Christine Passerieux,  Fondamentaux ou fondements ?,  Numéro 31

Quels fondements 
pour entrer 
dans les apprentissages scolaires  ?

On ne naît pas élève, on le devient. Et il faut réunir pour cela des conditions, que ne remplissent pas les « fondamentaux », brutalement importés de l’école élémentaire, qui mettent gravement en danger le rôle spécifique de l’école maternelle dans la construction de la scolarité future et de l’avenir des enfants. L’aggravation des inégalités est en jeu, et nécessite de concevoir la première scolarisation comme fondement d’une réelle culture pour tous.

Construction d’inégalités dès l’entrée dans la scolarité

L’école maternelle comme l’ensemble du système éducatif attend des enfants déjà constitués en élèves, l’élève « normal » étant celui qui est, dès son arrivée à l’école, en connivence culturelle avec les pratiques qui y ont cours. C’est en naturalisant le développement que l’idéologie dominante opère un tour de passe-passe qui consiste à prétendre, comme le faisait Blanquer, que « nous avons tous des talents différents ». Cette naturalisation peut être biologique (les « dons »), socioculturelle (le handicap dans une falsification de la théorie bourdieusienne) ou encore psycho-médicale. La première incidence est « l’adaptation aux besoins particuliers » par l’individualisation des apprentissages. Les individus ne sont plus des sujets et se trouvent assimilés à leurs productions. Lorsque n’est pas interrogée la nature de ce qui pose problème aux enfants dès la petite section, ceux-ci deviennent des « élèves-à-problèmes » et leurs difficultés, pourtant inhérentes à tout apprentissage, des « déficits ». La boucle est bouclée : les enfants sont naturellement différents et les différences sont à l’origine de leurs difficultés. Cette démonstration magistrale fait l’impasse sur les missions de l’école maternelle, premier lieu institutionnalisé de confrontation entre les modes de socialisation familiale et les exigences de la socialisation scolaire, où l’hétérogénéité des entrants se manifeste fortement, du fait de leurs origines socioculturelles.

L’absence d’un réel travail sur ce qu’implique pour les enfants le passage du milieu familial au milieu scolaire conduit à surestimer ou sous-estimer les disparités entre élèves ce qui, dans les deux cas, renforce les écarts. La confrontation positive lorsqu’elle favorise l’individuation entraîne un « apprentissage douloureux de la domination1 », qui isole, lorsque n’est pas pris en compte le véritable changement de posture exigé pour plus de 50% d’entre eux, changement de posture qui nécessite des apprentissages, à l’école et par l’école.

Ainsi, aux inégalités sociales s’ajoutent les inégalités scolaires, dès la première scolarisation. Tout est à apprendre pour des enfants massivement issus de milieux populaires : le rapport au temps et à l’espace, scandés par un découpage du temps qui répond à de nouvelles exigences d’organisation de la journée et des apprentissages ; le rapport aux autres, qui, si les affects demeurent, est également structuré par une relation sociocognitive particulière (enseignant, ATSEM, pairs, direction…) ; le rapport à l’activité, qui même lorsqu’elle fait écho à des activités familières, n’en a pas les mêmes intentions ; le rapport à la tâche et à l’apprentissage dans des modalités et des finalités nouvelles.
Le sentiment d’étrangeté, voire d’extériorité à ce nouveau milieu est renforcé. Soumis à des prescriptions totalement inadaptées à leur développement, où le simple s’avère complexe, les enfants/élèves se sentent responsables de leurs échecs voire coupables. C’est ce dont témoigne Barak, 4 ans, lors d’un entretien avec un chercheur qui étudie les logiques de domination à l’école maternelle, en s’attribuant le terme de « nigaud2 ».

Dans ce contexte inégalitaire, les enseignants sans formation, produits de la réussite scolaire, n’identifient pas nécessairement, parfois à leur insu, la nature des difficultés rencontrées par certains de leurs élèves, ni leurs conséquences, et peuvent adopter des postures qui créent ou renforcent les malentendus, en privilégiant les explications naturalisantes jusqu’à se retrouver eux-mêmes en difficulté. L’introduction des « fondamentaux » à la maternelle, (définie par les programmes comme une « école particulièrement bienveillante »), s’inscrit dans un projet ségrégatif sur le long terme, pour mieux justifier et augmenter les inégalités croissantes.

