniable qu’elle pourrait participer au développement d’une pratique réflexive chez les enseignants par exemple sur le problème des inégalités (Lessard & Trottier, 2002). La notion de curriculum permet aussi de montrer que les savoirs scolaires sont le reflet des structures sociales (Bernstein, 2007; Durkheim, 2014). Au travers de la sélection, de l’organisation et de la distribution des contenus d’enseignement, l’éducation exerce un contrôle social et une distribution du pouvoir. Pendant longtemps, certains savoirs n’ont été accessibles qu’à une frange de la population. L’accès à ces savoirs, comme au latin par exemple (Goblot, 2010) jouait comme principe de distinction de la bourgeoisie. La mise en place en France d’un curriculum prescrit quasiment uniforme pour tous les élèves jusqu’à la fin du collège ne suffit pas à annuler le rôle qu’il peut jouer dans la production des inégalités, en particulier de façon passive.

Curriculum prescrit et processus de différenciation passive

La production des inégalités peut être qualifiée de passive lorsqu’en étant indifférente aux différences, l’école tend à exiger de tous les élèves ce qui n’est pas enseigné. Il est présupposé que les élèves puissent effectuer un certain nombre d’activités sans que celles-ci leur aient été désignées ou enseignées (Rochex, 2011). Mais, tous les élèves ne sont pas à même de décrypter ces exigences implicites, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour cela.

“ A curriculum prescrit identique, les types d’écrit et d’opérations cognitives sollicités en éducation prioritaire sont différents. ”

Le curriculum prescrit en tant que construction sociale, est susceptible d’intervenir dans ces processus passifs. En effet, les concepteurs du curriculum prescrit sont nécessairement influencés par les savoirs et les modes d’apprentissage qui sont socialement valorisées au moment de sa production. Ils ont aussi en tête une figure de l’apprenant idéal qui est socialement située (Bonnéry, 2011). Ces éléments s’inscrivent dans les programmes officiels mais aussi dans les manuels qui sont les principaux objets à partir desquels les enseignants vont élaborer leur enseignement. Une analyse des programmes et de manuels de Sciences de la Vie et de la Terre (SVT) de 6ème depuis 1958 a permis de mettre au jour des évolutions dans ces trois directions (van Brederode, 2020). L’élève ciblé par les programmes est dorénavant un élève autonome et curieux avant même de fréquenter l’école. Alors que dans les manuels et les programmes des années 1960 et 1970, il est indiqué que la curiosité des élèves sera développée, dans les manuels plus récents, la curiosité apparaît comme un prérequis. En 2005, dans l’introduction du manuel des éditions Bréal, on peut lire « Curiosité et rigueur te seront nécessaires pour découvrir et comprendre tout ce que recèle ton environnement ». En ce qui concerne les savoirs et les modalités de leurs apprentissages, l’analyse des programmes et des manuels permet de faire apparaître que, dans les années 1960, les élèves de 6ème doivent mémoriser les structures des plantes à fleurs et savoir les reconnaître sur d’autres exemples de fleurs alors qu’en 2009, les élèves doivent, en s’appuyant sur une série de documents caractérisés par une hétérogénéité sémiotique et une hétérogénéité discursive, produire un texte mettant en avant la double nécessité de pollinisation et de fécondation permettant la reproduction des plantes à fleurs. Ainsi, les conceptions socialement situées de la définition de l’apprenant, des savoirs et des façons de les apprendre inscrites dans les objets dans lesquels le curriculum prescrit s’inscrit, et que les enseignants utilisent au moment où ils élaborent leur enseignement, risquent de leur rendre invisible qu’ils sollicitent peut-être chez leurs élèves des dispositions, des activités qu’ils n’ont pas participé à développer.

