Quand maîtriser la langue écrite ne suffit plus pour lire et écrire en classe
Depuis une vingtaine d’années, les évaluations internationales (PISA, PIRLS), les programmes d’enseignement, les théories d’apprentissage qui sous-tendent les situations pédagogiques reposent sur des usages du langage et de la langue dits « littératiés ». Cette notion de littératie étendue ou élargie (Goody, 2007) signifie que la maîtrise de l’écrit, en lecture comme en écriture, ne peut être réduite à la maîtrise des seules formes écrites du système linguistique. Il s’agit, bien au-delà de cette maîtrise, néanmoins toujours nécessaire, de mobiliser des usages du langage, à l’écrit mais aussi à l’oral, supposant la mobilisation simultanée des ressources cognitives, langagières et linguistiques, des habitudes de raisonnement, de réflexion, qui s’élaborent dans la fréquentation de l’écrit et évidemment des savoirs scolaires, eux-mêmes toujours construits dans l’écrit. Il s’agit de voir dans cette évolution une modification radicale des apprentissages attendus par l’École, évolution qui s’accompagne d’une élévation considérable du niveau des exigences cognitives et langagières et donc potentiellement, si les enseignements ne les prennent pas en charge, d’un accroissement des inégalités sociales à l’école.
“ Si l’on veut éviter toute discrimination sociale, la scolarité de tous les élèves doit s’inscrire aujourd’hui dans la perspective d’une émancipation de chacun et de son insertion dans une « société du document »… ”
Ces nouvelles exigences de l’École ne peuvent cependant pas davantage être réduites à des effets de domination sociale langagière et linguistique, comme on a pu l’évoquer dans les années 70 à propos de la domination culturelle que pouvait exercer l’école à l’égard d’élèves ne partageant pas les mêmes références culturelles. Ces nouvelles exigences correspondent en effet aux différentes pratiques sociales de la société contemporaine. Dès lors, si l’on veut éviter toute discrimination sociale, la scolarité de tous les élèves doit s’inscrire aujourd’hui dans la perspective d’une émancipation de chacun et de son insertion dans une « société du document », une société dans laquelle « le monde est mis sur le papier » ainsi que la définissent Olson & Lejosne (2006). De fait, dans les situations scolaires, comme dans les situations sociales extra scolaires, l’écrit est omniprésent, en tant que référence et source des potentialités et dispositions nécessaires pour s’approprier les savoirs scolaires, mais aussi comme critère de légitimité des raisonnements et des savoirs, critère de preuve encore dans les argumentations, qu’il s’agisse des activités d’écrit et même d’oral (on peut parler d’oral littératié), de travail sur support papier ou numérique.
“ Les usages dont il est question sont davantage sollicités, voire attendus et exigés, qu’enseignés et appris alors même que tous les élèves sont loin de pouvoir les satisfaire. ”
Ce sont des manières de faire spécifiques de l’écrit et qui sous-tendent ces usages littératiés du langage qu’évaluent les items les plus différenciateurs du programme d’évaluation internationale PISA. Ils supposent la nécessité de mobiliser des usages complexes du langage : mises en relation d’éléments divers de textes et documents hétérogènes, de construction d’un raisonnement et d’une argumentation et rédaction de la réponse à la question posée. Ces usages, hormis celui de l’écrit en maternelle, sont d’ailleurs à l’œuvre dans les classes dès les premiers cycles. Notons que même les albums de jeunesse lus dès la maternelle ont évolué, leur compréhension supposant aussi une activité langagière et cognitive complexe puisqu’ils ont intégré des dimensions d’implicites, d’inférences, des connaissances culturelles complexes à mobiliser pour comprendre (Bonnéry, 2015). Cependant, les usages dont il est question sont davantage sollicités, voire attendus et exigés, qu’enseignés et appris alors même que tous les élèves sont loin de pouvoir les satisfaire. En effet, la formation des enseignants n’intègre que très rarement les résultats des recherches (Rochex Crinon, 2011) sur les obstacles que rencontrent les élèves de milieux socioéconomiques défavorisés avec ces usages du langage et de la langue qui leur sont peu familiers. Usages sous-tendus par les pratiques d’écrit même quand il s’agit d’oral.
Un obstacle lié aux supports écrits de la classe : comprendre aujourd’hui des textes et des documents ?
