Vers une nouvelle guerre scolaire | Philippe Champy
Philippe Champy, Vers une nouvelle guerre scolaire.
Quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’éducation nationale, éd. La Découverte, 2019
Note de lecture proposée par Patrick Rayou
Un observateur engagé
Philippe Champy, après une longue carrière à l’Institut national de recherche pédagogique, puis dans l’édition scolaire privée, se définit comme un observateur engagé, préoccupé, comme d’autres, par les évolutions du système éducatif. Pour lui, la haute administration scolaire tend à vouloir contrôler davantage le secteur de l’édition scolaire et, au-delà, reprendre en main un corps enseignant qu’elle se représente comme rétif aux réformes successives.
La révolution numérique
Cette haute technocratie élitaire qui ne veut pas toucher aux structures et filières qui perpétuent les ségrégations scolaires et bénéficient aux catégories sociales privilégiées, présente ainsi l’emprise croissante exercée par les « seigneurs numériques » et les start-up comme une vague irrésistible sur laquelle il importerait de surfer au risque d’être englouti. Alors que les travaux de recherche montrent qu’il est impossible d’informatiser le cœur du métier d’enseignant, les élus « fanas du numérique » ou les experts extérieurs au ministère voient dans le numérique le vrai levier de transformation de l’école. Le vieux rêve de remplacer le professeur par le processeur serait en passe de se réaliser. Les différents rapports qui sous-tendent cette entreprise ne promeuvent que les innovations rattachées au numérique (ou aux neurosciences), ne faisant pas la moindre allusion à d’autres tentatives de modification des pratiques professionnelles pourtant mises en œuvre dans des établissements expérimentaux dans les années 80 notamment. L’ignorance de cette culture collaborative alimente une attitude très prescriptive souvent focalisée sur l’enseignant du second degré et aveugle aux usages au quotidien du numérique dans les écoles primaires.
Un reformatage par les neurosciences
Un autre courant, celui des neurosciences, alimente cette tentative de mainmise sur l’éducation nationale. Philippe Champy prend au sérieux les apports de disciplines médicales comme la neurobiologie, la neurochirurgie et la neuropsychiatrie, mais fustige leurs avatars, médiatiquement encensés, que peuvent être la neurofinance, le neuromarketing, la neuropsychanalyse et, évidemment, la neuroéducation. Pour lui, tous les chercheurs de ce domaine ne sont pas des suppôts de cette opération, mais nombre de responsables politiques et de hauts technocrates français se réfèrent de plus en plus à certains de leurs travaux pour piloter l’école. Leur approche réductionniste naturalise les inégalités d’apprentissage en ne les considérant que comme dépendant de phénomènes cérébraux appréhendés hors de tout contexte ; leur méthodologie de recherche, présentée comme la seule authentiquement scientifique, renvoie à la simple opinion les résultats provenant d’autres types de recherche. C’est, pour lui, le risque d’émergence d’une science d’État qui décrédibilise tout autant les chercheurs se réclamant d’autres paradigmes que les enseignants dont les compétences de praticiens sont méconnues ou suspectées.
Une triple alliance
Les travaux des chercheurs en numérique ou en sciences neurocognitives se trouvent mobilisés au service de ce que Philippe Champy nomme une « guerre ». Non plus celle qui a opposé les tenants de la République laïque à ceux de l’église et du monarchisme, ni celle qui a confronté les partisans d’une école unique à ceux du maintien d’un système ségrégué entre école du peuple et école de l’élite. Cette nouvelle guerre des années 2010-2020 oppose, au sein d’une même référence républicaine, élitaires et égalitaires, pro-oligarchie et pro-démocratie, le premier camp mettant en œuvre une l’alliance entre des néolibéraux, des neuroscientifiques et des géants du numérique dans le but de contrôler l’école. Non pas pour mettre fin à un système faussement égalitaire, source d’hypocrisies sociales, d’injustices individuelles et de frustrations insupportables, mais pour le corriger à la marge afin de le rendre moins coûteux et plus efficace. Profitant du pseudo-conflit régulièrement alimenté entre pédagogues, innovants mais utopiques, et républicains, rigoureux mais conservateurs, ces trois alliés proposent de nouvelles manières d’agir à l’école qui ne relèveraient que de préconisations scientifiques et techniques incontestables. Pour eux, toute question politique doit pouvoir se transformer en querelle ou option technique, comme si la racine des problèmes n’était pas dans les fondements inégalitaires du système.
Un agenda politique
Une telle alliance est le fruit du patient travail de J.-M. Blanquer, actuel ministre de l’éducation nationale. Souvent présenté par les médias comme issu de la « société civile », car sans engagement partisan déclaré ni ambitions électorales, il cumule depuis de longues années des expérience directoriales dans le public et dans le privé en lien étroit avec les élites. Bien avant 2017, il a offert aux candidats présidentiels du centre ou de la droite un plan clé en main pour réformer. Il s’appuie tout particulièrement sur l’Institut Montaigne, qui se voit bien dans le rôle d’un Institut Pasteur éducatif prescrivant les contenus et les manières d’enseigner. L’association »Agir pour l’école » a des liens organiques avec cet institut puisque Laurent Bigorgne est simultanément président de la première et directeur du second. Son président d’honneur, Claude Bébéar, est l’ancien grand patron d’Axa, longtemps l’un des plus influents parrains du CAC 40. Devenue en quelque sorte l’expérimentateur agréée du ministre, financée par de grandes entreprises, »Agir pour l’école » a à son agenda la diffusion d’un modèle pédagogique estampillé »neuro ». Une manière efficace, pour le ministre, de contourner les instances de l’éducation nationale qui rechignent à mener des expérimentations parachutées. Une marque aussi de mépris pour la culture et la pratique professionnelles des enseignants.
Inventivité et compétences
Cet ouvrage à tonalité d’essai est très étayé. Par l’appui sur des résultats de recherche dont son auteur est fin connaisseur, par une enquête proche du journalisme d’investigation. Celle-ci montre notamment les intersections entre différents types d’intérêts, des acteurs de premier plan qui, à l’image de l’actuel ministre de l’éducation, excellent à traduire des intérêts, politiques, économiques, scientifiques pour les faire converger au profit d’une vision éducative très éloignée des valeurs d’égalité de l’école. Le tableau présenté est saisissant et suggère l’idée d’une guerre plus ou moins souterraine, porteuse de lourdes destructions en cours et à venir. Mais il indique aussi, pour les acteurs de l’école convaincus de l’importance des enjeux, des pistes à emprunter. C’est un cap à tenir pour maintenir et développer une école émancipatrice, l’indispensable appui sur le cœur de métier des enseignants et leur capacité individuelle et collective à interroger leurs savoir-faire et proposer des améliorations pratiques bien conçues et longuement expérimentées en classe.
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