Développement vs naturalisation

Il est temps de lire/relire les chercheurs et pédagogues des XX° et XXI° siècles qui nous donnent des clefs pour comprendre en quoi « le retour aux fondamentaux » est un retour à une idéologie tant conservatrice que réactionnaire et pour nous en émanciper. Pour Lucien Sève « on méconnaît trop souvent à quel point de profondeur [la] naturalisation fait corps avec la façon libérale […] de penser l’humain3 ». D’où sa dénonciation, forte et totalement en rupture, de l’existence des « dons » qui proviendraient d’un ‘dedans biologique’, lorsqu’il écrit que « le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà d’elle le monde social4 ». Il ajoute que « la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du dialogue ».

En effet, l’assignation récurrente des enfants, dès trois ans, à une ‘nature’ qui les définirait est oublieuse (?) du fait que c’est dans la confrontation de ses différents milieux, conçus par Henri Wallon comme culturels et sociaux, que chacun se développe. L’école, milieu spécifique, doit préparer « l’émancipation de l’enfant, qui vit encore encastré dans sa vie familiale5  » pour tendre « vers le lendemain des élèves ». Encore faut-il que cette confrontation, productrice de transformations dans le rapport à l’école, aux apprentissages, aux autres, à soi et au monde soit mise en travail et ce, prioritairement à l’école maternelle. C’est en cela que la première école trouve sa spécificité en donnant à toutes et tous les outils pour se déprendre de leurs habitus et s’engager dans ce qui, pour nombre d’entre eux, est encore inconnu. « […] l’éducation ne doit laisser en friche aucune des possibilités culturelles de l’enfant, sans pour autant laisser son particularisme s’hypertrophier et lui rendre difficiles ses rapports avec la vie réelle et la pensée commune6 ». Le commun n’est pas le « pareil », « l’identique » mais bien ce qui permet d’exister dans un groupe, en étant porteur d’une histoire, d’une culture à la rencontre d’autres histoires, d’autres cultures, pour se construire comme sujet singulier, dans un long processus d’acculturation à la socialisation scolaire. L’apprentissage étant toujours une prise de risque (déstabilisation, conflit de loyauté…), l’école maternelle doit accueillir les enfants sans les assigner à leurs origines, sans non plus les contraindre à les renier. L’hétérogénéité n’est plus alors un empêchement mais un levier.

Le développement des enfants est un mouvement, non linéaire, fait d’avancées et de régressions, permis par des situations d’apprentissage qui reconfigurent le « déjà là » et leur font découvrir que non seulement les savoirs scolaires les concernent mais qu’ils peuvent aussi y prendre goût. Interpellés, tant d’un point de vue émotionnel que cognitif, ils s’inscrivent alors dans un processus spiralaire, où le plaisir provoque la curiosité face à de nouvelles situations, invite au questionnement avec les autres pour créer du sens. Ils font l’expérience du rôle du groupe qui « dépasse les rapports purement subjectifs de personne à personne7 », permet d’affiner sa pensée, voire de changer d’avis par la découverte de l’argumentation et du débat.

Des fondements… fondamentaux

Les « fondamentaux » à l’école maternelle renforcent une représentation des apprentissages centrés sur le ‘faire’, représentation importée du hors l’école par les élèves et aggravée par le dogme ministériel : s’exercer, mémoriser, restituer. Les enjeux cognitifs de ces prescriptions pour seul viatique, sont de faible valeur et ne peuvent être ‘spontanément’ identifiés par les élèves. Or à l’école, et donc dès la maternelle « il s’agit d’apprendre en faisant, en s’exerçant, plutôt que d’apprendre à faire, par un retour réflexif sur l’objet de l’activité et sur le cheminement suivi (obstacles, résistances, aides et appuis) pour passer du réussir au comprendre8 ». Le « bien-être » proclamé à l’envi dans les prescriptions ministérielles en dépend, et ce, bien après l’école maternelle.

Apprendre l’école pour apprendre à l’école9, est au fondement d’une école maternelle égalitaire, prenant en compte la dimension sociocognitive et langagière des apprentissages particulièrement différenciatrice, dès les premières années de la scolarité. L’activité cognitive, pour être convoquée, doit être instruite et construite, dans un cadre où les savoirs et les exercices sont liés, en cohérence, et non fragmentés ou parcellaires, afin de construire la culture scolaire. Il revient à l’école d’enseigner l’usage cognitif du langage afin que cessent les implicites et les malentendus qu’ils engendrent pour les élèves comme pour les enseignants.

