Corps, éducation et société,  Numéro 15,  Paul Devin

Vouloir raisonner l’inclusion scolaire des élèves handicapés

Une conception dogmatique de l’inclusion scolaire des élèves handicapés se heurte aux difficultés majeures de sa mise en œuvre. Enseignants et élèves se retrouvent parfois au cœur de situations complexes, fortement éprouvantes, sans que puissent apparaître avec certitude leurs vertus éducatives pour l’enfant inclus.

Bien des discours tenus sur l’inclusion scolaire des élèves handicapés affirment qu’elle doit être pensée comme un droit absolu. L’école inclusive ne devrait connaître aucune limite, considérant qu’il s’agit désormais de scolariser en milieu ordinaire tous les enfants, quelles que soient leurs difficultés. Le principe fondamental de l’école inclusive est que l’école ordinaire doit accueillir, de façon aussi ordinaire que possible, tous les jeunes en s’adaptant aux besoins de chacun[1]Serge THOMAZET, L’intégration a des limites, pas l’école inclusive ! Revue des sciences de l’éducation, 2008, 34(1), p.123–139. L’existence de parcours spécifiques, au sein de structures ou de dispositifs spécialisés, relèverait d’une mise à l’écart considérée comme arbitraire et discriminante[2]Charles GARDOU, Rendre effectif le droit de tous à l’École : interrogations et propositions. Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, 2009, n°44. p. 7-83.. Il n’y aurait, dès lors, pas de possibilité d’interroger la réalité des effets réels de cet impératif moral d’un droit inconditionnel à l’inclusion sans être considéré comme voulant en réduire les principes égalitaires. Seule une coupable démagogie permettrait l’expression de limites alors qu’une attitude responsable rappellerait aux enseignants l’obligation éthique d’une école capable d’accueillir sans distinction aucune.

Comprendre la nature des difficultés de l’inclusion

Les difficultés de l’inclusion proviendraient-elles d’une réticence des enseignants ?

Pour ce qui est de la détermination à inclure, aucune étude n’a montré que les enseignants feraient preuve d’une réticence, voire d’une résistance particulière, d’une volonté ségrégative qui les conduiraient à mépriser les capacités d’enfants du seul fait de leur handicap. Sans doute les enseignants sont-ils parfois victimes de préjugés mais pas plus spécifiquement que leurs contemporains. Bien au contraire, la progression numérique du nombre d’enfants handicapés scolarisés en école ordinaire devrait suffire à témoigner de la volonté inclusive quotidienne des enseignants d’autant que pour l’immense majorité des élèves concernés, la scolarité se déroule sans problème majeur. D’ailleurs, c’est parfois chez des enseignants particulièrement convaincus de la nécessité de développer l’inclusion que les difficultés viennent mettre à l’épreuve cette conviction, témoignant qu’elles ne peuvent être corrélées à l’hypothèse d’une réticence a priori.

“ Il n’y aurait, dès lors, pas de possibilité d’interroger la réalité des effets réels de cet impératif moral d’un droit inconditionnel à l’inclusion sans être considéré comme voulant en réduire les principes égalitaires. ”

Quant au développement des compétences d’adaptation pédagogique des enseignants, c’est le manque d’ambition de l’offre qui réduit le volume de formation et d’accompagnement et non un refus ou un désintérêt qui pourrait accréditer l’hypothèse d’une résistance. Là encore, nulle étude n’a établi de relation monocausale entre la difficulté à scolariser un enfant handicapé et les choix pédagogiques ou didactiques de son enseignant. Et nous nous garderons de toute tentation d’instrumentaliser la scolarisation d’enfants handicapés dans une stratégie destinée à prôner un modèle pédagogique quel qu’il soit.

L’écoute des témoignages enseignants livre bien autre chose que la simpliste vision des effets de leur médiocre motivation ou de leur insuffisante compétence. Non, ce qu’ils livrent est particulièrement inquiétant à bien des points de vue et nous conduit à défendre la nécessité de raisonner l’inclusion, y compris en interrogeant la question de ses limites.

