École et politique(s),  Numéro 10,  Roland Hubert

Sortir d’une bipolarisation mortifère pour avancer

Un pour, un contre : situation classique, voire même rituelle dans un débat public. Ce qui conduit souvent à priver de parole celle ou celui qui ne se reconnaît pas dans ce partage sans nuances. D’autant que cette structuration de la confrontation d’idées ou d’opinions pousse, comme on l’a vu lors de l’imposition de la réforme dite «collège2016», à des caricatures du type : si vous n’êtes pas pour cette réforme c’est que vous êtes contre le progrès social ou économique ou tout simplement humain.

L’éducation n’échappe pas à ce phénomène qui interdit, au bout du compte, toute possibilité de dessiner un avenir qui pourrait apparaître commun à toutes et tous. Et la guerre fait rage entre le clan des « pédagogistes », « rénovateurs », « réformistes » ou « innovants » et celui des « réactionnaires », « élitistes » ou « corporatistes »… dans les salles de rédaction et sur les plateaux médiatiques, bien loin de la réalité des établissements et des classes. Il y aurait ainsi d’un côté les tenants de la lutte contre les inégalités, au service des élèves, les bienveillants (et donc forcément de gauche) et de l’autre les conservateurs de l’ordre établi, élitistes, réfractaires à toute évolution et qui ne penseraient qu’à leurs avantages et leur bien-être (et donc de droite). Terrible façon de travestir la réalité et d’en cacher les enjeux idéologiques, politiques, sociaux et humains.

Une vision émancipatrice prédominante

Même si des forces réactionnaires existent dans l’éducation nationale, l’immense majorité des enseignants ne se retrouvent pas dans cet affrontement qui ne rend compte ni de la conception de leur métier et de leurs missions, ni de leurs pratiques professionnelles et de leur quotidien. Ce qui les porte, c’est la réussite de tous leurs élèves, c’est de les voir s’ouvrir au monde et à la culture, c’est de leur donner les clés pour comprendre, s’engager dans la société, se former pour pouvoir vivre pleinement leur vie d’adulte autonome, libre et responsable. C’est la première mission, humaine et culturelle, que la Nation assigne à l’Ecole, même si son rôle ne s’y limite pas. En effet le système éducatif doit aussi préparer à l’entrée dans la vie active et professionnelle.

L’Ecole doit être celle de toutes et tous et, à ce titre, elle doit assurer l’égalité dans l’accès aux savoirs et aux qualifications. On ne peut se contenter du constat qu’aujourd’hui elle y échoue. Il s’agit là d’un enjeu politique majeur. Personne ne conteste officiellement cette exigence démocratique d’égalité, mais les réponses proposées dans le débat sont très différentes et même opposées pour certaines. Parce qu’elle pose la question fondamentale de ce qui est enseigné et pourquoi, mais aussi parce qu’elle est l’occasion de remettre en cause, pour des raisons essentiellement idéologiques, historiques et de pouvoir, la structuration de la scolarité obligatoire et le statut des personnels.

L’opposition entre réactionnaires et progressistes est invoquée ou instrumentalisée à de multiples occasions : savoirs/compétences ; disciplines scolaires/interdisciplinarité ; évaluation des élèves ; durée de la scolarisation obligatoire, formation des enseignant-es, autonomie des établissements/définition nationale… Quand l’actuelle ministre de l’Education nationale présente sa réforme du collège, elle l’inscrit dans l’affichage de la lutte contre les inégalités scolaires. Pour cela elle affirme péremptoirement que la diminution du nombre d’heures de cours, la conduite de projets interdisciplinaires, par ailleurs mal définis, dès la classe de 5ème et la disparition de l’enseignement optionnel de langues anciennes sont des leviers pour réduire les inégalités. Face aux questions que pose la profession sur la véracité de ces affirmations, aux doutes qu’elle exprime et à ses demandes d’amélioration des conditions d’étude des élèves, le ban et l’arrière ban des autoproclamés progressistes qui la soutiennent crient au loup et tentent d’assimiler toute opposition à une attitude élitiste et réactionnaire, tuant tout débat pour des mois. Ils ont ainsi laissé croire que l’enseignement du latin serait par essence élitiste ainsi que toute ambition en terme de contenus enseignés, marquant en fait un certain mépris pour les élèves majoritairement issus des classes populaires qui prennent de plein fouet les conséquences des politiques économique, budgétaire et sociale de ces dernières années. Instrumentalisant alors cette fracture à travers la tentative d’imposer un bloc école/collège, ils rallument la guerre contre les disciplines scolaires qu’ils mènent depuis des décennies et qui avait été globalement évitée lors des débats de la Refondation en 2012. C’est aussi en partie pour cette raison que la nécessité de prolonger la scolarité obligatoire à 18 ans a été balayée sans débat : l’envisager mettrait en cause le positionnement du collège qui ne coïnciderait plus avec la fin de la scolarité obligatoire de toute une génération et rendrait caduques les formes « d’école fondamentale », rebaptisée depuis 2005 à l’occasion de la loi Fillon pour l’Ecole (d’ailleurs soutenue par les mêmes forces) « école du socle ». Les grands perdants de ce petit jeu politicien sont les élèves les plus éloignés de la culture scolaire, principales victimes des biais sociaux et dont la prise en charge impose une réflexion sur les conditions matérielles (organisation du temps scolaire, effectifs de classe…) et sur le plan pédagogique.