L’autonomie cognitive, progressive, est rendue possible par la conscientisation de ce qu’est le travail scolaire. Enseigner en maternelle, c’est créer les conditions pour que tous les enfants/élèves soient en mesure d’identifier les buts d’une activité (cheminer en équilibre sur une poutre, écrire un mot afin d’être lu, rechercher les indices dans un texte qui préparent à sa chute…) ; identifier une cohérence entre différentes activités ; utiliser des opérations cognitives (comparaisons, catégorisations, énumérations, questionnements, anticipations…) ; s’emparer des mots de l’apprentissage pour les utiliser (observer, écouter, réfléchir…) ; analyser collectivement des productions au regard de la consigne donnée et apprendre que l’erreur loin d’être une faute est un levier ; s’approprier différents outils en fonction de leur usage. Nombre de pratiques en font la preuve. Les « pédagogistes », vilipendés par la droite et les extrêmes droites, auraient-ils raison ?

Ainsi et pour exemple, loin du rituel question/réponse (qui ne s’adresse qu’à ceux qui savent déjà), la question « pourquoi la galette a été mangée par le renard ? » permet de comprendre qu’il ne suffit pas d’en faire le constat (« parce que l’histoire elle est finie » dit une élève) ou de réciter la chronologie des évènements dans un texte, pour en percevoir l’intention. Il y faut parfois d’autant plus de temps que les enfants/élèves sont jeunes, et que leur développement ne coïncide pas toujours immédiatement avec les apprentissages nouveaux. Les questions « pourquoi ? » ou encore « comment » ouvrent de nouveaux horizons, et par là même un nouveau désir, celui d’aller chercher ce qui se cache derrière les mots. Plutôt que de subir un enseignement sans signification qui appelle à l’exécution comme le font les « fondamentaux », les enfants doivent apprendre – c’est-à-dire comprendre en le vivant dans le quotidien de la classe – que, plus que la (bonne) réponse, est attendue d’eux une réflexion dont ils sont capables. La confiance en leurs capacités leur épargne la douloureuse alternative entre se soumettre ou se démettre.

Une école maternelle qui enseigne plutôt que de formater

Ce qui est fondamental à l’école maternelle, c’est d’enseigner à chacun et à tous les gestes d’étude qui autorisent à prendre une place active dans l’apprentissage : cette finalité se trouve empêchée par de prétendus « fondamentaux », dont le simplisme impose une conception aussi erronée des savoirs (quand le langage est assimilé à la langue) que fautive (quand l’exécution de tâches tient lieu d’apprentissage).

Les jeunes enfants montrent, si l’on veut bien les entendre, qu’ils sont capables d’exercer leurs pensées, y compris une pensée critique dans une école qui a une mission plus ambitieuse que la seule préparation mécaniste à la poursuite de la scolarité et aux évaluations cumulées. Évaluations qui, réduites à des contrôles, ont pour fonction de valider l’acquisition de « fondamentaux » sans s’intéresser aux cheminements des enfants/élèves, à leurs questionnements, à leurs connaissances, à ce qui fait leur intelligence définie comme « une certaine manière « ‘’de faire quelque chose’’, d’effectuer certaines tâches, de résoudre certains problème10 ». C’est en s’adressant à tous, et particulièrement à ceux qui n’ont que l’école pour apprendre à l’école, que l’école pourra tenir sa promesse émancipatrice.

Christine Passerieux
Rédactrice en chef de carnets rouges

  1. Mathias Millet, Jean-Claude Croizet, L’école des incapables ? La maternelle, un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016. ↩︎
  2. Ibid. ↩︎
  3. Lucien Sève, Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme, Carnets rouges n° 5, décembre 2015. ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Henri Wallon. L’enfant et ses milieux, Hachette Éducation, 1999. ↩︎
  6. Jean-Yves Rochex, « L’enseignement en France », repris dans Lecture d’Henri Wallon, 1963. ↩︎
  7. Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Henri Wallon, Op. cit. ↩︎
  8. Élisabeth Bautier, La langue et le langage en maternelle pour devenir élève, in Christine Passerieux (dir), Construire le goût d’apprendre à l’école maternelle, Chronique Sociale, 2014. ↩︎
  9. Elisabeth Bautier (dir), Équipe ESCOL. Apprendre à l’école pour apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle, Chronique Sociale, 2006 ↩︎
  10. Lucien Sève, Op. cit. ↩︎