Cécile Gorré,  Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23

Évolution de l’enseignement professionnel : les besoins contradictoires du patronat entre adaptabilité et savoir(s) professionnel(s)

En 2018, Blanquer présentait une réforme du lycée professionnel qui devait offrir « des formations mieux adaptées aux besoins des Territoires et aux enjeux de l’avenir[1]J-M. Blanquer, « Transformer le lycée professionnel », conférence de presse, 28 mai 2018. ». Cette volonté d’adaptation du système éducatif professionnel aux besoins du patronat s’inscrit dans une politique européenne visant la compétitivité sur un marché mondialisé. Cette volonté d’adéquation a-t-elle toujours existé ? Et quels sont ces « besoins » du patronat ?

Avant la révolution industrielle, la formation professionnelle et l’éducation des enfants du peuple étaient essentiellement assurées par la famille (travail domestique, agricole, artisanal). Cependant, avec l’avènement de l’industrialisation, le noyau familial éclate et une grande majorité des ces enfants trainent dans les villes pendant que leurs parents sont aliénés à la machine. L’École va alors avoir pour mission de les éduquer, de les socialiser et de leur inculquer l’amour de la patrie et le respect des institutions en place.

Une demande de qualifications très contrastée

Au tournant du XXème siècle, les nouvelles avancées technologiques, la croissance des administrations et le développement des emplois commerciaux demandent davantage de main d’œuvre. Cependant, cette demande est très contrastée. D’une part, le mode de production fordiste réclame des ouvriers effectuant des tâches simples, répétitives ne demandant aucune qualification. Mais, d’autre part, une main d’œuvre plus qualifiée est requise pour entretenir les machines, installer les réseaux électriques… Le marché du travail a donc besoin d’ouvriers qualifiés, de techniciens, d’ingénieurs.

Pour répondre à cette demande de qualification très contrastée, l’École est progressivement organisée en filières. Les élèves venant des classes sociales plus aisées poursuivent, comme par le passé, des études générales. Quant aux enfants du peuple, une majorité d’entre eux continuent d’aller au travail dès la fin de l’école primaire alors que les plus méritants, une minorité croissante, fréquentent des filières techniques et professionnelles formant des ouvriers spécialisés, des employés, des techniciens…

Prospérité et massification

La période des Trente Glorieuses est une période de succès économiques et de mutations technologiques. Tandis que des secteurs grands consommateurs de travail manuel peu qualifié (agriculture, charbonnage, carrière…) déclinent, de nouveaux secteurs gourmands en main d’œuvre qualifiée prospèrent (sidérurgie, électronique, garages, administrations publiques…). Il faut donc élever rapidement le niveau général de formation ainsi que le nombre de travailleurs qualifiés pour répondre aux demandes du patronat. Pour ce faire, l’enseignement général, jusqu’alors réservé à l’élite, ouvre ses portes aux enfants d’extraction populaire, de plus en plus nombreux à le fréquenter.

Cette massification élève le niveau moyen de scolarisation de toutes les classes sociales. On ne peut cependant pas parler de démocratisation de l’enseignement car une sélection des élèves s’opère à l’intérieur de l’École divisée en filières. Les enfants du peuple ne sont donc plus exclus de l’école secondaire mais sont envoyés, en majorité, dans des filières de « second rang ».

L’École au service de l’entreprise

Les conditions qui avaient permis cette massification de l’enseignement secondaire sont bouleversées par la crise économique qui éclate au milieu des années 70. Cette crise, que l’on croyait d’abord locale et passagère, s’installe et se mondialise. L’État, qui s’était endetté durant les Trente Glorieuses, freine les dépenses publiques et soumet les politiques d’enseignement à une forte contrainte d’austérité[2]En Belgique, les dépenses publiques d’éducation chutent et on passe de 7% fin des années 70 à un peu plus de 5% du PIB à la fin des années 80..