Prolonger la scolarité obligatoire

Mener le débat sur la prolongation de la scolarité est l’exemple de la nécessité de dépasser cette bipolarisation qui n’est pas calquée sur la seule séparation traditionnelle gauche/droite. Il ne s’agit pas seulement de reprendre une recommandation du plan Langevin-Wallon et les arguments liés à la prétendue incapacité d’une partie de la population scolaire à rester dans le système scolaire, avec profit, 2 années de plus ne sont pas que réactionnaires : ils s’ancrent aussi dans le sentiment terrible d’impuissance qu’éprouvent parfois les personnels. Il est sans doute illusoire d’espérer que les acteurs du jeu politique abandonneront facilement, et sur tous les sujets, cette méthode bien commode de taxer de réactionnaires ou de passéistes toute opposition à une politique toujours présentée au nom du progrès ou du « réalisme ». Cette habitude permet trop facilement de déplacer le débat et d’éluder les questions de fond et, surtout, de rassembler son camp à peu de frais. Mais elle est suicidaire dès lors qu’elle heurte profondément les personnels chargés (ou plutôt sommés !) de mettre en œuvre des décisions qu’ils ressentent comme, au mieux inefficaces et au pire dangereuses car en contradiction totale avec ce qu’ils connaissent de leur métier et de ses conditions d’exercice. En ce qui concerne l’Ecole, il est pourtant urgent d’en sortir et les chemins pour le faire ne sont pas légion.

La première condition est réunie : le constat des difficultés et des échecs du système éducatif est largement partagé et peu contesté. Il s’accompagne d’une volonté unanime de combattre les inégalités sociales et scolaires qui le minent et le rendent de moins en moins crédible pour une partie de la population scolaire.

La seconde, incontournable, est d’inscrire ce débat dans un calendrier déconnecté du temps politique actuel. Les pays qui sont parvenus à des réformes acceptées et portées par les personnels ont tous fait cet effort. Elle a d’autant plus de sens qu’il est indispensable d’associer les différents acteurs (personnels, parents, lycéens, collectivités locales, partenaires de l’Ecole…), directement au débat, ce qui a été soigneusement évité depuis des décennies.

Une démarche démocratique

La question centrale qui doit être posée en priorité est celle des missions de l’Ecole. Le dernier rapport de France Stratégie (« Quelle finalité pour quelle Ecole ? », septembre 2016)[1]A partir des finalités que poursuivrait aujourd’hui le système éducatif français, ce rapport propose 3 visions alternatives en développant 3 modèles chacun centré sur un objectif prioritaire : « une école qui prépare au monde professionnel », « une école qui permet l’accomplissement de la personnalité », « une école qui transmet une culture commune ». Il termine en évoquant deux possibilités de combiner ces modèles. a au moins le mérite de l’aborder clairement, même si il est nettement construit pour privilégier au final, sans les discuter, les recommandations de l’OCDE pour l’organisation des systèmes éducatifs. Une partie de cette réflexion a été menée dans le cadre des débats de l’été 2012 sur la Refondation et le consensus assez large qui a été construit sur l’existence structurante d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture peut-être une base intéressante si est actée en même temps la nécessaire remise en cause de ce que l’actuelle ministre et son ministère en ont fait. Les rôles respectifs de l’Etat et des collectivités locales, en même temps que la notion d’autonomie, doivent être aussi interrogés dans ce cadre.

C’est à partir de cette réflexion sur les missions et sur les contenus de formation que pourra alors reprendre le débat sur les conditions structurelles, budgétaires, matérielles et pédagogiques de mise en œuvre d’un projet éducatif et, en particulier, sur l’organisation des différents degrés. Les enjeux politiques et idéologiques sont lourds puisqu’il s’agira de penser l’Homme, le citoyen et plus largement la société de demain. La durée de la scolarité obligatoire en est un élément important qui déterminera alors la structuration du système, les équilibres tout au long du cursus de chaque élève entre les différentes composantes de la culture, la construction progressive et dégagée des biais sociaux d’un projet professionnel et de vie et la formation professionnelle. C’est ensuite que pourra être traitée la question du second degré et de son articulation avec le premier degré, loin de la guerre qui est censée opposer premier et second degré, entretenue soigneusement par les forces principalement présentes à l’intérieur du PS qui tentent depuis des décennies de détruire la structuration disciplinaire du second degré pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la pédagogie ou la réussite des élèves.

Cette démarche est un préalable indispensable avant d’aborder le sujet sensible de la formation des enseignant-es, détruite par le gouvernement Sarkozy, et qui reste en souffrance, la dernière réforme et la création des ESPE n’ayant rien réglé sur le fond. En effet, il serait grand temps, là aussi, de sortir de cet antagonisme factice pour aborder la nécessaire articulation entre maîtrise disciplinaire et apprentissage des gestes professionnels : la posture qui consiste à traiter de réactionnaire ou élitiste toute demande de maîtrise scientifique, culturelle et didactique des contenus enseignés est aussi paralysante que l’affirmation que la formation aux métiers de l’enseignement ne nécessiterait qu’un compagnonnage ou la transmission d’une série de « bonnes pratiques ».

La question scolaire est au cœur de la conception que la Nation doit porter de son avenir, des débats sur les évolutions de la société. A ce titre, elle est politique et révélatrice des idéologies qui traversent la société. Cependant il est indispensable de pouvoir la traiter en sortant de la simple dualité « réactionnaire/progressiste » qui n’a pas de réelle consistance dans le quotidien des personnels. Aucune réforme n’est possible sans eux. Il est urgent de les entendre et de leur donner l’envie et les moyens de s’engager dans une démarche démocratique de débats et d’actions qui ne va plus de soi dans une société verrouillée par une classe politique dont les citoyenn-nes se sentent tellement éloigné-es. Et c’est sûrement dans la conviction qu’il faut y parvenir que l’opposition progressiste /réactionnaire est la plus pertinente.

Roland Hubert
Ancien cosecrétaire général du SNES-FSU

Notes[+]