Danièle Linhart,  Lucien Sève,  Numéro 21

Révéler ses talents au travail. Pour qui, pour quoi ?

La modernisation managériale a largement contribué à personnaliser la relation de chacun au travail. Progressivement se sont instaurés les objectifs individuels (y compris sur les chaines de montage pour les opérateurs) assortis d’évaluations du travail accompli, réalisées lors d’entretiens avec le supérieur hiérarchique. En dépendent les primes, les formations, les carrières, les salaires et éventuellement le maintien dans l’entreprise. Cette modernisation nous a sorti du « à travail égal, salaire égal » et chacun « négocie » désormais son destin individuellement dans l’entreprise. Elle révèle une forme de management axé sur une mobilisation de la subjectivité des salariés qui stimule leurs besoins de reconnaissance, leurs désirs d’être distingués pour leurs qualités non seulement professionnelles mais aussi personnelles, et ce afin d’obtenir d’eux qu’ils réalisent « de leur plein gré » un travail dont la finalité et les critères de qualité et de rentabilité sont décidés en dehors d’eux. (Linhart, 2015)

L’idéologie managériale déployée à travers différents dispositifs RH, s’emploie à créer les conditions pour que les salariés s’impliquent à fond, visent l’excellence, cherchent à se dépasser, acceptent de sortir de leur zone de confort, prouvent leur adaptabilité, et leur résilience en répondant du mieux possible aux injonctions de la hiérarchie. La contrepartie réside dans la qualité de la notation et des avantages qui en relèvent, elle se situe également sur le registre narcissique (de Gaulejac). Respecter ces règles du jeu leur permet, selon la rhétorique managériale, de se découvrir eux-mêmes, de mobiliser et mettre en valeur des qualités, des dons qui leur sont propres et jusqu’alors inexploités, dans la logique du développement personnel régulièrement mis en avant. Cela leur permettrait de développer et révéler leurs talents, aux yeux de leurs collègues (concurrents), de leurs clients, de leur hiérarchie ainsi qu’à leurs propres yeux. Certains managers s’autorisent à fixer comme objectifs à leurs subordonnés, « Rendre l’impossible possible  », « Étonnez-nous  », « Révélez-nous qui vous êtes vraiment » pour inciter leurs subordonnés à mêler dans le travail, performance et développement de talents qui seraient basés sur des dons inexploités. Les directions affichent explicitement leur volonté de recruter des talents, sans en définir l’origine et contenu. Ce terme est censé parler de lui-même et attirer les « meilleurs  » sur la base d’un besoin personnel de reconnaissance.

Mais quelle est la nature de ces dons et de ces talents ?

S’ils ne sont guère explicitement définis, on peut tenter de les cerner dans le cadre des organisations très particulières qui caractérisent le monde du travail contemporain. Nombre de sociologues, psychologues et ergonomes ont mis en évidence les tensions, contradictions et paradoxes inscrits au cœur du « management post taylorien  ». Alors que sont mis en avant l’autonomie, la réactivité, le sens de l’initiative des salariés, les directions déploient des organisations où les critères d’efficacité, comme les procédures, les protocoles, les méthodologies, les process, les bonnes pratiques sont mises au point le plus souvent par des experts de cabinets de consultants à distance du terrain (Dujarier) et donc sans tenir compte de la professionnalité, des compétences, de l’expérience et des points de vue de ces mêmes salariés. La définition du travail garde ainsi, dans l’héritage taylorien, une dimension abstraite, quantifiée, contraignante et de contrôle, indifférente à la réalité concrète de l’activité professionnelle. Le talent résiderait alors dans la capacité à résoudre les contradictions et parvenir à donner opérationnalité, intelligence, efficacité et rentabilité à des modes prescrits, contraints et contrôlés du travail.

Le don devient l’aptitude à déployer des qualités professionnelles, personnelles, en phase avec la culture de l’entreprise, sa philosophie, ses intérêts économiques, pour réaliser des actions qui forcent l’admiration de la hiérarchie, des collègues et clients.

