Fondamentaux ou fondements ?,  Numéro 31,  Sandrine Charrier

Savoirs fondamentaux 
ou culture commune ?

La réforme du collège avec le « choc des savoirs » promeut le français et les mathématiques comme les seuls « fondamentaux ». Mais de quels fondamentaux s’agit-il ? Quelles conséquences pour les disciplines disqualifiées, et plus particulièrement pour les enseignements artistiques ? Quelles conséquences pour la formation des jeunes et leur émancipation, pour la démocratisation de l’accès aux savoirs et à la culture ?

Avec le « savoir minimal » cher à Valéry Giscard d’Estaing, le « smic culturel », les « savoirs primordiaux » du rapport Fauroux en 1996, le « kit de survie » proposé par le rapport Thélot en 2004, puis le « socle commun » de la Loi Fillon de 2005, la question des fondamentaux n’est pas nouvelle.

Jean-Michel Blanquer avait aussi fait des fondamentaux l’un des marqueurs de sa politique éducative avec le « lire écrire compter, respecter autrui ». Emmanuel Macron invoque également ce mantra du « renforcement des fondamentaux » qu’il définit par « lire, écrire, compter, se comporter ».

Occupant le terrain des débats sur l’école depuis plusieurs décennies, la notion de « fondamentaux » véhicule l’idée que l’ensemble des élèves doit d’abord maîtriser les savoirs considérés comme fondamentaux, et qu’une partie seulement d’entre elles et eux pourra accéder à l’ensemble des savoirs. Cet éternel retour à des savoirs utiles, supposés préalables à l’ensemble des autres savoirs est systématiquement convoqué, au service du tri scolaire et social, et loin du « toutes et tous capables ».

Les mathématiques et le français au collège : procédures, évaluation et standardisation au programme

Au vu du caractère cumulatif des mathématiques, les professeur·es sont soucieux et soucieuses de construire des apprentissages solides qui faciliteront la réussite ultérieure de leurs élèves. Cela installe une possible confusion entre la recherche de la « maîtrise des bases » pour permettre les apprentissages ultérieurs, dans une visée qui va au-delà de ces seules bases, et la limitation à la maîtrise de ces bases jugées suffisantes pour les élèves les plus « fragiles ». Il convient pourtant de bien distinguer les deux, qui n’offrent pas les mêmes perspectives et ambitions aux élèves.

En français, la dégradation du niveau en orthographe des élèves est régulièrement mise en avant comme si l’orthographe était l’alpha et l’oméga de la maîtrise de la langue, et la réussite en dictée l’objectif principal de la scolarité. On ne peut que regretter l’instrumentalisation des résultats des évaluations en orthographe pour justifier le rétrécissement des ambitions pour les élèves. Selon les chantres des savoirs fondamentaux, savoir écrire reviendrait à d’abord savoir écrire « sans faute » et seul·es les élèves performant·es en orthographe auraient le droit, ou le privilège, d’apprendre à composer des textes complexes et créatifs. Selon la même logique, le travail de la fluence devient prédominant dans l’apprentissage de la lecture, aux dépens de toutes ses autres modalités et composantes, et notamment celles permettant d’accéder au sens d’un texte.

Les évaluations standardisées en français et en mathématiques se polarisent sur des objets élémentaires facilement mesurables érigés en « fondamentaux » et oublient d’interroger nombre de connaissances et compétences, prévues par les programmes, mais qui ne peuvent pas être évaluées de manière automatisée. C’est un moyen commode de modifier le sens des programmes en vigueur.

Le risque est grand que les professeur·es de français et de mathématiques ne traitent finalement plus que les « fondamentaux » du ministère, notamment avec les élèves qu’on estime en difficulté : maîtriser la fluence et l’orthographe, calculer, appliquer des procédures, assimiler nombre de situations-types et coller des recettes sur des situations similaires. Cette dérive vers le « teach to test » s’est rencontrée dans tous les pays où les évaluations standardisées ont gagné de l’influence.