L’inquiétude vient, tout d’abord, de l’observation des effets possibles de l’inclusion sur les conditions de l’exercice professionnel des enseignants. Ce qu’ils décrivent pour certaines inclusions, et dont peuvent témoigner ceux qui les accompagnent, relève d’une dégradation de leurs conditions de travail capable de mettre en péril leur santé physique et mentale. Faudrait-il, au nom de l’intérêt suprême de l’enfant considérer comme négligeable la réalité psychosociale d’une souffrance au travail des adultes et de ses conséquences ? Quelle serait la nature d’un projet social qui défendrait le droit à l’éducation des uns aux dépens du droit à la santé des autres et renouerait ainsi avec une conception charitable fondée sur le sacrifice ?

Mais les inquiétudes ne concernent pas le seul fonctionnaire. C’est la question des effets de l’inclusion sur l’élève lui-même qui mérite d’être interrogée objectivement sans qu’on vienne les masquer par l’énoncé d’une idéalité de l’inclusion. Car pourrait-on justifier l’inclusion systématique si nous constations que certains élèves sont mieux à même de développer des compétences sociales et culturelles dans un autre contexte que celui de la classe ordinaire ? Pourrions-nous devenir de tels idéologues de l’inclusion que nous pourrions décréter ses vertus intrinsèques sans même vouloir en vérifier l’effectivité dans le parcours scolaire singulier d’un enfant ou d’un autre ?
Que signifierait la revendication égalitaire d’une inclusion qui s’avérerait moins capable de garantir l’accès à l’autonomie sociale qu’une prise en charge spécialisée ? Il ne serait pas raisonnable de renoncer à la pluridisciplinarité des prises en charge quand elles permettent de conjoindre l’éducation et le soin. Les politiques de désinstitutionalisation engagées par les Agences régionales de santé, celles par exemple qui posent comme modèle unique celui de dispositifs intégrés, usent largement des opportunités du discours inclusif pour contribuer aux volontés politiques de réduction de la dépense publique.

Enfin, les inquiétudes sont aussi celles qui concernent l’ensemble des élèves de la classe quand le comportement de l’enfant handicapé vient en perturber gravement le fonctionnement, y compris par des violences qui peuvent être relativisées par l’analyse adulte mais n’en restent pas moins éprouvantes, voire anxiogènes, pour les élèves les plus jeunes. Là encore présumer qu’on construit des vertus de tolérance par la seule coexistence relève d’une illusion.

Défendre l’inclusion raisonnée

En juin 2015[3]Paul DEVIN, Pour une inclusion raisonnée, Psychologie et Éducation, 2015-12, juin 2015, p.103-106 puis en décembre 2016[4]Paul DEVIN, Pour une inclusion raisonnée, Revue du CERFOP n°31, décembre 2016, deux articles tentaient d’alerter des effets d’une imposition dogmatique d’une conception de l’inclusion qui refuserait d’examiner la réalité de ses effets. Sans renoncer à la volonté ambitieuse d’une école inclusive telle que l’avait réaffirmée la loi du 8 juillet 2013, il s’agissait de rappeler que, si le code de l’éducation veillait à l’inclusion pour tous les enfants, la loi continuait de prévoir des modalités alternatives à la scolarisation en classe ordinaire. Elle en donnait explicitement le motif : des besoins nécessitant une formation au sein de dispositifs adaptés5. Bien évidemment ce n’est ni la volonté de l’enseignant, ni les moyens de l’institution qui constituent la motivation de ces orientations mais l’évaluation objective et rationnelle des besoins particuliers de l’enfant. Quel paradoxe en effet que de prôner l’adaptation à des besoins singuliers tout en affirmant un modèle unique de scolarisation !

“ Quel paradoxe en effet que de prôner l’adaptation à des besoins singuliers tout en affirmant un modèle unique de scolarisation ! ”