Les dotés de talents sont ceux qui font la démonstration de leurs capacités inventives à intérioriser des objectifs et impératifs auxquels ils ne sont pas nécessairement prédisposés, et à trouver des solutions rapides, adaptées, efficaces, innovantes. Le talent relève ici d’une capacité à intégrer des valeurs, des critères imposés et à déployer des modalités intelligentes, réactives, voire inattendues d’aménagement des contraintes pour rendre le travail performant et attractif pour ses destinataires. Le don devient l’aptitude à déployer des qualités professionnelles, personnelles, en phase avec la culture de l’entreprise, sa philosophie, ses intérêts économiques, pour réaliser des actions qui forcent l’admiration de la hiérarchie, des collègues et clients. Il démontre une supériorité (quel que soit son mode d’acquisition), qui impose la reconnaissance, à ses propres yeux comme à ceux des autres. Il permet de réconcilier les intérêts des salariés et de la direction. L’entreprise, telle qu’elle est unilatéralement organisée par ses dirigeants, devient le lieu propice à la révélation, le développement et la mobilisation des dons et des talents, pour le plus grand bien de leurs intérêts et ceux également des salariés reconnus pour ces ressources de qualité. Ces ressources se déclinent ainsi essentiellement dans la capacité à comprendre ce qu’on attend d’eux, la capacité de se mouler dans le personnage convoité par le management moderne, « le conformiste inventif, étonnant et toujours adapté  » et à s’y réaliser par des actes performants. La performance doit s’entendre ainsi dans les deux sens, celui de la performance économique et celui de la performance (œuvre d’art) qui permet à l’acteur (professionnel en l’occurrence) de se faire voir, de capter l’attention des autres et se faire reconnaître. Le talent, est ainsi construit et révélé au prisme de la pensée managériale dans le cadre d’un rapport de forces permanent mais dénié où il faut asseoir la domination et l’emprise de la direction.

Auparavant, dans le cadre des organisations tayloriennes classiques, durant les Trente Glorieuses, le don, le talent, n’étaient pas absents, ni ignorés au sein des milieux de travail ouvriers. Ils avaient leur place, et étaient reconnus comme tels dans les conditions spécifiques du rapport de forces de l‘époque. Dans la logique taylorienne qui prétendait éradiquer toute subjectivité des salariés du déroulement du travail, la reconnaissance des talents, le jugement de leur valeur ne revenait pas à la hiérarchie ou la direction, mais au collectif de travailleurs qui s’accordait à les identifier chez certains de leurs collègues. Ceux que Hatzfeld (2002) décrit comme les virtuoses suscitaient l’admiration par les qualités exceptionnelles qu’ils déployaient dans l’accomplissement de leur travail. Ils étaient capables d’aller plus vite, de faire mieux, sans fatigue et avec panache, que ce qui était prescrit. Ce talent était perçu comme une ressource collective. Car s’il permettait à leurs détenteurs, de gagner du temps sur les temps, et de s’octroyer un peu de répit pour souffler, il leur permettait aussi d’aider les autres, en prenant en charge une partie de leur travail, il leur permettait aussi de les protéger de l’autoritarisme de la hiérarchie grâce au pouvoir d’influence qu’ils avaient gagné. Paradoxalement, leur talent (dextérité, vitesse, ficelles de métier inventées, adaptation rapide, parfaite maîtrise etc.) renforçait la pensée organisatrice taylorienne, en rendant ici aussi opérationnelles et efficaces des prescriptions qui étaient souvent trop abstraites par rapport à la réalité concrète du travail. Mais à la différence des salariés du management contemporain, ces virtuoses faisaient l’admiration de leurs collègues parce qu’ils s’inscrivaient, subjectivement et objectivement dans une contestation de l’organisation tayloriste par leur habilité, leur dextérité, inventivité qu’ils déployaient en marge des prescriptions. Le but n’était pas d’augmenter la productivité, ni la rentabilité, c’est à dire d’adhérer à l’idéologie taylorienne et au management qu’elle impliquait. Il était au contraire de démontrer sa violence qui récuse tout droit aux ouvriers de peser sur la définition des méthodes de leur travail en les contraignant par la décomposition des tâches et des modes opératoires extrêmement détaillés. Il était de démontrer son injustice qui consiste à dépouiller les ouvriers d’une grande partie de la rentabilité de leur travail. Il était de reconquérir pour la dignité des parcelles du métier en mobilisant des capacités ouvrières non reconnues, constituées et déployées grâce à l’expérience et des dispositions personnelles.

