Christine Passerieux,  Numéro 19

« L’urgence d’élaborer davantage »

Le titre de cet article est extrait d’une interview donnée par Lucien Sève à l’Humanité, en 2018[1]« Tout va très mal, soyez optimistes », Entretien avec Lucien Sève, L’Humanité, 2018. URL : https://www.youtube.com/watch?v=jW8Hk6he3nk, à peine deux ans avant son décès le 23 mars dernier.

La troisième vie de Lucien Sève vient d’être brutalement interrompue par le coronavirus. Cet immense philosophe n’a cessé de conjuguer rigueur intellectuelle, insolence politique, attention sans faille aux autres, passion pour la « dispute » intellectuelle, empêchant de penser en rond toutes celles et ceux qui l’ont rencontré ou ont fréquenté son œuvre.

Notre revue est de ceux-là, dont il saluait l’existence et à laquelle il a contribué sans hésiter. Car comment ne pas le solliciter alors que notre projet s’inscrit dans la filiation de cette révolution intellectuelle et politique qu’il a initiée en 1964, dans l’Ecole et la Nation, revue du Parti Communiste Français, en écrivant que les dons n’existent pas. Courte phrase, si simple, dont on ne mesure toujours qu’insuffisamment la portée. Comme un pavé dans la mare d’une idéologie dominante, y compris parmi ses amis et camarades, pour laquelle cette assertion n’était que pure folie, scandale et grand danger pour l’ordre établi. Les dons écrit-il « sont une croyance d’essence réactionnaire » qui ont pour fonction politique essentielle l’instauration d’une société hiérarchisée, inégalitaire.

Lors d’un entretien avec Antoine Spire[2]« L’œuvre de Lucien Sève, Marxisme et sciences psychiques », avec aussi Annick Weil-Barais, Gérard Vergnaud et Jean-Yves Rochex, Tambour Battant, Demain TV, 2015. URL : https://www.antoinespire.com/Marxisme-et-sciences-psychiques-2015-Lucien-SEVE-Annick-WEIL-BARAIS-Gerard-VERGNAUD-Jean-Yves-ROCHEX, Lucien Sève explique qu’une des découvertes majeures pour lui dans ses premières lectures de Marx, est cette phrase du Capital, très souvent interprétée à l’inverse de ce qu’elle voulait signifier : « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Et c’est la recherche acharnée, et fort argumentée de ce qui fait entrave au libre développement de l’individu et donc de la société qui va mener sa réflexion et pour lui cet échec est « le résultat social cherché »[3]« Les dons n’existent pas », L’École et la Nation, Numéro spécial, 1964, p. 8.

Ces dons, c’est ce que tout le monde croit encore et toujours observer, constater, qui relève du langage ordinaire : tout le monde ne peut avoir l’oreille musicale ni la bosse des maths… Quelque chose de têtu, qui se refuse à tout raisonnement, jusqu’au racisme (les noirs dansent bien) et à ce racisme de classe selon lequel les enfants des banlieues populaires seraient naturellement destinés aux métiers manuels et les classes populaires incapables d’accéder aux choses intellectuelles. Pour Lucien Sève « la théorie de l’inégalité des dons intellectuels n’est rien d’autre qu’une fable répandue par les idéologies des classes dominantes pour masquer la réalité de l’inégalité des classes ».

« De quelque façon qu’on retourne la question, on sera bien obligé de convenir que l’intelligence est une certaine manière ‘de faire quelque chose’, d’effectuer certaines tâches, de résoudre certains problèmes. En d’autres termes, qu’on y songe, cela n’a absolument aucun sens de concevoir l’intelligence comme une ‘faculté’ en soi, qui existerait quelque part dans l’individu en quantité et en qualité déterminées, indépendamment des acte dans lesquels elle se manifeste. L’intelligence, c’est un aspect de l’activité de l’homme, de sorte qu’elle ne peut être conçue comme une chose, une substance, une faculté, mais comme « un rapport – un rapport entre l’individu et son monde social »[4]Ibid, p. 7.

« Le point capital est donc ceci : nos capacités supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis d’histoire hors de nous que nous avons à nous approprier »[5]« Destins scolaires, sciences du cerveau et néolibéralisme », Carnets Rouges n° 5, Décembre 2015.

Aucune preuve scientifique n’a été fournie d’une intelligence préformée dans le cerveau. Si le cerveau est l’organe de la pensée il n’en est pas la source, écrit Lucien Sève et depuis cet écrit les travaux récents sur la plasticité du cerveau confirment l’inanité de la croyance en les dons, de ce parti-pris idéologique et permettent d’en mieux identifier leur instrumentalisation à des fins politiques. Ce qui n’empêche que font désormais florès d’autres termes (goûts, intérêts ou encore talents), chers aussi bien au ministre de l’éducation nationale actuel, qui se réclame haut et fort de LA science, qu’aux grands innovateurs recyclés (Montessori) ou autoproclamés (Alvarez) … et bien d’autres pour véhiculer la même idéologie inégalitaire. « Qui sont les dindons de cette farce sinon d’abord les masses populaires, principales et éternelles victimes de l’inégalité des classes en matière scolaire comme en toute matière »[6]« Les dons n’existent pas », L’École et la Nation, Numéro spécial, 1964, p. 3.

Lucien Sève dénonce une naturalisation du développement qui produit « le gâchis immense des virtualités humaines », où « la privation des droits à un plein épanouissement de l’intelligence pour des millions d’individus constitue l’un des crimes les plus odieux du capitalisme »[7]Ibid, p. 3, où le pseudo-constat de prétendus manques devient « explication puis condamnation ». Or écrit-il « c’est la misère, l’oppression, l’inculture qui uniformisent alors que le bien-être, la liberté, la culture diversifient »[8]Ibid, p. 10.

Les quelques lignes qui précèdent n’ont d’autre prétention que de partager quelques pépites qui, depuis des années et particulièrement dans le contexte, actuel sont une formidable invitation à penser et ne peuvent que provoquer le désir, de vie, de lutte, de travail intellectuel.

Carnets Rouges continuera à mettre en partage cette pensée vivante, en mouvement. Pour que l’émancipation individuelle et collective ne reste pas lettre morte, confinée dans du prêt à penser, et afin que « nous soyons plus nombreux à nous y mettre»[9]« Tout va très mal, soyez optimistes », Entretien avec Lucien Sève, L’Humanité, 2018. URL : https://www.youtube.com/watch?v=jW8Hk6he3nk.

Merci Monsieur Sève.

Notes[+]