L’alerte portée par ces textes en relayait bien d’autres qui, tout au long de l’évolution des conceptions de la scolarisation des élèves handicapés, avaient souligné les incohérences que pouvaient engendrer des positions idéologiques peu soucieuses de la réalité de leurs effets sur les élèves eux-mêmes. Le 3 février 2005, dans une tribune du Monde, un inspecteur de l’Éducation nationale, Jean-Marc Louis, alertait des effets stigmatisant d’une intégration poursuivie alors que l’enfant ou l’adolescent n’est plus en mesure de tirer profit des objectifs de l’école, ni de répondre à ses exigences malgré son projet individualisé, dès lors que les aides n’arrivent plus à compenser les désavantages liés à son handicap qui alors le mettent en grande difficulté, voire en souffrance[5]Le Monde, 3/02/2005. Jean-Marie Gillig[6]Jean-Marie GILLIG, L’illusion inclusive ou le paradigme artificiel, La nouvelle revue de l’adaptation et de l’intégration scolaire, 2006, n°36, pp.119-126 — Jean-Marie GILLIG, Où va la nouvelle politique de scolarisation des enfants et adolescents handicapés ? , La nouvelle revue de l’adaptation et de l’intégration scolaire, 2007, n°39, p.131, qui fut un fervent défenseur de l’intégration, s’inquiéta des évolutions vers les illusions de l’inclusion posée comme une condition suffisante d’une garantie égalitaire. A constater la fragilité de l’élaboration conceptuelle d’une pédagogie inclusive, Gillig remarquait qu’elle apparaissait davantage comme une construction composite multipliant les emprunts que comme un véritable concept nouveau. Il fustigeait aussi l’excès avec lequel les discours cherchaient à pousser le dogme de l’inclusion vers ses exigences les plus excessives : il citait Felicity Amstrong qui affirmait que la présence d’auxiliaires de vie était potentiellement dangereuse et qu’il lui fallait préférer que cet accompagnement soit assuré par l’ensemble des élèves[7]Felicity AMSTRONG, Intégration ou inclusion ? L’évolution de l’éducation spéciale en Angleterre. Une étude de cas, Revue française de pédagogie, n° 134, 2001, p. 90. Si une telle affirmation n’est pas reprise comme telle par notre institution scolaire, elle fonde néanmoins en creux le postulat qui permet parfois de demander à un enseignant d’accueillir un élève sans AVS malgré une notification la définissant comme une compensation nécessaire.

Le paradoxe fondamental est que l’exigence croissante des discours qui veulent fonder l’inclusion sur un principe absolu ne s’assortit généralement pas d’une exigence analogue dans la définition des moyens qui en permettraient la mise en œuvre. La formation des enseignants affirmée comme une nécessité reste des plus réduites et se confond parfois avec la répétition d’une injonction inclusive au mépris du développement de véritables compétences d’analyse des besoins et d’adaptation pédagogique et didactique. Pas davantage de détermination dans l’accompagnement, les progrès permis par la création des AESH restant largement insuffisants, quantitativement et qualitativement, pour répondre à la réalité des besoins.

L’inclusion raisonnée : un engagement égalitaire

Que les défenseurs d’une conception dogmatique de l’inclusion gardent leurs leçons de morale… En défendant l’inclusion raisonnée, nous n’avons aucunement l’intention de renoncer aux perspectives d’une exigence éthique de démocratisation de l’accès aux savoirs. Nous voulons seulement le faire dans l’examen objectif de l’effectivité de ce principe égalitaire. Il nous importe peu de produire un discours d’idéalité si la réalité quotidienne des classes ne peut effectivement le traduire dans les progrès des élèves. Les batailles sémantiques et idéologiques nous intéressent moins que la réalité des engagements professionnels.

“ Il nous importe peu de produire un discours d’idéalité si la réalité quotidienne des classes ne peut effectivement le traduire dans les progrès des élèves. ”

Il est clair que de reconnaître des limites à l’inclusion nécessite d’affirmer fortement que ces limites ne peuvent s’inscrire que dans l’analyse des besoins des élèves, sans que la moindre concession puisse être faite à une restriction guidée par l’absence de motivation de l’enseignant, la taille ou la composition de la classe, places disponibles, …

Cette exigence est nécessaire mais ne peut se confondre avec un traitement dogmatique de la question. Que le droit à l’éducation constitue un droit absolu, sans limites, exige justement que nous soyons capables de réfléchir celles de l’inclusion. A défaut de quoi nous prendrions le risque de renoncer à l’effectivité de l’éducation pour satisfaire une idéologie irraisonnable de l’inclusion.

Paul Devin
Inspecteur de l’Education nationale
Secrétaire national du SNPI-FSU

Notes[+]