Fabrice Dhume,  Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23

Lycée professionnel et discrimination

Il est problématique de traiter de la discrimination scolaire spécifiquement à propos du segment singulier qu’est le lycée professionnel (LP). Car s’il concentre à l’évidence des populations d’origine populaire et d’ascendance migratoire, la dynamique de ce segment est en partie le produit de la discrimination, non le lieu premier de sa production. Cela n’empêche que la discrimination organise aussi l’espace du LP.

Le lycée professionnel dans le discours ministériel sur la discrimination

À suivre le discours ministériel, le lycée professionnel serait le lieu premier où résiderait le problème des discriminations, en plus d’être ― comme l’école dans son ensemble ― un maillon de la recette éducative au problème. Ce discours repose sur un recadrage des causalités, attribuant le problème à deux acteurs externes à l’école afin de détourner l’attention vis-à-vis du rôle de l’institution scolaire.

Historiquement, ce sont les élèves qui sont, les premiers, pointés du doigt : depuis la circulaire du ministre Bayrou sur les « signes religieux ostentatoires » (1994), la discrimination est présentée comme exogène à l’école et importée[1]« À la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion ». MEN, Circ. n° 1649 du 20 septembre 1994. par des populations supposées, par la cible implicite du texte, être musulman.es et/ou de banlieue. Le mot d’ordre de l’« école-sanctuaire », initié à cette occasion (Florin, 2010), appelle à rigidifier les frontières pour protéger l’institution ― alors que le concept de discrimination pointe, tout à l’inverse, la responsabilité de celle-ci dans la (re)production des inégalités. Si ce discours vise plus l’école en général que le LP, il est au principe d’un amalgame (raciste) expliquant la discrimination par la présence et les pratiques indésirables de certains publics, et faisant de celle-ci une souillure pour un espace scolaire a priori protégé.

La focalisation sur le rôle des entreprises indique que le ministère de l’Éducation nationale ne se sent guère visé par la question de la discrimination.

Le deuxième acteur historiquement désigné, ce sont les entreprises. Suite à la reconnaissance (toute relative) des discriminations raciales par l’État français, en 1998, l’Inspection générale de l’Éducation nationale (IGEN) se penche sur la discrimination en stage. Son rapport daté de 2000 n’est pas publié, mais il fuite opportunément dans la presse. Interpellé à l’Assemblée nationale sur la politique à cet égard, le ministre délégué à l’Enseignement professionnel, J.L. Mélenchon, attribue le problème au patronat, tout en minimisant d’emblée sa responsabilité globale afin de ne pas se mettre à dos ce « partenaire » imposé : « Il faut tout d’abord rappeler que le racisme n’est quand même pas une valeur dominante parmi ceux qui proposent des stages en entreprise ! »[2]Assemblée nationale, 1ère séance du 14 juin 2000., déclare-t-il avant d’annoncer une évolution de la loi pénale et des textes encadrant les « périodes de formation en entreprise » (Dhume-Sonzogni, 2014).

Si, cette fois, la voie professionnelle et l’apprentissage sont au centre du regard, la focalisation sur le rôle des entreprises indique que le ministère de l’Éducation nationale ne se sent guère visé par la question de la discrimination. Une première conséquence est l’attribution du problème au segment spécifique ― de par la place qu’y occupe l’alternance ― du LP, dans la mise à l’agenda de la « lutte contre les discriminations ». L’apparition de cet objectif dans une circulaire de rentrée de 2002 ne concerne en effet que le segment du LP[3]MEN, Circ. n° 2002-077 du 11 avril 2002.. Une seconde conséquence est que, dans cette circulaire-même, l’intitulé « lutter contre les discriminations » n’est suivi d’aucun objectif ou action précis : on ne fait qu’y rappeler la place formelle censément occupée par le MEN dans « la relance du dispositif 114-CODAC[4]Les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté, censées coordonner l’action face aux discriminations ont été mises en place en 1999 ; y a été adjoint en 2000 un numéro d’appel gratuit, le « 114 », destiné au signalement par les « victimes et témoins de discrimination raciale ». Ces dispositifs n’existent plus. ».

Sans objet, pas de problème, et nulle politique publique : la discrimination est en réalité un non-sujet pour le ministère. Le thème est par contre l’occasion de recycler les rengaines institutionnelles, sans souci de s’attaquer aux causes des inégalités. Face aux discriminations sexistes, par exemple, le ministère propose de « faire dans la voie professionnelle ce qui a été fait dans la voie technologique (action à long terme) : moderniser l’image des filières » (Dgesco, 2010, p. 20) et de rédiger « une charte de l’égalité (en particulier en incluant le MEDEF). Charte par laquelle les entreprises s’engagent à être plus attentives à l’accueil des filles en stage et en insertion professionnelle » (ibid). Dans le discours ministériel, le LP est ainsi le lieu paradoxal où la question est située sans y être incarnée, toujours médiée par un tiers extérieur ― l’entreprise ―, et toujours déviée dans un enjeu supérieur ― l’insertion ―, ce qui revient en définitive à attribuer aux élèves visés la responsabilité de faire la preuve qu’ils sont à la hauteur des attentes d’employabilité (Ebersold, 2004).