De plus, les contradictions entre les programmes et les évaluations standardisées sont de nature à produire pour les collègues des injonctions paradoxales, dont on sait qu’elles constituent des facteurs graves et déterminants d’une grande souffrance professionnelle : privé·es de cadres clairs et cohérents, beaucoup de collègues risquent une perte de sens du métier dommageable à leur action, voire, in fine, leur santé.

Ces évaluations sont enfin un possible outil de l’évaluation future des enseignant·es, au travers de l’analyse des résultats des élèves, dans une logique managériale individuelle, à l’opposé de la vision d’un travail en équipe que nous portons.

Le nouveau socle commun annoncé ne fait pas culture

Le français et les mathématiques devraient constituer les deux seules « familles de compétences » disciplinaires parmi les quatre blocs du futur socle commun, ce qui sous-entend que certaines disciplines sont accessoires et non-nécessaires. Entendons ici bien sûr non-nécessaires à tous et toutes. Ce socle commun devrait aussi être affublé d’un bloc « culture générale », imposant sans-doute une vision patrimoniale de la culture pour laquelle le ministère n’exclut pas une épreuve à l’écrit du Diplôme national du brevet permettant d’évaluer son acquisition.

Les enseignements artistiques entre richesse et fragilité

Dans cette vision de l’école qui promeut des préalables et des rudiments utiles, les enseignements artistiques sont menacés. Leur place dans le système éducatif reste aujourd’hui largement dominée et leur apport à la culture commune sous-estimé. Fragilisés par le faible horaire qui leur est alloué (une seule heure hebdomadaire obligatoire pour chaque discipline au collège), aucune obligation au lycée, et leur quasi-absence du Diplôme national du brevet, elles apparaissent comme « peu importantes », « pas fondamentales », « du côté des loisirs » ou du supplément d’âme.

Ces disciplines sont pourtant porteuses de sens et d’enjeux. Elles apportent une contribution spécifique à la culture commune et au projet éducatif global.

Elles sont fondatrices de la personne et apportent satisfaction et plaisirs. Elles portent des regards singuliers et spécifiques sur le monde, contribuent pleinement à la construction de l’individu, de son autonomie et de sa citoyenneté.

Articulant pratiques et culture, elles privilégient la pratique sensible comme mode d’accès à l’expression, à la connaissance, à la culture et à la réflexion. Elles permettent de lier production artistique, perception sensible et argumentation sur le « jugement esthétique », de travailler des langages spécifiques, le rapport au corps grâce aux pratiques artistiques centrées sur le « faire », sur l’attention, la concentration.

Elles offrent une autre porte d’entrée dans les savoirs, permettant à bien des élèves de leur donner du sens. En travaillant sur des œuvres humaines elles permettent d’aborder des enjeux artistiques, esthétiques, historiques, techniques, scientifiques, sociologiques et politiques en lien avec des pratiques artistiques diverses, individuelles ou collectives.

Et dans la diversité de nos classes, utilisant des langages artistiques « non verbaux », elles permettent à des élèves qui ne maîtrisent pas bien le français et à des jeunes porteurs et porteuses de handicap d’accéder à des pratiques artistiques.

Ainsi, l’école « des fondamentaux » accentue la hiérarchisation des disciplines, et en minorant leurs enjeux, n’est pas compatible avec une perspective de démocratisation.

Beaucoup d’élèves de milieu favorisé ont une pratique artistique en dehors de l’école, souvent musicale. Ce n’est pas le cas de la très grande majorité des jeunes de milieu défavorisé, qui n’ont ainsi que l’école pour accéder à des pratiques artistiques et à la culture. Or, la focalisation – via la réforme « choc des savoirs » – sur des savoirs rétrécis et centrés sur ce qui est évaluable et mesurable (PISA oblige), inscrit l’école dans une perspective utilitariste.

La question de la poursuite de l’obligation scolaire des enseignements artistiques pour toutes et tous et de leur nécessaire revalorisation est donc bien une question politique liée à la nécessaire réduction des inégalités.