Curriculum réel et processus de différenciation active

La production des inégalités peut être qualifiée d’active, lorsqu’à leur insu, les enseignants mettent en œuvre des modes de faire différenciés selon les caractéristiques supposées ou réelles des élèves et les conduisent à fréquenter des univers de savoirs inégalement productifs en termes d’activité intellectuelle et d’apprentissage potentiels (Rochex, 2011). Ce type de différenciation peut apparaître, au sein d’une même classe, mais aussi en fonction du contexte d’enseignement. La différenciation peut porter sur les contenus et/ou les modalités pédagogiques en fonction de la composition sociale des classes (Anyon, 1997; Isambert-Jamati, 1990). La production d’inégalités n’est possible qu’au prix d’une réitération et donc d’un cumul des adaptations qui ont pu être observées de façon ponctuelle dans différentes recherches. Les élèves sont-ils plus fréquemment confrontés à des adaptations curriculaires offrant des possibilités réduites de généraliser, d’opérer les sauts cognitifs permettant de décontextualiser puis de recontextualiser en contexte d’éducation prioritaire ? Une étude quantitative comparant les traces laissées par le curriculum réel dans les cahiers d’élèves de 6ème en SVT dans des établissements aux contextes sociaux très contrastés produit des résultats statistiquement significatifs qui vont dans le sens d’une réponse positive à cette question. A curriculum prescrit identique, les types d’écrit et d’opérations cognitives sollicités en éducation prioritaire sont différents. Il est ainsi plus souvent demandé aux élèves scolarisés en éducation prioritaire de compléter des écrits par un mot ou par une phrase que de produire un texte explicatif ou argumentatif. En outre, les textes de savoirs auxquels les élèves ont accès dans leurs cahiers offrent une saisie différentielle des raisons qui les fondent. Par exemple, lors de l’étude des comportements des animaux pendant l’hiver, hibernation ou migration sont plus souvent simplement désignés en éducation prioritaire alors qu’hors éducation prioritaire, le lien entre les comportements et la disponibilité en nourriture dans le milieu limitée pendant l’hiver est plus souvent explicité offrant une plus grande possibilité de montée en généricité (van Brederode, 2019).

Conclusion

Le système éducatif français ne parvient pas, malgré des réformes nombreuses, à réduire drastiquement le poids de l’origine sociale sur les destins scolaires. Or, tous les jours, les élèves scolarisés en éducation prioritaire côtoient des enseignants qui font généralement montre d’un engagement important pour essayer de faire en sorte que leurs élèves apprennent. Mais ils sont pris en étau entre un curriculum prescrit pensé pour un élève idéal très différent de ceux qu’ils ont en face d’eux et des contraintes situationnelles ce qui les conduit à mettre en œuvre, à leur insu, un curriculum réel aux potentialités d’apprentissage généralement moins rentables scolairement. Pour repenser les politiques d’éducation prioritaire il semble indispensable ne pas mettre de côté dans la réflexion les contenus d’enseignement et plus largement la construction des curricula.

Marion van Brederode
Chargée d’enseignement IUFE
Post-doctorante FPSE
Université de Genève

Bibliographie

Bernstein, B. (2007). Pédagogie, contrôle symbolique et identité : Théorie, recherche, critique. Presses de l’Université Laval.

Bonnéry, S. (2011). Les définitions sociales de l’apprenant : Approche sociologique, interrogations didactiques. Recherches en didactiques, N° 12(2), 65 84.

Durkheim, É. (2014). L’évolution pédagogique en France. Presses universitaires de France.

Forquin, J.-C. (2008). Sociologie du curriculum. Presses universitaires de Rennes.

Goblot, E. (2010). La barrière et le niveau : Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne. Presses universitaires de France.

Isambert-Jamati, V. (1985). Quelques rappels de l’émergence de l’échec scolaire comme « problème social » dans les milieux pédagogiques français. In L’echec scolaire : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques (CNRS, p. 155 163).

Isambert-Jamati, V. (1990). Les savoirs scolaires : Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes. L’Harmattan.

Kherroubi, M., & Rochex, J.-Y. (2004). La recherche en éducation et les ZEP en France. 2. Apprentissages et exercice professionnel en ZEP : Résultats, analyses, interprétations. Revue française de pédagogie, 146(1), 115 190.

Lessard, C., & Trottier, C. (2002). La place de l’enseignement de la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants au Québec : Étude de cas inspirée d’une sociologie du curriculum. Education et sociétés, I(9), 53 71.

Rochex, J.-Y. (2011). Au cœur de la classe, contrats didactiques différentiels et production d’inégalités. In J.-Y. Rochex & J. Crinon, La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement (p. 111 130). Presses universitaires de Rennes.

van Brederode, M. (2019). Les textes de savoirs dans les cahiers de SVT des élèves de 6e. Problématisation et inégalités. Recherches en didactiques, N°28(2), 89.

van Brederode, M. (2020, à paraître). Évolutions de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner en classe de 6ème depuis 1958 et inégalités d’apprentissage potentielles. Recherches en didactiques des sciences et des technologies, n°21.