La place du lycée professionnel dans une discrimination scolaire d’ordre systémique

Outre d’entériner cette logique de racisation[5]La racisation désigne l’attribution d’un statut racial dans la hiérarchisation raciste du monde social (Guillaumin, 2002 [1972]). Plus généralement, la « classe », le « genre » et la « race » ne sont pas des attributs des personnes mais le produit et le nom de rapports sociaux. (Note : par facilité, j’utilise indépendamment ici les termes ethnicité/race/ethnoracial, et sexe/genre), attribuant aux populations la cause de ce qu’elles subissent, le risque d’une focale sur le LP est de circonscrire et réifier des espaces comme s’ils incarnaient le problème de la discrimination, au détriment d’une analyse systémique du problème. La discrimination n’est en effet pas une caractéristique de certains segments mais un régime global de fonctionnement de l’institution et du système scolaire, et un produit de celui-ci― et plus largement de l’ordre social. Il s’agit ici d’indiquer que le fonctionnement et le statut de la voie professionnelle sont très largement le produit de mécanismes structurellement discriminatoires.

Si la scolarisation de la formation professionnelle visait historiquement à former l’aristocratie ouvrière (Grignon, 1971), son rôle s’est renversé et le LP est devenu « un ordre scolaire dominé » (Palheta, 2012), sous l’effet conjugué de la politique d’unification du système éducatif, du chômage de masse et de la prolongation des scolarités, notamment. L’orientation scolaire scelle des hiérarchisations socio-ethno-genrées construites tout au long de la scolarité, et les reformule entre autres dans la distribution entre voies générale et professionnelle. Pour la génération entrée en 6ème en 2007, on observe par exemple que « les trois quarts des garçons descendants d’Afrique subsaharienne sont scolarisés dans les filières professionnelles ainsi que plus de la moitié des descendants d’immigrés turcs et portugais » (Brinbaum, 2019, p. 90). Bien entendu, la classe sociale joue un rôle déterminant dans la construction de ce statut scolaire, une grande majorité de familles concernées relevant du prolétariat ; néanmoins, à même origine sociale les garçons descendants d’Afrique subsaharienne s’avèrent nettement sur-orientés en filière professionnelle. Sur le plan des rapports de sexe aussi, derrière le mythe de la mixité, « la séparation historique entre métiers dits féminins et métiers dits masculins, associée à la création, en 2001, des « lycées de métiers » […], conduit à reproduire la division sexuelle des savoirs et du travail tout en faisant qu’au sein d’un même établissement filles et garçons, femmes et hommes, ne se côtoient pas, ou si peu » (Jarty & Kergoat, 2017, p. 39).

Les normes de l’école, son organisation ainsi que les politiques scolaires jouent un rôle fondamental dans l’ordre, l’ampleur et la structure de ces inégalités, donc dans la production de celles-ci.

L’arrivée au LP résulte, pour une très grande part des jeunes (hommes notamment) d’origine populaire et d’ascendance immigrée, d’orientations « contrariées » ― au sens où l’affectation va à l’encontre des vœux d’orientation. Cette situation subie détermine le rapport ultérieur à la scolarité, et a pour conséquence secondaire une scolarité raccourcie, et souvent des sorties sans diplôme. Ainsi, « de 70 à 81 % des hommes orientés en BEP n’accèdent pas au bac. 53 à 63 % des femmes sont dans le même cas. Ce sont les jeunes descendants de parents nord africains des deux sexes qui y accèdent le moins » (Frickey, 2010, p. 29). Quant aux jeunes sortis avec le bac professionnel, ils risquent de subir des discriminations dans les études supérieures, par exemple dans la sélection à l’entrée en Sections de techniciens supérieurs ― formations censées être la suite logique du bac pro. Une enquête en Nord-Pas-de-Calais montre ainsi que, plus encore que l’origine sociale, « porter un prénom arabe ou musulman » réduit fortement les chances (20 % au lieu de 68 % pour les autres) d’accès en STS (Decharne & Liedts, 2007). Ultérieurement encore, sur le marché du travail, les jeunes sortant avec un diplôme professionnel sont majoritairement cantonnés à un emploi d’exécution ou sont au chômage dix ans après leur sortie… à l’instar des jeunes sortis sans diplôme du système scolaire !

On ne saurait donc voir dans cette situation le simple reflet des inégalités sociales dans la société. D’une part, on le voit, les rapports de « classe », de « sexe » et de « race » s’entremêlent, jouant chacun selon des modalités différentes ― ce qui fait que ne se dégage pas un constat univoque et systématique valable pour toutes les catégories de publics. Les « rigidités liées au sexe, à l’origine sociale, nationale et territoriale, se combinent […] et contribuent à déterminer un univers des possibles pour chaque individu », ainsi qu’à « dessine[r] un enseignement professionnel du second degré fracturé et hiérarchisé » (Arrighi & Gasquet, 2010, p. 106). D’autre part, les normes de l’école, son organisation ainsi que les politiques scolaires jouent un rôle fondamental dans l’ordre, l’ampleur et la structure de ces inégalités, donc dans la production de celles-ci. C’est bien cette responsabilité institutionnelle qu’une analyse en termes de discrimination (ou d’inégalités de traitement) cherche à saisir et à nommer.