Aujourd’hui très souvent, trop souvent encore, l’accent est mis sur la compréhension linéaire du texte (phrase après phrase, page après page) et la recherche d’informations, qui permettent de répondre à des questions en qui, quoi, quand, où ; les élèves français sont d’ailleurs maintenant bons dans ce domaine comme le montrent les évaluations nationales et internationales. Cependant, la compréhension des buts du texte, de son argumentation, des phénomènes que le texte travaille et qui répondent à des questions en comment et pourquoi est aussi souvent laissée au second plan. En conséquence, cette compréhension complexe et nécessaire afin que les élèves apprennent à travailler avec des documents n’est que peu enseignée. De plus, la centration sur la compréhension linéaire et la recherche d’informations est d’autant plus pratiquée qu’elle est considérée par les enseignants comme plus facile pour tous les élèves – ce qui est juste – mais ne résout évidemment pas le problème pour les élèves qui n’ont que l’école pour apprendre ce qui fait leurs difficultés face à l’écrit à l’école.
Les difficultés des élèves se sont donc accrues, le plus souvent encore à l’insu des enseignants, avec le développement du travail, individuel ou en groupe (en îlots), à partir de documents écrits (numériques ou non), forme de travail actuellement très répandue puisque les élèves sont censés apprendre à raisonner, réfléchir, construire des connaissances, voire des savoirs en autonomie. Les documents auxquels les élèves sont confrontés sont le plus souvent des documents que les élèves n’ont pas appris à lire et comprendre dans leur construction et leur finalité et dont la compréhension, là encore est non réductible au sens de chaque partie ou élément du document. Il s’agit de documents que nous (Bautier et alii, 2012, Bautier, 2015) avons appelés « composites » car composés d’une pluralité de systèmes sémiotiques (photos, images, schémas, diagrammes, dessins, textes non linéaires), des types de texte différents (textes de savoir, questions, récit…), dont une grande partie des élèves ne sont pas familiers et dans lesquels il est nécessaire de circuler dans une lecture de mises en relation diverses et qui n’a rien de linéaire non plus. Ils ne sont pas davantage familiers pour une grande partie d’entre eux de la construction d’une signification conceptuelle, de l’identification des phénomènes, des savoirs à identifier au-delà de telle ou telle information ponctuelle. Cette activité de travail avec l’écrit très particulière (notons qu’elle est tout aussi nécessaire dans la compréhension et le travail des ressources numériques) n’est que rarement considérée comme un véritable obstacle. Elle est proposée comme activité aux élèves en supposant au contraire que de tels documents sont riches, intéressants, attractifs et qu’il est aisé d’identifier pourquoi ces différents éléments hétérogènes sont présentés, quels problèmes ou phénomènes ils permettent de poser ou de comprendre. Ce n’est pas le cas.
Écrire pour comprendre et apprendre
La nature des écrits produits par les élèves a également largement évolué. Les écrits scolaires sont aujourd’hui loin de se réduire à la copie de résumés de cours ou à la seule rédaction ou expression écrite, c’est à dire à un genre textuel largement narratif – et qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes à de nombreux élèves mais qui fait traditionnellement objet d’attention et d’enseignement. La compréhension que nous venons d’évoquer est évaluée par un écrit produit par les élèves. Certes, cet écrit peut parfois se limiter à l’usage de phrases à compléter par des mots du texte, c’est souvent le cas dans les classes où les élèves ont des difficultés avec l’écrit ; mais il peut s’agir aussi de rédiger une synthèse, un résumé qui sont des écrits d’une grande exigence cognitive et langagière. Les écrits sollicités peuvent être également des comptes rendus, des commentaires de documents, des textes d’élaboration d’une réponse à un problème à partir des documents fournis. Ces différents textes demandent de croiser sa propre expression avec les différents écrits des documents, eux-mêmes hétérogènes, nous l’avons dit. Au delà des seules sources écrites, il peut même s’agir de produire un texte cohérent à partir d’une pluralité de sources : certes, les différents documents, les savoirs disciplinaires et leurs catégories conceptuelles, mais aussi la parole enseignante, et même l’oral collectif de la classe ou du groupe de travail. Ce type de productions écrites dans lesquels il est nécessaire d’écrire avec les « mots des autres » et les siens propres, de penser à l’intention et l’objectif de texte… ne font que rarement l’objet d’enseignement et d’apprentissage systématiques, alors même qu’ils convoquent des habitudes simultanément langagières et cognitives, des ressources linguistiques bien peu partagées.