Dans un rapport publié en 1989, l’European Round Table (ERT), regroupant 17 des plus importants dirigeants industriels européens[3]Thyssens, Olivetti, Siemens, Fiat, Shell, Saint Gobain, Philipps, Renault, Volvo, Nestlé, … Aujourd’hui l’ERT rassemble 60 dirigeants industriels européens et est présidée par Carl-Henric Svanberg (PDG d’AB Volvo)., réclame une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes. Ces industriels déplorent que « l’industrie n’a[it] qu’une très faible influence sur les programmes enseignés »[4]ERT, « Éducation et Compétence en Europe », 1989.. En février 1995, dans une nouvelle publication, l’ERT insiste : « La responsabilité de la formation doit, en définitive, être assumée par l’industrie ». Elle regrette que « le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil des collaborateurs nécessaires à l’industrie ». De manière plus claire encore, elle déclare que « l’éducation doit être considérée comme un service rendu […] au monde économique »[5]ERT, « Une éducation européenne, vers une société qui apprend », février 1995..

Leur appel sera entendu par Édith Cresson, alors commissaire européenne en charge de l’Éducation, qui publie dès novembre 1995, le livre blanc « Enseigner et apprendre – vers une société cognitive ». Elle y fait directement référence au rapport de l’ERT qui « a insisté sur la nécessité d’une formation polyvalente fondée sur des connaissances élargies, développant l’autonomie et incitant à « apprendre à apprendre » tout au long de la vie »[6]Commission des Communautés européennes, « Enseigner et apprendre – vers la société cognitive », novembre 1995, pp.11-12..

Afin de rendre l’Europe plus compétitive, le citoyen européen sera sommé de faire « un effort d’adaptation en particulier pour construire soi-même sa propre qualification en recomposant des savoirs élémentaires acquis ici ou là »[7]Ibid., p.2..

Dans cette prétendue « société de la connaissance », le savoir revêt une grande importance économique et l’École a un rôle primordial à jouer : former le capital humain utile aux entreprises. Cet objectif est au centre de toutes les politiques éducatives européennes.

Des compétences-clés et un marché du travail polarisé

Mais comment former ce capital humain afin qu’il réponde, de manière optimale, aux besoins du patronat ? Comment définir les savoirs que l’École doit transmettre à tout futur travailleur afin d’assurer son employabilité ?

Hormis la question, essentielle à nos yeux, du rôle de l’École – doit-elle former des citoyens, des travailleurs… ? – un autre problème surgit : peut-on vraiment prévoir les besoins en formation ? En effet l’instabilité économique, dans un monde globalisé en perpétuelle crise, et le recours à l’innovation, dans une logique de concurrence exacerbée, rendent l’environnement productif de plus en plus imprévisible. En outre, le marché du travail est fortement polarisé puisqu’il réclame à la fois des travailleurs hautement qualifiés en grand nombre mais propose aussi massivement des emplois dans le secteur des services demandant peu ou pas de qualification.

Ainsi, pour répondre tant à une demande croissante de flexibilité de la main d’œuvre qu’à une polarisation du marché du travail, l’École doit s’adapter et orienter son enseignement non plus vers des savoirs jugés trop rapidement obsolètes, mais vers l’acquisition de compétences-clés assurant l’employabilité et l’adaptabilité des futurs travailleurs.

Ces compétences-clés, définies par la Commission européenne en 2006 et légèrement adaptées en 2018, regroupent des « hard skills » et des « soft skills ». Les premières englobent les compétences de base (compétences en lecture et écriture, en langues, en ingénierie et les compétences numériques). Les « soft skills », quant à elles, reprennent les compétences transversales permettant à tout citoyen de s’adapter aux changements de la société. Ainsi la « capacité d’apprendre à apprendre » développera l’aptitude « à réfléchir sur soi-même, à gérer efficacement le temps et l’information, à travailler en équipe dans un esprit constructif, à faire preuve de résilience et à gérer personnellement son apprentissage et sa carrière »[8]Recommandation du Conseil du 22 mai 2018 relative aux compétences-clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie, p.10.. Tandis que les « compétences entrepreneuriales » développeront « l’aptitude à travailler isolément ou en équipe, à mobiliser des ressources (personnes et objets) et à soutenir l’activité. […] La faculté de communiquer efficacement et de négocier avec d’autres personnes est essentielle, ainsi que celle de faire face à l’incertitude, à l’ambiguïté et au risque dans le cadre d’une prise de décisions éclairées »[9]Ibid., p.11..

Ces compétences-clés définissent donc la formation de base que tous les élèves doivent désormais recevoir dans un tronc commun s’étendant généralement jusqu’à 15 ou 16 ans.