C’était ainsi une sorte de pied de nez à la pensée managériale qui prétend détenir l’exclusivité des connaissances nécessaires à la définition des pratiques de travail. Ces capacités, ces qualités professionnelles qui s’expriment à travers une virtuosité dans la manière de faire, recevaient une reconnaissance et validation collectives, sur la base de valeurs communes (politiques, syndicales, citoyennes, morales) et du sentiment de partager un même destin. Le talent se trouvait alors défini comme une capacité d’insérer au sein d’une organisation prescrite, des prouesses, des manières admirables de travailler qui défient le statut d’exécutant inscrit dans l’organisation taylorienne et apparaissent alors comme d’une grande beauté, au même titre qu’une œuvre d’art, par la puissance de ce qu’elle évoque pour tous, de ce qu’elle est capable de véhiculer, en termes de sens, de valeur du travail, de rapports de force. Au delà de l’aide concrète procurée aux collègues par ces virtuoses, il y a quelque chose de l’ordre de la rédemption : les ouvriers sortent de leur statut de subordination complète, s’arrogent la possibilité de faire autrement. Entre démonstration, transmission de savoirs faire clandestins, solidarité, complicité, entraide, le talent émerge, est reconnu et célébré au sein d’interactions clandestines qui revalorisent les uns et les autres.

Le talent, un don très contextuel

Le talent tel qu’évoqué au sein du management moderne et celui entrevu au sein des collectifs d’ouvriers en milieu taylorien ne relève pas du même registre. Dans le premier cas, le talent est rapporté à des qualités d’ordre personnel, la qualité d’adaptation, la résilience, le goût du risque et de l’aventure, la réactivité, l’intériorisation des valeurs et des objectifs de la direction. Il est requis, stimulé et évalué par la hiérarchie, en fonction de sa conformité avec les critères de rentabilité, productivité choisis par elles. Il s’agit d’un talent conforme à ce qui est stipulé par le management, et qui se définit et s’affiche comme tel. Les salariés de talents y trouvent, de leur côté, la reconnaissance qu’ils recherchent

Dans le deuxième cas, l’évaluation du don, du talent est collective, elle se fait par les pairs, et se porte sur la dimension strictement professionnelle, dans le cadre d’un rapport de forces inscrit dans la conscience collective des ouvriers.

Dans le premier cas, la mise en scène du talent exclut toute remise en question des fondements et de la logique managériale. Est talentueux celui qui a intériorisé la culture, les règles du jeu managérial et qui est en mesure de déployer une activité intense, inventive, réactive, surprenante, pour donner intelligence, consistance et réalité à des prescriptions qui restent à un niveau d’abstraction problématique. Ce qui est requis et reconnu au titre du talent est une capacité exceptionnelle d’innovation et adaptation dans un esprit conformiste. Il faut consentir au modèle pour chercher en permanence à le rendre, avec talent, plus efficace.

Autant, les talents, les qualités ou dons étaient mobilisés par les ouvriers comme une sorte de rébellion, contre l’autorité hiérarchique, contre les ingénieurs, qui prétendaient être les seuls à savoir comment le travail ouvrier devait s’organiser, autant le talent requis dans le cadre du management contemporain, celui qui permet d’être recruté, promu, récompensé symboliquement et matériellement, s’inscrit dans le consentement, et l’absence de remise en question de la subordination qui est au cœur de la relation salariale. On pourrait parler de don de soi au service d’une rationalité imposée, dans des conditions imposées.

La notion, la définition du don, du talent évolue donc en fonction du contexte économique, social et politique : elle représente un enjeu et chaque partie du rapport de forces que constitue l’entreprise capitaliste, est porteur d’une vision de ce qu’est et doit être le talent. Le virtuose contestataire d’un côté, inséré dans un collectif solidaire, le salarié conformiste, de l’autre, ayant intériorisé, sur un mode narcissique, l’idéologie dominante et sa position de subordonné.

Danièle Linhart
Sociologue du travail.
Directrice de recherche émérite au CNRS.
Membre du Laboratoire GTM-CRESPPA

Bibliographie

Dujarier, M. A., Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, Poche, 2017.

Gaulejac (de), V., La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Points, 2014.

Hatzfeld, N., Les gens d’usine. Peugeot Sochaux ; 50 ans d’histoire. Paris, L’Atelier, 2002.

Linhart, D., La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale, Toulouse, Erès, 2015.