En quoi la poursuite de la centration sur les « fondamentaux » ne répond pas aux enjeux de la démocratie ?

Citons ici Philippe Meirieu : « Tout dépend de ce que l’on entend par « fondamentaux ». S’il s’agit de savoirs purement procéduraux, d’habiletés comportementales dans les seuls domaines de la lecture et du calcul, dont la maîtrise relève de l’obéissance aux normes scolaires, il est clair que leur acquisition est subordonnée à la découverte préalable du sens des savoirs… ce qui les réserve, de fait, à celles et ceux qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau. Les véritables fondamentaux renvoient, en réalité, à la construction d’un rapport aux savoirs qui intègre l’accès au plaisir d’apprendre, l’intériorisation de l’exigence de justesse, de précision et de vérité, la capacité à formaliser et transférer ce que l’on apprend. Et à cela toutes les disciplines peuvent et doivent contribuer.1 »

Quels enjeux pour l’École ?

Le risque est grand que ce modèle d’« École des fondamentaux » associé au sous-investissement chronique dans l’École publique et à la poursuite des suppressions de postes prétexte à une externalisation des missions, mène vers un système scolaire dont l’ambition serait réduite à l’acquisition de quelques éléments de savoirs de base, quantifiables et évaluables. Le reste serait acquis ailleurs, pour les familles qui en auraient les moyens, renvoyé à l’école privée ou à des structures extérieures à l’École, favorisant ainsi l’entre soi et accentuant la fracture sociale et les inégalités. C’est bien l’accès d’une partie de la jeunesse à des savoirs démocratisants et émancipateurs qui est menacé.

Il est plus que jamais nécessaire que l’École contribue à construire une culture commune, face à celles et ceux qui appellent de leurs vœux à la fois le retour de « la grande culture » – proche de la conception ministérielle de la « culture générale » – et une « culture professionnelle » très précoce (par la découverte des métiers en cinquième notamment).

Former des personnes libres, éclairées, émancipées, épanouies, critiques, soucieuses d’égalité et de fraternité est un enjeu essentiel. Une culture démocratique doit prendre en compte la diversité sociale, et promouvoir le respect de la culture de l’autre.

Pour construire cet horizon commun et « faire société » il est notamment nécessaire de permettre l’élévation du niveau de formation des citoyen·nes et des futurs travailleurs et travailleuses.
Au collège comme au lycée, l’ensemble des élèves doit se voir offrir des enseignements qui contribuent à l’ouverture culturelle – tant linguistique et patrimoniale qu’artistique, technologique, scientifique, informationnelle, sportive, professionnelle – et à la réduction des inégalités sociales et scolaires. Tout savoir doit être enseigné et transmis comme culture, comme un élément de la culture commune à acquérir tout au long de la scolarité, sans exclusive ni renoncement.

Une nouvelle étape de démocratisation du second degré qui amènerait toutes et tous les élèves au baccalauréat dans le cadre d’une scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans est indispensable.

C’est bien d’une tout autre École et d’une tout autre ambition dont nous avons besoin. Elle va de pair avec la baisse des effectifs dans les classes – notamment grâce à des moyens fléchés – l’augmentation des horaires disciplinaires au collège afin de mieux prendre en compte la diversité des élèves et le traitement des difficultés scolaires au sein de la classe, la possibilité de travaux en groupes allégés, des mesures pour améliorer l’inclusion…

Il nous faut mener une bataille avec toutes celles et ceux engagé·es pour une école émancipatrice, une « École pour faire société », pour l’avenir.

Sandrine Charrier
Professeure d’Éducation musicale
Secrétaire nationale du SNES-FSU
en charge des questions de contenus d’enseignement et de pratiques pédagogiques

  1. Interview parue dans Fenêtres sur cours n°484, le 2/9/2022, revue mensuelle du SNUIPP-FSU. En ligne : https://www.snuipp.fr/publications/articles/etat-de-l-ecole ↩︎