Compétences ou qualifications

Ces compétences-clés, évaluées lors des tests Pisa[10]Programme International pour le Suivi des Acquis organisé par l’OCDE depuis l’an 2000., sont jugées particulièrement importantes car elles sont requises dans à peu près tous les emplois, qu’ils soient hautement qualifiés ou faiblement qualifiés. En effet, dans des secteurs de pointe technologique requérant de hautes qualifications, les innovations sont incessantes et l’enseignement ne pourrait suivre le rythme de ces dernières. Il est donc essentiel, pour le patronat, que ces futurs travailleurs développent leur « capacité d’apprendre à apprendre tout au long de la vie » et leurs « compétences entrepreneuriales » telles que définies précédemment. Les futurs ingénieurs, informaticiens, scientifiques… pourront dès lors mieux gérer, tout au long de la vie, leur capital humain en l’enrichissant des compétences spécifiques propres à leur emploi.

Dans les secteurs des services, où beaucoup d’emplois ne demandent que peu ou pas du tout de qualification, ces mêmes compétences transversales sont également recherchées car elles garantissent l’adaptabilité et la flexibilité des travailleurs.

Cependant, d’autres secteurs, plus traditionnels, réclament des qualifications plus spécifiques. Les PME et les artisans indépendants sont plutôt à la recherche d’ouvriers qualifiés en soudure, maçonnerie, menuiserie… Pour ces « petits patrons », le savoir-faire professionnel est primordial et le tronc commun apparaît comme un obstacle à une orientation précoce vers les filières techniques et professionnelles. Ils plaident donc pour un renforcement de la formation pratique et pour la revalorisation de l’enseignement professionnel.

Transformer le lycée professionnel

Sous la pression, d’une part, des organisations internationales (OCDE, Commission européenne…) et d’autre part des lobbies patronaux tels que l’ERT, de nombreux pays se sont lancés dans des réformes sur les compétences avec un tronc commun réduit à l’apprentissage de vagues compétences de base.

Cependant, les demandes de certains secteurs patronaux, qui représentent un vivier important d’emplois, ne pouvaient être ignorées. Ces derniers se plaignent en effet de ne pas trouver de main d’œuvre qualifiée et réclament un enseignement professionnel à la hauteur de leurs attentes.

Jean-Michel Blanquer les a bien entendus et leur répond via une grande réforme du lycée professionnel. Ainsi, dans un partenariat avec les entreprises et les besoins des Régions, les lycéens fréquenteront des campus « nouvelle génération » regroupant organismes de formation et entreprises. Grâce à une « meilleure » orientation vers les métiers de demain, ils pourront consolider leurs savoir-faire, savoir-être tout au long de formations « adaptées à la réalité économique, aux enjeux d’avenir » et intégrant l’apprentissage en entreprises[11]Dossier de présentation « Transformer le lycée professionnel : former les talents aux métiers de demain », Ministère de l’Éducation Nationale, 2018..

La synthèse parfaite est donc assurée. Les compétences-clés, utiles à la bonne gestion du capital humain, sont travaillées, au collège, avec tous les élèves. Par la suite, tel le marché de l’emploi, les études, sont fortement polarisées. Certains élèves, en majorité issus de milieux favorisés, poursuivent des études générales les menant aux emplois demandant de hautes qualifications. Les autres fréquenteront des lycées professionnels où ils seront directement formés par l’Entreprise selon les attentes du patronat.

Certes l’École a pour mission de former de jeunes travailleurs. Mais, à nos yeux, l’objectif principal de l’enseignement obligatoire est de former des citoyens critiques, capables de comprendre et de transformer le monde et non du capital humain adaptable et flexible répondant aux attentes du patronat.

Cécile Gorré
Professeur de français
et présidente de l’Appel pour une École démocratique (APED)

Bibliographie

Philippe Hambye, Jean-Louis Siroux, Le salut par l’alternance – Sociologie du rapprochement école-entreprise, La Dispute, 2018.

Nico Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’école – L’enseignement européen sous la coupe des marchés, Aden (coll. Epo), 2005.

Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise – Le néolibéralisme à l’assaut de l’enseignement public, La Découverte, 2010.

Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément & Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2012

Notes[+]