En conclusion
Si, au moins depuis la mise en place du collège unique, l’écrit a toujours été considéré comme un facteur de difficultés pour une grande partie des élèves, les pratiques actuelles de l’écrit ne font que les accroître car elles reposent sur des usages cognitifs et langagiers spécifiques de la familiarité avec la fréquentation de l’écrit et des ressources et dispositions qu’elle construit. Nous l’avons dit, cette familiarité n’est pas présente dans toutes les familles, dans tous les environnements sociaux.
“ L’absence ou la très faible pratique systématique et accompagnée de l’écrit pour réfléchir, argumenter, rédiger avec l’oral pluriel de la classe, et l’écrit des documents est extrêmement pénalisante pour une grande partie des élèves. ”
On peut ajouter que la pratique de l’écrit en classe, du fait justement des difficultés qu’il occasionne et de la formation peu efficace dans le domaine de son enseignement, est très insuffisamment travaillée, voire évitée. Elle peut être réduite à des tâches dans lesquelles il s’agit de compléter des phrases avec des mots des textes, ou au mieux identifier les phrases pertinentes des textes et ce, justement, avec les élèves qui ont le plus besoin des apports de l’école pour développer cette pratique fondamentale dans les apprentissages des savoirs scolaires. Ceux qui n’ont que le cadre scolaire pour développer les habitudes de pensée et de raisonnement, d’argumentation qui sous-tendent les activités auxquelles ils sont confrontés. L’absence ou la très faible pratique systématique et accompagnée de l’écrit pour réfléchir, argumenter, rédiger avec l’oral pluriel de la classe, et l’écrit des documents est extrêmement pénalisante pour une grande partie des élèves.
Les échanges oraux dans la classe, aujourd’hui très valorisés en tant qu’apprentissage de la communication, sont peu pensés dans la perspective d’un apprentissage de l’écrit. En effet, le travail d’un oral littératié en classe, c’est à dire d’un usage d’un oral d’élaboration, d’un raisonnement abouti fondé sur les savoirs des disciplines scolaires et les « mots » de ces disciplines, pourrait préparer à l’écriture. Un tel point de vue sur le monde et un tel usage du langage à l’oral peut pourtant être mise en place et en œuvre dès le cycle 2 (Vinel, Bautier, 2020). Les mots des disciplines ne sont pas que des étiquettes « savantes » ou « techniques » mais, parce qu’ils désignent au contraire des propriétés, ils permettent de penser le monde autrement que de façon sensible ou affective, comme un objet de questionnement et de compréhension donc d’émancipation.
Elisabeth Bautier
Université Paris 8
Laboratoire Circeft Escol
Références bibliographiques
Bautier, É. (2015), Quand la complexité des supports d’apprentissage fait obstacle à la compréhension de tous les élèves, Spirales, n°55, p.11-20
Bautier, É. (2016), Et si l’oral pouvait permettre de réduire les inégalités ?, Les dossiers des sciences de l’éducation, n°36, p.109-129.
Bautier, É., Crinon, J., Delarue-Breton, C. & Marin, B. (2012). Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? Spirales, 53, p.63-79.
Bonnéry, S. (2015), Les albums de littérature de jeunesse, in Supports pédagogiques et inégalités scolaires, Paris, La Dispute, p.131-160
Goody, J. (2007). Pouvoirs et savoirs de l’écrit. Traduction française Claire Maniez. Paris : La Dispute.
Olson, D. R. & Lejosne, J.-C. (2006). Littératie, scolarisation et cognition. Quelques implications de l’anthropologie de Jack Goody. Pratiques, 131-132, p.83-94.
Rochex, J.-Y., Crinon, J. (2011), drs., La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 212 p.
Vinel, É., Bautier, É., (2020), Une expérience d’accompagnement d’enseignants en REP+, Diversité, 197, p.118-123
Sur le même sujet
- A propos de fondamentaux…
- Redéfinir les fondamentaux pour permettre à tous les élèves de s’approprier les outils requis par l’école : la question du langage.
- Prédicat : démocratiser la maîtrise de la langue n’est pas un problème de catégorisation grammaticale
- Oral et compétences langagières : des choix inégalitaires
- Femmes et littérature : une question politique (1)