La scolarité en lycée professionnel, espace d’expérience de la discrimination

À l’échelle micro- des pratiques au sein des établissements, de nombreuses enquêtes en sciences sociales enregistrent des biais de représentation et d’attitude (préjugés), ainsi que des processus discriminatoires directs ou indirects (Dhume & alii, 2011). Ainsi, l’observation des interactions en cours peut montrer des biais dans la manière de s’adresser aux élèves selon le genre, témoignant d’attentes différenciées. Ou encore, l’analyse des appréciations sur les bulletins peut montrer, à même niveau de note, des biais de jugement des performances et attitudes scolaires selon le sexe et la catégorie sociale et ethnique perçus par les enseignant.es. Tout ceci n’est pas propre au LP ― qui a d’ailleurs peu fait l’objet d’explorations spécifiques sous cet angle ― mais s’y retrouve comme dans le reste du système scolaire. Une particularité du LP est par contre la formation en alternance, qui ajoute à l’expérience dans l’établissement la discrimination en stage.

L’enquête de l’IGEN susmentionnée estimait qu’entre 30 % et 50 % des jeunes « issus de l’immigration » subissaient de la discrimination dans l’accès à un stage. Loin d’être du seul fait des employeurs, cela relève d’un processus de coproduction entre l’école et l’entreprise (Dhume-Sonzogni, 2014). Ainsi, face à une demande discriminatoire du patron ― et compte-tenu de la charge de travail, d’injonctions paradoxales, de priorité au placement des élèves, de stratégies de préservation de carnets d’adresse, etc. ―, les enseignant.es peuvent entériner voire anticiper la discrimination : « je demande toujours : Quel profil voulez-vous ? parce que… y’a des entreprises qui ne veulent pas de filles, par exemple », explique une cheffe des travaux que j’ai interviewée. À cette coproduction directe s’ajoute celle, indirecte, du carnet d’adresse : les enfants de milieu populaire et immigré ont souvent moins d’entregent pour trouver un stage, a fortiori valorisable pour l’insertion, alors que les réseaux et le « piston » sont cruciaux. Plus l’école transfert la charge de recherche d’un stage sur les élèves, plus ces discriminations indirectes sont accentuées et invisibilisées. Enfin, les élèves peuvent vivre durant les stages ― sous statut et responsabilité scolaire ― des situations de discrimination, prenant place parmi une multitude de micro-illégalités (racisme, harcèlement sexuel, exploitation de travail gratuit, stages déqualifiants, etc.).

Les enquêtes convergent sur le fait que les élèves dénoncent peu la discrimination, au regard d’une expérience courante et répétée. Ceux et celles qui l’expriment en ces termes sont surtout les élèves qui ont été disqualifié.es dans leur scolarité, et qui ont finalement pris leur parti d’une distance critique à l’égard des normes scolaires. Cela contraste alors avec la majorité qui adhère malgré tout à la doxa méritocratique, ménageant ainsi l’institution dont est encore espérée une reconnaissance et une qualification sociale. Ce désinvestissement critique de l’école se traduit couramment dans un surinvestissement des normes alternatives, de virilité pour les garçons, et/ou d’affirmation ethnique ou d’identification religieuse, comme recours ou compensation (Kapko, 2007 ; Depoilly, 2014 ; Schiff & Perroton, 2016). Cette visibilité de « l’ethnicité » fait alors de ces jeunes la cible du discours ministériel qui leur impute injustement la cause des problèmes de l’école…

Si l’on admet que la discrimination n’est pas un simple appendice de la question des inégalités, mais une reformulation de la problématique sous l’angle prioritaire des inégalités de traitement, la responsabilité de l’institution et des politiques scolaires apparaît au premier plan. Si l’on admet d’autre part que la question nationale-raciale n’est pas indépendante ni opposée à la question sociale et à celle du genre, mais articulée à elles, le paradigme antidiscriminatoire permet de saisir de nombreuses dimensions des rapports sociaux qui traversent et structurent l’ordre scolaire en général, et le LP en particulier.

Fabrice Dhume
Sociologue
Membre du collectif CRIsIS

Bibliographie

Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d’immigrés jusqu’au baccalauréat : rôle de l’origine et du genre », Éducation & formations, n°100, 2019, p. 73-104.

Fabrice Dhume-Sonzogni, Entre l’école et l’entreprise, la discrimination en stage, Presses universitaires de Provence, 2014

Alain Frickey, « Les inégalités de parcours scolaires des enfants d’origine maghrébine résultent-elles de discriminations ? », Formation emploi, n° 112, 2010, p. 21-37.

Julie Jarty, Prisca Kergoat, « Élèves et enseignant·e·s de lycée professionnel. Décryptage d’une relation au prisme des rapports sociaux », Revue française de pédagogie, n° 198, 2017, p. 35-48.

Notes[+]